dimanche 25 février 2024

Un être dépressif - 11 -

 




Un être dépressif

- 11 -

Une saison en enfer
c’est entreprendre
un voyage au bout de la nuit
à la recherche du temps perdu...

    
    On s’attend à recevoir des soins lorsque, dans une institution comme celle qui m’a pris en charge, on se spécialise à panser des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Je dois admettre que l’approche de cet hôpital -  si approche il y a  - en plus d’être inefficace, s’avère complètement déficiente. 

Il aura fallu trois jours d’attente avant que je sois invité à rencontrer une technicienne soit-disant spécialisée dans la passation de tests dont l’objectif est de cerner ma problématique. Pour ce faire, elle a utilisé le Myers-Briggs Type Indicator, un test qui est, disons, plutôt dépassé et dont les réponses sont prédictibles.

Aucun feed-back depuis cette rencontre à laquelle je me suis rendu accroché aux bras de deux camarades qui m’appelaient “ ông nội “ c’est-à-dire grand-père. Je ne me doutais pas qu’il serait compliqué, par la suite,  de me débarrasser de leur présence.

Une infirmière m’annonce, par l’intermédiaire du coloc prisonnier politique pas encore passé à la kalachnikov, mais qui s’y attend d’heure en heure, qu’il me faut marcher, ne pas demeurer continuellement étendu sur mon lit. Quelque chose comme une (1) heure par jour. Sitôt dit, sitôt fait. Le duo syncrétique que nous formions se mit en marche. Première séance d’une durée approximative de dix (10) minutes. Pour la première fois depuis mon arrivée dans cette aile, je peux m’approcher du jardin et remarquer combien immobiles sont les patients allongés sur la pelouse, ainsi que ceux assis sur les marches ou encore ceux qui contournent les couloirs à un rythme dont j’ai la certitude de ne jamais être mesure d’atteindre. On me dévisage. Aucune idée si l’indifférence que mon personnage imaginaire a plaquée sur mon visage se reflète dans mon attitude générale ; aucune idée comment c’est reçu, mais l’atmosphère est lourde. Les deux camarades m’ayant escorté vers le bureau dans lequel j’ai passé mon test de personnalité, suivent les deux lambinards revenant vers leur chambre.

Le même scénario se reproduit quelques heures plus tard : nous devons reprendre la marche pour un deuxième dix (10) minutes. À la troisième ronde, toutefois, je perds mon acolyte. Remplacé par les deux compères qui m’associent à leur aïeul ou leur ancêtre, encadré comme si j’étais prisonnier dans une camisole de force, je sens qu’on me soulève pour accélérer l’allure.

Ces randonnées m’épuisent. Étourdi comme jamais, je ne pense qu’à retourner dans notre salle qui vient d'accueillir un quatrième pensionnaire. Un paravent dissimule l’individu. On doit le bouger légèrement pour nous permettre d’entrer. Mes deux béquilles humaines m’aident à m’étendre. Le plus costaud des deux, rictus aux lèvres, dans un geste rapide, baisse mon pantalon et caresse mon sexe, puis son collègue y va du même jeu de mains. Ils ne résistent pas à pousser l’écran qui nous sépare du nouveau venu. Un jeune homme repose, figé sur son grabat, complètement nu. Les deux s’amusent sur lui un instant, se regardent en souriant, puis déguerpissent.

 


 

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   Je vous épargne l’abjecte description des crises de paranoïa de mon compagnon prisonnier politique ; celle de mon second camarade qui vit carrément ailleurs, multipliant les aller-retour de l’intérieur à l’extérieur de la chambre, le regard vague et tout à fait inconscient de la présence des autres patients ; celle du nouveau venu qui nous afflige de son trouble panique l’amenant à se coller au mur, cherchant à s'y enfoncer ; celle de ce jeune garçon - il n’a certainement pas quinze (15) ans - qui hurle jour et nuit, la peur imprimée dans sa figure totalement égarée ; celle de tous ces autres compagnons/camarades qui n’ont de cesse d’attendre les deux repas quotidiens, de tourner en rond dans le rectangle de couloirs autour du jardin, faire la queue afin de recevoir le médicament de nuit ; celle de ce jeune homme, étudiant en sociologie à Hanoï, interné par ses parents en raison de son homosexualité, me proposant de discuter en anglais avec lui afin de se perfectionner et qui, un jour, me dit que les “patient” sont en fait des “boarder” entièrement oisifs, ayant peu d’espoir de quitter cet établissement psychiatrique ; celle des infirmiers/infirmières aussi inactifs que nous tous, mais remplissant leurs tâches du mieux qu’ils le peuvent.

