lundi 12 août 2024

Une reprise qui s'imposait

 


Le 24 octobre 2020 je publiais un billet intitulé L'OBSCUR MARIAGE. Le titre avait été modifié car au brouillon il portait celui-ci : MARCHER LES RUELLES. Un lecteur s'y est arrêté et a manifesté son ennui quant à la mise en page ainsi que l'abondance de photos qui, selon lui, le distrayaient dans sa lecture tout en apportant rien à la profondeur du poème.

Je m'y suis rendu. J'ai lu. Ma réaction fut semblable à la sienne. Dire que ce poème dans lequel je cherchais à circonscrire le phénomène du « monstre » alors que j'étais en pleine période de documentation pour le roman LES ANCIENS COLONELS, ce poème aurait mérité, en effet, d'être offert avec plus de simplicité, moins d'artifices, lui permettant d'être reçu comme il se voulait, c'est-à-dire obscur et non-dit derrière le mariage de la montagne et de la mer.

Je le reprends ici avec cette nudité de l'esprit qui me guidait à ce moment et cet accueil pour ceux et celles, monstres et tortionnaires, victimes et bourreaux qui allaient noircir les pages de mon deuxième roman.

Recevez-le. Tout simplement. Sans apitoiment ni commisération.

* * * * *

mariage obscur

 

 

... la route court vers le soleil couchant,
 inconfortablement installée
dans ce bus bringuebalant
une dame dévisage le jaune horizon...  

... semble inquiète, du moins peu empressée de quitter ce bus 
aussi vieillissant que la ville qu’elle épie à travers la vitre salie du véhicule 
vert et ne cesse de tripoter un ticket de passage. La dame sans âge 
trimbale un panier duquel les feuilles d’un quelconque végétal soubresaute 
au même rythme que le paquebot urbain qui la transporte. Parfois, elle 
replace le contenu, puis reporte son regard à l’extérieur. Il ne pleuvra pas ; 
hier le déluge a inondé la ville, y versant ses eaux par trombes incessantes. 
La pluie ne la dérange plus... la ramène à son chagrin. Le trajet, la dame 
saurait le faire les yeux fermés, mais les yeux fermés elle ne verrait pas tous ces gens qui déambulent telles des marionnettes sans fils, dans ce lieu qui, 
par défaut, est le sien, devenu un refuge obligé : sa famille lui ayant fait 
comprendre qu’un enfant sans père n’a pas à naître dans ce village adossé 
au pied du Fansipan... Du Nord lointain, la voici dans ce Sud incertain. 
Enfreindre les règles d’une micro société c’est en être chassée, vulgairement expulsée. Difficile d’oublier l’atmosphère qui régnait lorsqu’on lui indiqua la 
route à suivre pour ne plus demeurer ici ; elle dit là, maintenant.
 
 
... deux initiales tracées au coeur du roc
qu’encadrent une volée d’hirondelles,
seules invitées à cette alliance inattendue
une noce sur la montagne...

On en voit partout de ces éraflures couteleés inscrites sur la pierre ; 
de fougueux sculpteurs y ont inscrit, tout à côté du leur, le prénom de 
l’amourachée, espérant que plus tard, dans quelques années peut-être, y 
revenant, ils retrouveront le roc, puis souriront malicieusement à la vue de 
l’épigraphe gravée dans un élan de passion, comme le signe d’un éternel 
amour, fiché à demeure. Le signe a souvent la vie longue...
 
...cette ruelle mène à une mistoufle
la dame seule s’y aventure
un ticket mâchouillé
entre les dents...

L’enfant massacré, devenu un jeune homme aux yeux davantage bridés, 
comparés à ceux de sa mère, étendu au sol d’une masure immonde, aura 
chassé les rats qui le guettaient, attendant un faux mouvement de sa part 
pour attaquer ses orteils difformes, lui arrachant un cri rauque. Il s’amuse de morceaux de bois, des jouets dont lui seul connaît la nature. Il fait obscur ici, et le jour et la nuit... on ne vit pas aux confins de ces venelles sans souffrir la vie urbaine qui n’a rien à voir avec les couleurs de la montagne, aux 
brouillards du matin, aux pluies froides qui alimentent des torrents furibonds. Il est là dans la paralysie de ses mouvements atones, attendant une femme porteuse d’un sac rempli de légumes en feuilles... 
 
...la montagne surplombe l’horizontal de la mer
ses cheveux verts ballottent
au mouvement syncrone d’un vent tiède   
qui charrie de fragiles oiseaux ...

S’y prépare une alliance quotidiennement renouvelé, celle de la mer à la 
montage qui n’a rien à voir avec le Fansipan ; une colline dirait-on dans le 
Nord qui connaît si peu la mer, cette étendue sans fin cherchant à concilier l’éternité à la brièveté des marées. Le vent chante des psaumes tristes 
comme les sentiers menant à son sommet. Les hirondelles bleues et noires 
voltigent gracieusement avant de piquer, tête baissée, vers ces rocs 
stratifiés que des calligraphies difformes retiennent sur leur peau de liais, 
impossibles à délaver. On prépare une alliance par contumace. 
 
... et si le redire encore il le fallait
sous trop de poids gerce le froid calcaire
celui des années qui enfoncent
des regards étonnés sur la velléité du temps...
 
