lundi 21 novembre 2005

Le quarante et uniène saut de crapaud

Combien de fois dans une vie n’avons-nous pas rencontré des gens qui parlent pour ne rien dire ou, pire encore, parlent sans rien dire? Dans le village de notre grand-père, la notoriété publique acquise par le maréchal-ferrant, Constant John, qui exerçait encore un métier qu’avec le temps devenait de plus en plus inutile, lui laissant ainsi du temps pour s’adonner à son hobby favori, celui de se faire aller le clapais, eh! bien cette notoriété, personne ne pourrait vraiment pas la mettre en doute ou la lui ravir.

Son père et son grand-père, pendant des décennies, avaient tenu cet atelier où ils ferraient les chevaux et pouvaient, fort habilement d’ailleurs, exécuter tous les travaux de forge sollicités. Leur renommée dépassait les limites de l’Anse-au-Griffon et sur toute la côte gaspésienne le nom des John étaient le synonyme du travail bien fait. L’endroit fréquenté autant des marins que des agriculteurs avait bonne réputation. Tous appréciaient la rapidité ainsi que la précision de l’ouvrage. Mais, voilà certainement le plus beau fleuron à la couronne de leur établissement, on y retrouvait des travailleurs dont la discrétion devint légendaire.

Lorsque John, à son tour, devint le maître de céans, les choses prirent une autre tournure. Il n’est pas nécessaire de dire à quel point, ici, on craint les perturbations dans les habitudes et les modifications à la routine de la vie. Dans le temps qu’il fallut pour le dire, la boutique du forgeron devint l’antre du commérage, le lieu d’où partaient médisances et calomnies et les travaux de l’ouvrier, des ravaudages.

Le changement fut à ce point subi et brutal qu’au commencement personne n’osa trop lui en tenir rigueur, y voyant là les traits d’un caractère nerveux et tendu. On lui reprochait moins ses placotages que le fait que le travail était bâclé, qu’il tournait les coins ronds. De sorte qu’en peu de temps, John se retrouva avec moins de travail et beaucoup de temps devant lui. Il est vrai qu’un maréchal-ferrant n’avait plus tellement sa place, très peu de chevaux étant utilisés par les cultivateurs, la machinerie facilitait la tâche, encore moins pour les réparations sur les bateaux, les compagnies qui vendaient le matériel fournissant les techniciens pour l’entretenir.

C’est à ce moment, du moins c’est ce que croit notre grand-père, que John se mit à fréquenter le magasin général et assidûment le petit bar, celui que le curé, découragé et inquiet, avait vu s’installer en plein cœur de sa paroisse. Inutile de dire combien d’allusions directes et indirectes avait-il lancées en chaire pour en décourager la fréquentation. Ses insistances auprès des autorités du village d’abord, mais nous connaissons le peu d’envergure du maire Léo, n’ayant pas porté fruit, il tenta par ses contacts à Gaspé de faire mettre la clef dans la porte, argumentant qu’un tel établissement représentait un danger pour ses ouailles. Rien n’y fit. Il dut se résigner. Ce qui, d’ailleurs, ne chagrina pas grand monde, les activités dans le village étaient plutôt rarissimes.

Au début, Constant se retrouvait au magasin général d’Émile à fumer sur le perron lorsque le temps le permettait, saluant tout le monde, se plaignant que l’ouvrage se faisait rare. Selon lui, du moins il se plaisait à le raconter, le forgeron de Rivière-au-Renard avait tellement abaissé ses prix que cela affectait sa clientèle. Il avait si peu de boulot que cela ne valait pas la peine, parfois, d’allumer son fourneau.

Puis, au gré du temps, ses journées se partagèrent en deux : l’avant-midi au magasin général et dès l’ouverture du bar LA CHALOUPE, en après-midi, il y entrait pour en ressortir, la nuit tombée, complètement ivre, ayant de la peine à retrouver son chemin.

Les gens du village remarquèrent assez vite l’état de désoeuvrement dans lequel s’enlisait le maréchal-ferrant et mettaient sur le dos de la boisson toutes ses facéties, la grande responsable de tous les malheurs qui lui arrivaient. Ils avaient toutefois de la difficulté à admettre que même à jeun, Constant racontait, à la tonne, des histoires qui ne tenaient pas debout. Aux médisances et aux calomnies, il ajoutait des ragots sur celui-ci ou celle-là. À la fin, personne n’échappait au fiel de ses paroles souvent vaseuses mais toujours dirigées vers quelqu’un de précis.

- Je suis pas certain que le curé soit aussi catholique qu’il le dit. Son bréviaire est plus souvent fermé qu’autre chose.

- La veuve Grimard va souvent à Gaspé. Pas mal certain qu’elle s’y rend pour des affaires qu’elle ne peut pas faire par ici.

- Il paraît que Léo veut faire de la politique pas mal plus haute que la mairie de l’Anse.

- J’ai vu les jeunes sur la grave en train de vider des bidons d’huile dans le bateau à Carbonneau. Le petit orphelin devait sûrement être pas trop loin.


Il y en aurait à raconter et cela des heures durant. On avait beau dire que cela s'échappait d'une imagination embrouillée par l’alcool, mais, et c’est un peu la force de ceux qui parlent pour ne rien dire ou parlent sans rien dire, ils exercent une immense attraction sur l’auditoire et suscitent, à l’occasion, le doute. Et s’il y avait quelque chose de véridique? On peut bien l’écouter sans l’entendre! Mais le tout prit des proportions insoupçonnées allant jusqu'à secouer la tranquillité notoire du village.

... à suivre...



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