Aucune nouvelle de Phuoc, en fait je n’ai de nouvelles d’absolument personne. Il m’est difficile voire impossible pour le moment de me situer dans le monde. Aucune idée si ma famille est au courant de la situation, moi qui suis entièrement imprégné de honte, ne cessant de me répéter que tout aurait été plus simple si mon voisin de palier n’était pas venu frapper à la porte de mon 401, me laissant crever comme je le souhaitais. Je lui en ai voulu, sauf que ma dépendance est telle que je ne peux me permettre de lui en tenir rigueur. Nous en discuterons beaucoup une fois sorti de cet endroit lamentable. J’y reviendrai dans un billet subséquent.

La septième journée libératrice. Le psychiatre en chef de l’hôpital, accompagné par je ne sais trop qui, passe de salle en salle, mais comme il s’adresse en vietnamien à tous mes compagnons/camarades, je ne saisis rien de ce qu’il dit. Devant moi, un peu surpris je crois de constater qu’un étranger se retrouve ici, il m’adresse la parole en anglais. “ Nous allons vous aider. Le taux de réussite de nos traitements est vraiment intéressant. Vous devriez mieux vous porter d’ici quelques semaines. “ La seule chose qui me vient à l’esprit, je la lui transmets : “ je veux partir, retourner chez moi. “ Étonné, il interroge les assistants qui le suivent dans une sorte de parade. Personne semble être au courant de mon dossier, si dossier il y a. Il pointe ce qui me semble être un interne. Ce dernier me dévisage. Je le reverrai le lendemain. Il sera la clé permettant de rouvrir la porte de cette aile. Phuoc viendra me chercher. Retour au 401.

 

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À la prochaine

mardi 20 février 2024

Un être dépressif - 10 -

 


 

Quelques passages de ce billet pourront irriter la sensibilité de certains lecteurs, lectrices.  Ayant choisi de tout écrire sur ce qui s’est réellement déroulé lors de mes sept (7) jours dans cet hôpital, je ne censurerai rien. N’y voyez aucun jugement porté sur mes compagnons d’asile, mes camarades aux prises avec les tribulations de la maladie mentale.

Un être dépressif

 - 10 -

One flew over the Cuckoo’s nest !
Vivre, c’est survivre à hier...




    Phuoc, se portant garant de moi, a assuré le médecin qui nous a reçus que j’allais coopérer à mon traitement. Celui-ci fit alors avancer un fauteuil roulant ; on m’y installa pour me conduire vers l’aile psychiatrique de l’hôpital Trung tâm điều dưỡng sức khỏe tâm thần de Da Nang (Centre de soins infirmiers en santé mentale de Da Nang).

Permettez-moi, avant d’entrer dans le détail de ce séjour,  de préciser deux trois éléments qui doivent être pris en compte autant par le lecteur/la lectrice que moi-même qui regarde ces sept jours avec le recul de près de trois ans.

Le premier : mon niveau de conscience depuis les gestes suicidaires et un peu auparavant. Étais-je lucide, sagace avant de les poser, ce qui déboucha sur mon arrivée dans cet endroit sinistre ? Conscient ? Ma réponse se résumerait ainsi : oui, je savais pertinemment bien, non pas ce que j’allais faire, mais ce que je devais absolument faire afin de me libérer du piège dans lequel une série d’erreurs médicales m’avaient enfoncé. Le 13 avril, autour de 8 heures du matin, je sombrai dans l’inconscience. Si celle-ci induit un agir irréfléchi, j’avoue, qu’ingurgitant des pilules j’étais tout à fait conscient, sachant très bien ce dont j’attendais de ce cocktail. Idem pour la chaise dans les WC de l’hôpital Général de Da Nang. Par la suite, ma dépendance aux autres accapara la place de ma conscience.

Le second : l’immense difficulté à soutenir le rythme stupéfiant du sevrage qui n’alimentait aucun espoir que ma condition - autant physique que mentale - puisse s’améliorer. Mon arrivée à cet hôpital spécialisé coïncida ou précipita une nécessité, celle de créer un personnage imaginaire devant se conformer à  un environnement qui dissolvait toutes mes capacités d’adaptation. Un environnement dans lequel évoluaient que des hommes - des très jeunes jusqu’à des assez vieux - dégageant une ténébreuse aura de solitude. Ce n’était pas un environnement, c’était un isolement.  Ce personnage qu’il m’est possible maintenant de regarder agir, devait tâcher d’être parmi des êtres qui, manifestement, avaient été soutirés à leur milieu naturel pour je ne sais trop quelles raisons, quels diagnostics. 