Les pas de la femme frappent le vide d’une ruelle salie par l’humidité des 
saisons ; le bitume n’a pas été refait depuis tout ce temps qui vit passer on 
ne sait trop combien d’entre elles revenant du marché, un sac en rotin 
pendant à l’épaule écorchée, les yeux plissés de fatigue et des combats 
confrontant au soleil. Il sera là, dans son impassible immobilité, certain de 
rien, de personne ; que trois gouttes de clarté imprévue. Ni sourire ni mots, 
quelques clins d’oeil provisoirement échangés, puis, la futilité du néant. Elle 
ne sait plus que faire de cet infirme aux yeux inconnus, aux mouvements 
répétitifs. Lui donne quelques légumes qu’il dévore goulûment avant de 
retourner à la froideur des murs suintants, sa demeure immuablement fixe. 
Elle ne l’aime pas, ne le déteste pas... il a trop vieilli pour cela. Enfant, elle le plaignait ; adolescent, elle le craignait ; jeune homme, elle ne sait plus que 
faire... qu’en faire. Longtemps, trop peut-être, elle lui souhaitait mort et 
délivrance. 
 
... le vent parle à la mer
la montagne-colline répond
en d’incompréhensibles borborygmes
des invitations paralysées...

Au pied du Fansipan, la reine-montagne du Nord, point de macadam, que 
des parcelles de rochers dévalés, puis écrasés là et ici encore, attendant 
d’être ensevelis sous d’autres rochers issus de la même montagne. Sisyphe y perdrait patience. La colline qui surplombe la mer et chasse à coups de 
varappes les hirondelles voyageuses, servira de lieu pour cette noce ; elle se prépare à célébrer une alliance bizarre. Les rarissimes promeneurs honorent sa virginité vieille de mille ans, celle de l’âge innombrable des passages du 
jour à la nuit. Jamais pénétrée sa pureté pisolithe ! La mer étale crache des 
ressacs qui lèchent les graviers de la plage. Bientôt foulée par ces silencieux cueilleurs d’escargots de mer, les glissant dans des paniers en osier, puis 
s’en iront... au bout de cette route sablonneuse. 
 
... la dame s’est assise 
courbée dans un silence de cadavre,
retrouvant la régularité du temps
dont elle ne peut se soustraire...

Le jeune homme ne sait pas comment être triste. Il copie l’exactitude de ses gestes paralysés au grand cahier de sa permanence, transcrit les mêmes 
concetti, ceux de la veille, des autres années : des balbutiements 
syllabiques, parfois des grognements qui auront mué avec le temps, 
devenus une épître dont il ne saisit pas le sens. Sa vie n’en a guère plus, 
qu’une ombre arrachée à son sempiternel encadrement uniforme : 
une femme part puis revient... des morceaux de bois sans vibrations, 
de petits quadrupèdes malicieux cherchant à le dévorer, des ombres qui 
grafignent la mouillure des murs... Il n’a pas de nom, n’en aura pas, jamais, ne sera qu’une inerte statue clouée à la mémoire d’une femme qui fut si belle 
dans le Nord, devenue si laide dans le Sud. On ne donne pas de nom à celui 
qui n’aurait pas dû être. Il n’est que l’avoir détestable de celle qui offrit son 
corps croyant célébrer une noce. 
 
... deux embrasures de vent se rejoignent
celle de la colline, l’autre, de la mer
alors qu’y surfent des hirondelles
autour d’êtres humains en marche...

Elle, la dame-mère de celui qui la regarde croquant le légume qu’elle lui a 
remis, n’aura que très peu pleuré. De joie lorsque celui qui l’engrossa promit 
un anneau, un voile avant de la jeter au bas de ses espoirs. Il devait faire 
aussi beau que le geste d’amour qu’ils partagèrent. Quelques instants 
à peine, l’espace entre frissons et soupirs retenus... Leurs mains 
s’abandonnèrent l’une sur l’autre... puis reprirent sans mot dire de 
pantomimes contorsions ... puis quittèrent, titubant d’exaltations vers 
la réalité qui allait bientôt la flageller du diktat populaire... puis.. et puis elle 
se retira vers l’exil devenu son châtiment. 
 
...elle le regarde comme on observe
à partir d’un hublot submergé
des ombres fantomatiques
se bousculant, culbutant...

La candeur de ses hanches fut déchiquetée par des paroles davantage quedes heurts, des espoirs enchevêtrés ; elle ne voyait, la dame-mère qui fut
jeune fille puérile, incrédule, elle ne voyait qu’à travers le rose de ses 
espérances et devint une marchandise bon marché que l’on jette aux rebuts une fois utilisée. La route fut longue entre son désespoir et les chemins 
qu’elle marcha pour arriver là... sa prison. Son ventre enfla, sa foi s’éclipsait au même moment. Arrivée, elle fut reçue par personne. Le pont devint sa 
première demeure. Les souffrances qu’elle taisait s’amplifiaient de jours en 
semaines, en mois. Naquit cet être difforme, infirme d’elle. Ses larmes se 
transformèrent en autant d’indigence que de détresse. Elle oublia le 
Fansipan pour mieux installer ses tribulations au coeur de sa vie. Le nourrir, devait-elle éviter de le faire afin de catapulter ce poupon horrible... C’était 
sans tenir compte de l’opiniâtreté de la vie qu’elle berçait sans trop de 
ténacité. Et il grandit comme le font les rocs des montagnes, comme les 
petites hirondelles en attente de becquée, comme les gouttes d’eau séchées que la mer éclaboussent sur la grève... 
 
...qui marche vers le sommet
quels sont ces pas chuintants
et le vent qui ne chasse pas ces inconnus
et les hirondelles qui ne les frôlent pas




F A N S I P A N


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