Le dernier point : ma santé physique. Depuis les bouleversements liés aux brusques modifications de ma médication, ma vue devient de plus en plus floue, j’aurai perdu le sommeil, l’appétit et 25 kilos. J’entre donc ici dans un état de total épuisement, n’ayant aucune souvenance d’avoir dormi et cela depuis plusieurs semaines. Étendu, les yeux fermés, et cela autant de jour que de nuit, je savais pertinemment qu’il m’était possible d’ouvrir les yeux à tout moment.

Aucune souvenance d’avoir pris un repas et cela depuis plusieurs semaines. Tout ce que je sais c’est que maintenant je dois me nourrir... c’est l’assise même de la santé selon les Vietnamiens, c’est la question sine qua non pour y demeurer.

Entrons...

 

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    Il aura fallu contourner d’étourdissants couloirs avant de parvenir à l’aile où l’on m’assigne. Dépourvu du sens de l’orientation, il m’est impossible de mémoriser le trajet. On s’arrêta devant une porte triplement verrouillée. Phuoc est avec moi. Ne parle pas.

On nous ouvre. Deux employés prennent le relais. Me conduisent à cette chambre disposant de trois lits. Trois grabats. Celui qui sera le mien est collé à une grande fenêtre donnant sur le poste occupé par ce que j’imagine être des infirmiers. On croirait un mirador.

Étourdi, j’évalue le matelas qui semble aussi dur qu’une planche. Sans oreiller, sans drap. Au plafond, un ventilateur tourne à vitesse réduite. Phuoc parle avec un de mes compagnons de salle. Chacun opine de la tête. De plus en plus étourdi, je m’affaisse lourdement. Position fœtale.

Phuoc doit quitter les lieux, les règles anti-covid en vigueur l’y obligent. Il me salue, mais je n’ai aucun souvenir de son départ. Une préposée arrive, me remet une tenue similaire à tous les patients qui se sont agglutinés à la porte de la salle. Bleue. Pour une première fois depuis des lustres, j’habille du “small”. C’est à ce moment précis que j’apprends qu’ici, l’intimité n’existe pas. Ils déshabillent leur nouveau camarade. Un étranger. Le seul sur tout le plancher. Et il est mal en point.


 

     C’est une odeur de remugle qui me ramène à la réalité. J’opte - c’est mon personnage imaginaire qui m’y incite - j’opte donc pour l’indifférence. Mon voisin numéro 1 sera le seul et unique individu à pouvoir converser en anglais avec moi. Il m’annonce être ici parce qu’il a critiqué le Parti communiste du Vietnam dans son patelin, quelque part dans le centre du pays. Il s’attend à être fusillé d’un jour à l’autre. À 50 ans, c’est sa deuxième semaine à l’hôpital, auparavant, en prison  il a intenté à ses jours plusieurs fois. Sa famille l’a renié non pas à cause de ses idées politiques, mais en raison de sa volonté de se donner la mort. Inacceptable pour les bouddhistes.

Mon colocataire numéro 2 entre et sort de la pièce à intervalles réguliers. S’il a 20 ans, c’est récent. Dans notre salle, il est étendu sur son lit, la figure contre le mur. À l’extérieur, aucune idée sur ce qu’il fait. Sept jours et je ne l’aurai jamais entendu dire un seul mot.

Ma thérapie par la nourriture débute sévèrement : un plateau sur lequel il y a une soupe (pho) typique de Da Nang le Bun Bo Hue ainsi qu’un Cao Lau, nouilles de porc laqué et aux herbes. La préposée m’invite à sortir de la salle et m’installe à la porte, sur un banc qui donne sur une cour intérieure très ensoleillée. Autour de ce jardin rectangulaire, des couloirs qu’arpentent d’autres hommes en bleu. Plusieurs s’arrêtent devant moi, examinent les deux plats, salivent puis continuent leur marche dans un régulier froissement de savates. Sans que je puisse réagir, un pensionnaire se précipite vers moi avec l’intention évidente d’attraper l’un ou l’autre des deux plats. Ses yeux percent littéralement la carapace que j’essaie d’afficher. Des patients l’immobilisent avant de le conduire je ne sais trop à quel endroit, sauf que j’entends, au loin, des râles qui tiennent davantage de l’animal que de l’humain. Je ne connais pas encore les règles du jeu, ses lois internes.

Je mange, mais comme j’aurais apprécié que le pillard eut été plus efficace.

 

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    L’obscurité enveloppe la totalité de l’aile. Aux dix mètres environ, une ampoule électrique jette par terre un éclairage inadéquat. Mon prisonnier politique me prend par le bras et m’amène à pas de tortue vers un attroupement. Distribution de pilules. La même pour tous. Je ne sais trop de quoi il s’agit, sans doute un somnifère. Si certains guettent la nourriture, d’autres épient les médicaments. Des échanges se trament. Du  troc : médicaments contre services sexuels. Les plus jeunes s’y adonnent allègrement. Ils craignent d’être seuls la nuit. Bientôt je vivrai l’objet de leur inquiétude.

Ce scénario sera le même tous les soirs, tout comme se répète celui du jour se résumant... à attendre. Pas de petit déjeuner. Midi, on ouvre une grande salle dans laquelle chacun des patients se présente pour y recevoir sa ration. Fin d’après-midi, on ouvre la même grande salle dans laquelle on leur distribue le dernier repas de la journée. Plusieurs profitent de la générosité de leurs parents qui envoient des victuailles qu’ils ont avantage à cacher pour ne pas qu’on les leur dérobe. Comme ma thérapie se veut centrée sur l’alimentation, je n’ai pas à me rendre à cet endroit, on me sert à l’entrée de la chambre.

 

Puis c’est la nuit.

 

    L’horrible nuit. Cauchemardesque. Terrifiante. Inhumaine. Je les ai comptées : huit. Encore maintenant, comme un reflux, elles me reviennent à l’esprit dans toute leur répugnance. Leur monstruosité. C’est véritablement ici que se développe l’atmosphère de ONE FLEW OVER THE CUCKOO’S NEST...

Je suis convaincu qu’une personne ayant vécu cela, une fois sortie de cette aile psychiatrique, n’aura jamais le courage d’en parler, encore moins de le décrier, seulement... l’oublier, si cela est possible. Il m’aura fallu près de trois années avant de regarder cela en face.

À la suite de la distribution du remède devant favoriser le sommeil, le personnel de nuit entre en action : un seul préposé pour plus de cinquante patients. Je le vois par la fenêtre adjacente à mon lit qui donne sur le poste des infirmiers. Autant que je me souvienne, ce sera le même individu toute la semaine. Casque d’écoute aux oreilles, nez plongé dans un livre. Aucune intervention de sa part. Il surveille le bureau et un trousseau de clés déposé sur celui-ci.

Mon colocataire prisonnier politique ferme la porte, ce qui n’empêche pas d’entendre d’abominables cris provenant de derrière les salles les plus éloignées de nous. Ils s’entremêlent à ceux du jeune adolescent, celui qui pleure toute la journée et que d’autres patients frappent pour donner un sens à ses hurlements, et qui habite la chambre à côté de la nôtre.

À ce vacarme infernal, le bruit que font quatre individus entrant dans notre chambre - ils sont armés de bâtons pouvant servir de matraques - est assourdissant. Je ne bouge pas. Un des leurs vide la petite commode dans laquelle nos objets personnels sont rangés. Balance tout le contenu par terre avant de se diriger vers moi. Il s’adresse en vietnamien. Son gourdin sous ma gorge n’a pour but que de m’apeurer. Figé, je ne bouge plus. Ses yeux démoniaques m’observent. Il grimace un sourire arrogant qui me glace littéralement.

L’invasion n’est pas terminée. Le colocataire numéro 2 devient la cible du quatuor. Immobile sur son lit, en deux secondes on le dénude. Chacun, l’un après l’autre, l’aura brutalement sodomisé. Toujours immobile et silencieux, une fois les agresseurs disparus, il se lève pitoyablement, ne regarde rien autour de lui, revêt le pantalon bleu... taché de sang.

 Le carnaval durera huit nuits.


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À la prochaine

jeudi 15 février 2024

Un être dépressif - 9 -

 


Un être dépressif
 
- 9 -
 
Une flamme vacille autour de son porteur
sans l‘éclairer...

                                                                                           



    Il y aurait, semble-t-il, une lumière au bout du tunnel... Au bout du couloir, une salle de bain avec fenêtre ouverte et une chaise adossée au mur. C’est moi, péniblement, qui l’y ait installée. À l’extérieur, au pied du troisième étage de cet hôpital situé en plein cœur de Da Nang, s’affairent des excavateurs ; le bruit assourdissant circule dans la verrière. Lorsque les infirmières achèveront de se pencher sur les lits des patients pour ensuite retourner au poste de contrôle, le chemin sera libre. Personne ne remarquera cet étranger qui, péniblement, marche vers les WC. Y entre. Grimpe sur la chaise. Lui manque quelques centimètres pour empoigner l’appui fenêtre. Piaffe péniblement sur le mur. Ce travail l’essouffle. Il n’aura pas la force de s’accrocher, s’y maintenir, de se soulever, s’y déposer la moitié du corps, de se tenir en équilibre avant de basculer vers l’extérieur. Il pleure. Constate sa dégénérescence. Péniblement, retourne à son lit.

 

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    Comme une toile qui s’abaisse, la noirceur emplit les fenêtres de la verrière devenue miroir. Les bruits, dehors, se sont tus. L’infirmière ne me connaît pas, ne sait pas que me proposer à manger est une vaine opération. Elle jette un regard furtif, puis quitte le couloir, me laissant seul avec ma pénible frustration.

Est-ce que je revois le 401 ou l’imagine ? Je ne veux plus demeurer ici. Il faut que Phuoc le sache. Me ramène à l’appartement. Le seul moyen efficace pour y arriver, c’est d’exiger de rencontrer l’administratrice et lui signifier que je dois quitter l’hôpital. 

Je réussirai à me faire comprendre, le lendemain, et pour réponse on me dit - toujours dans un anglais sommaire - que je suis libre de partir, personne ne me retient, qu’il suffit simplement de régler la note, tout comme on le fait au restaurant. On communiquera avec mon répondant qui se présentera en début d’après-midi. 

C’est plus tard que j’apprendrai de sa part qu’il a communiqué avec ma famille au Québec ainsi qu’avec mon ami Piero à Saïgon afin de ramasser la somme nécessaire pour régler les honoraires dus à l’hôpital Général de Da Nang.

Le type qui monte sur le siège arrière de la moto de Phuoc, lorsque je serai face à lui devant le miroir de la salle de bain du 401, a les cheveux en bataille, une barbe de dix jours et l’allure d’un revenant de guerre. Le silence de la propriétaire du building m’anéantit par son ahurissement. Sans doute ne s’attendait-elle pas à ce que je revienne et si cela allait se réaliser, dans un tel état.

Grimper les escaliers fut un supplice. Phuoc m’a expliqué que pour les descendre, il y a plus de dix jours, il aura fallu m’envelopper dans un drap car la civière ne pouvait atteindre l’étage. Ils étaient six hommes. Et un linceul...

La réaction de CaCao, le chien de mon voisin de palier, lorsque, péniblement, je pus entrer, retrouver les lieux que je souhaitais quitter définitivement, a été de renifler mes pieds, comme s’il voulait s’assurer que c’était bien celui qui vivait ici... avant.

Je me suis étendu sur le lit...

 

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    Phuoc pela une orange. Me l’offrit. Un verre d’eau suffira. Il me raconta le 13 avril comme il l’avait vécu, et cela à partir de 17 heures. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait à l’intérieur du 401. “ J’ai frappé à ta porte. Pas de réponse. Une deuxième et une troisième fois. Rien. Je suis descendu chez la propriétaire afin de récupérer la clé de secours. Son mari m’a accompagné. Une fois entrés, nous t’avons trouvé sur le lit, inconscient, respirant péniblement. Par intermittence. Tu avais vomi, ton t-shirt sali en témoignait ; uriné aussi. Il fallait rejoindre une ambulance pour te conduire aux urgences. Rapidement on a constaté qu’il serait impossible de te transporter sur un brancard. Je t’ai changé. Nous t’avons enroulé dans le drap du lit et à six hommes, péniblement, nous t’avons glissé dans l’ambulance et filé en direction de l’hôpital Général de Da Nang. Je suis monté à côté de toi. Une fois arrivés, devant ce qui semblait être une situation critique, on a oublié les procédures habituelles d’inscription et immédiatement tu t’es retrouvé dans l’aile des urgences. On s’est occupé de toi alors que je remplissais les formulaires d’enregistrement. J’ai laissé mes coordonnées et j’ai dû quitter les lieux en raison des restrictions liées à la covid-19.”

Je comprenais le déroulement de cette opération sauvetage et pus mettre, péniblement, bout à bout les événements du 13 avril jusqu’à maintenant, convaincu toutefois que rien encore n’était réglé.

L’après-midi de mon retour au 401 fut consacré à la douche et à une visite indispensable chez le coiffeur. En fin de journée, l’adorable Bim, l’amie de cœur de Phuoc, débarquait à Da Nang. Elle me proposa des massages de tête. C’est à ce moment, étendu sur le lit qui devait être mon cercueil, que mon voisin de palier a rejoint au téléphone mon frère Pierre et ma belle-sœur Claire, au Québec. Nous nous sommes vus. Je crois qu’ils ne m’ont pas reconnu. Je parlais difficilement, péniblement... Je me souviens toutefois que c’est à ce moment-là que j’ai réalisé physiquement ne pas être mort...

Alors que Phuoc et Bim partaient pour la soirée à Hoi An - 20 kilomètres de Da Nang - je demeurai seul dans le 401, après avoir refusé de manger - ce qui agaça les deux amoureux - j’ai alors réalisé que mes tentatives de suicide, celle des médicaments, et l’autre, dans la salle de bain au bout du couloir de l’hôpital, en lien direct avec mes maux de tête, mes cauchemars, mes hallucinations, tout cela n’était pas réglé.

Il aura fallu deux jours d’insistance à Phuoc avant que j’accepte de monter dans une voiture taxi nous menant à une nouvelle clinique afin de rencontrer un autre médecin pouvant m’aider. L’infirmière qui nous y a reçus déclara que ma situation exigeait des soins psychiatriques et me recommanda un endroit pouvant répondre à mes besoins. Je ne pourrai jamais oublier le regard funeste dirigé au patient cacochyme étendu devant elle ; ses derniers mots furent... “bonne chance”.

En ambulance et péniblement nous sommes arrivés à cet hôpital situé tout près du pont Son Ang et à flanc de montagnes. Au cours du trajet, j’ai expliqué à Phuoc ce qui m’avait amené aux urgences. Aucun jugement de sa part, mais il saisit mieux la prescription de l’infirmière que nous venions de laisser.

Rencontre avec le médecin en charge des entrées. Je me souviens m’être étendu sur une civière dans le bureau, complètement épuisé. Une seule condition à mon admission, je devais m’engager à manger. Phuoc acquiesça.

 

À la prochaine  



dimanche 11 février 2024

Un être dépressif - 8 -

 


Un être dépressif

- 8 -

Comment revient-t-on d’un coma de quatre jours ?

Où sommes-nous durant ce temps éteint ?


    Encore maintenant je n’arrive pas à me souvenir de l’instant précis au cours duquel mes yeux se sont ouverts. Rouverts. Que ce panorama irréel: mains et pieds liés, inconfortablement étendu sur une  civière dans une immense pièce non climatisée, quelques lits sur lesquels des gens reposent en décubitus, puis ce bruit infernal de machines à l’extérieur, il semble qu’on y travaille ou restaure autour de la bâtisse que finalement je reconnais comme étant ... un hôpital.

Comment y suis-je arrivé ? Pour quelle raison m’a-t-on installé sur ce pénible grabat ? Quelle est cette odeur fétide flottant dans l’air humide ? Qui sont ces gens qui me sont inconnus, autant ceux et celles qui sont alités que ceux et celles qui traversent la pièce, y reviennent sans jamais s’arrêter à moi ? D’ailleurs, qui est cette personne que je nomme “moi” ?

Un médecin, finalement, s’approche. Son anglais est correct. Il me demande mon nom, mon âge, mon adresse et si le nom de Phuoc me rappelle quelque chose. C’est à ce moment-là que j’arrive laborieusement à faire quelques liens, ressentant fortement le besoin de voir mon voisin de palier. En raison de la covid, seul le personnel est autorisé à circuler dans l’hôpital. Il me rassure en disant que le service dans lequel j’ai atterri possède les coordonnées de mon répondant.

Pas question de délier mes mains et mes pieds, ça semble faire partie du protocole tout comme ce soluté et les injections parcimonieuses ; je n’arrive pas à mesurer le temps qui passe, encore moins le temps précédant mon arrivée ici.




    Je le comprendrai plus tard, mais le sevrage débute. J’entends, au-delà du chahut ambiant, des cris devenus tapage, un tintamarre de sons qu’il m’est impossible de localiser ailleurs que dans mes propres oreilles. Est-ce que moi-même je participe à ce raffut ? Aucune idée, mais je demande que l’on assourdisse la pièce. On me répond qu’un total silence y règne.

Lorsque le tohu-bohu enfin se calme, ce sont des images irréelles qui emplissent et déforment mon environnement. Une qu’il m’est impossible d’oublier car elle m’a poursuivi longtemps : cette femme sur son lit placé en diagonale du mien feuillette une revue, au-dessus d’elle un homme, vietnamien, se penche et examine avec attention la poitrine dénudée de celle qui ne semble aucunement en être incommodée. J’avise la jeune infirmière. Il n’y a personne ni dans le lit ni au-dessus de celui-ci.

Les images qui m’éblouissent, je les perçois autant de jour que de nuit. D’ailleurs, je n’ai aucune idée si nous sommes le jour ou la nuit. Il me semble que le personnel travaille 24 h sur 24, sans relâche, mimant les mêmes actions et qu’une grave pénurie de médecins oblige ces dames vêtues de blanc à simuler des gestes médicaux. Après ma rencontre avec le jeune médecin m’ayant posé quelques questions plutôt générales, je n’aurai plus aucune visite, sauf pour les injections et mon continuel refus à la nourriture que l’on m’offre. Si, quelques jours plus tard, je n’avais pas demandé à changer de décor, fort possiblement que j’y serais toujours. 

Survivre à un sevrage, c’est aussi pénible que souffrir d’un total assèchement intérieur que rien ne peut irriguer. Tous les sens ayant été surexcités, atteints un niveau maximal d’ataraxie puis, brutalement,  chutent librement dans les abysses de l’inconnu... sans filet de sécurité.Je ne mange toujours pas. On m’hydrate de force. Mes intestins, déjà au ralenti depuis des semaines, refusent de collaborer. Une sonde permet d’évacuer, du moins c’est ce queplus tard j’ai pensé, autant l’urine que d’autres déchets toxiques.

De mon passage dans cet hôpital qui aura duré une dizaine de jours, aucun contact avec l’extérieur proche et lointain, aucune information sur ce qui allait se dérouler, ce qui s’était déroulé une fois que j’eus fermé les yeux. Encore moins sur ce qui allait m’arriver. Phuoc avait eu l’idée de laisser mon téléphone portable et mon porte-feuille à l’appartement, question de sécurité m’avouera-t-il plus tard. Je vis donc exclus du monde...

Un jour - aucune idée quand - une administratrice de l’hôpital me propose de déménager dans la section réservée aux étrangers, mieux adaptée à mes besoins, dit-elle. Précisant du même coup que le tarif ne serait pas le même. Je refuse, mais insiste pour quitter l’aile où je me trouve actuellement, imaginant que bruits et sons chimériques allaient disparaître dans un nouvel environnement. Quelque temps, à la suite de cette rencontre, je me retrouve sur le même lit inconfortable, dans un endroit avec verrière. Je demeure toujours au troisième étage, on me l’a précisé, et l’important chantier de construction semble s’être rapproché.

Les interminables heures ne sont plus que la somme de moments passivement supportés à tenter de retrouver le fil conducteur m’ayant conduit ici ; elles s’allongent, porteuses de fort peu d’informations. Ça sera les maux de tête, ce brouillard qui m’enveloppe, ce seront eux qui établiront le lien manquant : la couleur des pilules, l’obscurité de l’appartement, le dégoût dans ma bouche et... d’avoir fermé les yeux.

Une salle de bain occupe l’espace tout au bout du couloir de cette verrière qui n’abrite qu’un seul patient, moi. À l’intérieur, à environ deux mètres du sol, une fenêtre. Ouverte. Elle fera l’affaire si je réussis à m’y rendre, je trouve un tabouret pour grimper et, m’y insérer puis glisser vers le sol.

Cette fois sera la bonne.


À la prochaine   

                                        

mardi 6 février 2024

Un être dépressif... TIRÉ À PART # 2

 


TIRÉ À PART... # 2

DÉPRESSION

Les sens d’un être dépressif n’ont plus de sens,
devenus une boussole qui a perdu le nord ...



Un être dépressif marche seul dans la nuit sur une route sans balises...
sans torche électrique, sans boussole...
il ne mesure ni la route franchie, ni celle devant lui...
 
Dans la tête d’un être dépressif, rivés au centre de son cerveau étourdi,
des images kaléidoscopiques,
des simulacres fantomatiques,
des rêves chimériques,
des cauchemars enveloppés dans des épaisseurs de tonnerre...
 
Et, omniprésentes, une idée de revolver,
l’obsession d’une chute provoquée, fatale,
une corde enroulée au bord de la fenêtre...
omniprésent cet amorphe étouffement des pilules...
 
La lourdeur du corps d’un être dépressif lui pèse telle l’enclume qu’il transporte sans jamais la poser...
 
La sécheresse du cœur d’un être dépressif, qu’un soleil noir crève de ses éclats ininterrompus, n’implore pas la pluie...
 
On s’attarde sur le terrain glissant d’un être dépressif , il s’enlise davantage...
 
Les oreilles d’un être dépressif entendent ce qu’aucune autre personne n’entend ; des bruits, leurs interminables échos, du vacarme ahurissant, 
du tapage tumultueux...
 
Les yeux ne perçoivent que du noir-et-blanc dans les couleurs...
 
La voix rocailleuse d’un être dépressif se fossilise graduellement, lentement se perd entre les mots décousus, devenus des sons disloqués qui n’ont aucun sens pour celui, pour celle qui l’écoutent... 
 
Une main tendue devient épée, harpon, grappin qu’un être dépressif  redoute...
 
Les phrases positives, élégamment prononcées, pour un être dépressif ne sont que de superficiels babillages, de futiles jacasseries...
 
Il en est de même des conseils qui, pour un être dépressif, se logent dans la catégorie des inutilités...
 
Les jugements sur l’attitude d’un être dépressif, ne sont autre chose que le signe de l’incompréhension de ce qui est incompréhensible...

 
Et si...
maintenant, avant, plus tard...
je ne vois plus les sons
n’entendais plus les couleurs
ne toucherai pas les odeurs
ne goutte pas le soleil
ne sentais plus l’obscurité
Suis-je ? 
Étais-je ? 
Serai-je ?  

Un être dépressif...  

 


 

vendredi 2 février 2024

Un être dépressif - 7 -

 



Un être dépressif

- 7 -

Il n’y a qu’un seul 13 avril 2021


C’est un mardi.
Le deuxième du mois d’avril.
Les mesures sanitaires, assouplies un peu partout au Vietnam, accordent un certain répit à la ville de Da-Nang .
 
Ce mardi d’avril, 7 heures du matin, appartement 401, rideaux fermés.
Le soleil n’y pénètre pas.
De mes pensées fugaces une seule colle à mon cerveau : mon visa expire dans 11 jours et je devrai  le renouveler.
Mais j’en aurai plus besoin.
 
Je sors de la salle de bain.
M’arrête devant un commutateur.
Coupe la climatisation ; j’en n’ai plus besoin.
 
Combien ai-je de médicaments dans mes mains ?
Plus de cinquante, de couleurs différentes, aux noms inusités ;  aucun n’a atteint sa date de péremption.
J’en ai encore besoin, du moins pour quelques instants.
 
Phuoc - je l’ai entendu il y a quelques minutes - a glissé une note sous ma porte : “  Don't forget to feed the dog and if I'm not home by 5, you go out with him. See you later. “
 
Il est prévoyant.
 
Je regarde la table.
Toutes les pilules prescrites s’y trouvent, emmêlées les unes aux autres. 
On dirait des cartouches.
Les boîtiers, je les jette à la poubelle. Bien au fond du sac plastique.
J’en ai plus besoin.
 
Une orange roule. Tombe au sol. Je ne la ramasse pas.
J’en ai plus besoin.
 
Je vérifie que la porte soit bien verrouillée ; répète le geste deux fois.
Et une troisième.
Zéro pensée traverse mon esprit.
 
J’évalue la distance entre la chaise et le lit.
Je n’aurai qu’à déposer le verre sur le comptoir de la cuisine
- j’en aurai plus besoin - puis m’étendre.
Un regret. J’ingurgite mon cocktail de médicaments avec de l’eau.
Un dernier cognac aurait été plus convenant...
 
Vue la quantité, je crains manquer de temps pour tout ingurgiter.
Si longtemps sans rien avaler.
Aucune notion du temps que cela prendra.
Ce n’est plus important, je n’en ai plus.
Il disparaîtra avec moi.
On n’a plus besoin l’un de l’autre.
 
Je m’étends sur le lit.
Un éternel silence m’y attend.

 

! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

 

    Presque trois ans plus tard, alors que je me remémore ce mardi 13 avril 2021, les images qui s’accrochent à mon esprit demeurent d’un flou clair, net et précis. Un enchevêtrement indescriptible d’images et de sensations. Tout est parfaitement clair, net et précis, mais complètement flou.

Je revois l’obscurité de l’appartement, ces rubans de lumière qui cherchent à outrepasser les rideaux encadrant les fenêtres du 401.

La table devenue vide, le verre aussi ; la pièce vide ; tout ce vide me remplit d’un profond silence. Aigu.

Ce lit connaît parfaitement les formes de mon corps étique. Il a été nettoyé la veille par la femme de chambre qui, s’adressant à Phuoc, notait ma détérioration physique. Les Vietnamiens discernent aisément les changements dans l’allure des gens, les associent à la mauvaise alimentation.

Je me vois encore m’y étendre. 
Fixer les yeux au plafond. 
Ressentir un besoin urgent de déglutir. 
Une guerre éclate dans mon estomac. 
Je ferme les yeux. Ne me souviens plus de les avoir rouverts.

Est-ce que j’ai eu peur ?

Ni à ce moment-là, ni maintenant, je n’ai eu à composer avec cet état affectif. Tout s’engourdissait compendieusement. Je ne sais trop comment le dire, mais il me semblait ne plus être en contact avec ce “moi” qui était “moi”.

Oublié quelque chose ? Écrire un dernier message... lancer un appel... un SOS... Non. Rien.


                                                      

! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

 

    Reclus dans l’inconscience, il faudra attendre quatre (4) jours à l’équipe soignante et moi-même, pour tenter de comprendre les raisons de ce coma. Du moins, essayer.

Le 17 avril 2021, je suis alité dans une grande salle de l’hôpital général de Da Nang. Sans réaliser ce qui se passe vraiment, des sangles aux pieds et aux mains, un quelconque soluté dans le bras droit, ça bouge autour de moi. Je n’ai aucune idée où je suis.

Phuoc n’y est pas.

Sans doute est-il parti marcher avec son chien CaCao.

J’ai besoin de lui.

 

À la prochaine




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