MARCHER
À L’OMBRE
DES FANTÔMES
première marche
N A R R A T E U R
Narrateur
- Je suis installé en permanence à Saïgon depuis quelques années. Afin de mieux découvrir cette cité mythique, autant mystérieuse le jour que la nuit, ouverte sur l’avenir, je bouge périodiquement d’un district à un autre. Changeant de résidence, une à l’est puis l’autre à l’ouest, j’installe ce qui a beaucoup plus l’allure d’un bureau de travail que d’un appartement, m’intégrant aux gens qui y vivent, certains depuis des lustres.
Malgré le fait que la langue vietnamienne - je ne réussis pas à la décoder, la lire, un peu, sans toutefois arriver à en comprendre le sens - j’arrive à pouvoir tout de même communiquer avec les Vietnamiens qui finissent par oublier le fait que je sois un étranger. Encore maintenant, peu d’entre eux conçoivent qu’un occidental comme moi se plaise à vivre ici, s’y sente mieux que dans ce Canada dont ils se font une image saugrenue et idéalisée.
Je n’entre plus dans ce type de discussion stérile, celle qui exacerbe leur penchant à se plaindre de la pauvreté ambiante qu’on me présente comme généralisée. Les différences culturelles - inutile de revenir sur ce sujet - sont manifestes, toutefois une chose m’est rapidement apparue : bien qu’il soit difficile de s’adapter à ce pays, parfois même de bien comprendre ses habitants, tout étranger et cela dans quelque pays qu’il se trouve, pour survivre, doit se faire une raison. Celle que je me suis faite se résume en peu de mots. “ Tu as choisi le Vietnam, Saïgon précisément, alors vis à la vietnamienne ou bien dégage.”
N
- Tu y fais quoi exactement ?
N
- Tout et rien. J’écris. J’alimente régulièrement un blogue que je qualifierais d’éclectique. J’apprends, me renseigne sur la culture vietnamienne, ses modes de pensée qui en régissent la vie. J’utilise à bon escient le pluriel lorsque j’aborde les modes de pensée puisque le Vietnam se compose de cinquante-quatre (54) ethnies différentes inégalement dispersées à la grandeur du pays, qu’on y pratique, diverses religions, le bouddhisme (12% de la population), le christianisme (7%), le caodaïsme (5%), le protestantisme (2%), le Hòa Hảo (1,5%) alors qu’on note une résurgence assez importante d’une foule de religions traditionnelles. Je remets en doute ou en question toute une série d’acquis que la vie a installés en moi au cours des années. Surtout, et c’est là l’essentiel : j’apprends à apprendre, en acceptant de réapprendre. Sans confronter les civilisations, leur accordant des notes de bonne ou de mauvaise conduite, j’essaie de me placer au confluent de nouvelles influences. Évidemment, cela ne se fait pas de façon magique, ça exige plutôt une forme d’humilité qui doit s’emmêler à la volonté d’évacuer ce qui me semble intouchable, inaltérable et immuable en moi. Ne pas entretenir ce faux-fuyant qui promeut l’idée que si on bouge en terme géographique, tout change, qu’une nouvelle vie devient possible. Rien de plus inexact. Les plis que la vie a adroitement faufilés en soi sont difficiles à découdre. Nous sommes portés à croire qu’en secouant nos croyances, la base s’en verra métamorphosée. Elles ont, et cela depuis si longtemps, la fâcheuse manie de demeurer imprégnées, incrustées même ; installer de nouvelles teintes aux nuances plus délicates ou moins furieuses, s’avère une tâche aride.
N
- Comment cela s’est-il organisé en toi ?
N
- En fait, la question pourrait se traduire ainsi : y a-t-il eu transformation ? Je me suis rapidement aperçu de l’importance des mots, leur étymologie, leur morphologie, leur lexicographie bien sûr, mais également leur synonymie et leur proxémie. La grande majorité des messages que l’être humain souhaite partager avec ses semblables puise leur utilisation chez les mots qu’on utilise pour les faire jaillir. Si la possibilité de refaire un choix de carrière m’était offerte, je me dirigerais vers la philologie.
N
- En lieu et place de la pédagogie ?
N
- Je crois qu’on déraille. Cette première marche de Narrateur ne doit pas se substituer au but de ces pages qui prétendent raconter l’histoire de Fanny. Évitons la confusion, surtout qu’il m’aura fallu des heures et des heures afin de m’approprier la route sur laquelle les deux personnages principaux ont marché.
N
- L’histoire tournera donc autour de deux êtres que rien au monde n’avait préparé à s’aboucher ?
N
- Voilà la question essentielle. Au début, dès mes deux ou trois premières rencontres avec Fanny, puis après avoir épluché une tripotée de documents, découpures de presse, références à des discours, qu’elle m’ait dessiné son scénario, j’ai constaté que la conclusion logeait dans les derniers mois de son séjour asiatique. Tout devait être puisé dans ses quarante années de vie qui ont cimenté cette personnalité hors du commun. L’épilogue ne pouvait qu’être que sa venue dans ce petit village que le Dalaï-lama lui avait indiqué, là où allait la péroraison de cette histoire éclaterait. Il m’aura fallu la collaboration de Phước pour arriver à démêler le mystère de son passage en terre vietnamienne... Longtemps j’ai cru que cette femme atypique me plaçait comme Narrateur dans la même position qu’elle tenait alors qu’elle traduisait des discours à l’ONU : un pas en arrière et trois secondes d’attente. La question qui s’est soulevée aura été la suivante : si un événement se produit suivi d’un temps d’arrêt, puis qu’un autre, synonyme du premier se compose à partir des matériaux de celui-ci, lequel des deux doit se définir comme un pastiche ? Si j’étire la question... lequel des deux personnages principaux devra s’effacer devant l’autre ? Quel destin a permis à cette femme de rencontrer le Dalaï-lama, puis ce jeune Vietnamien qui n’a absolument rien à voir avec le charisme du premier, mais qui bouleversera sa vie ? Comment avoisiner des personnes aussi disparates, mais ayant une même tangente de vie ?
N
- Pas trop difficile la tâche de combiner trois histoires en une ?
N
- L’horreur. Lorsqu’une idée jaillit dans votre esprit et autour de laquelle vous sentez qu’une histoire peut se déployer, il apparaît important d’en cerner les contours, préciser les endroits que l’on souhaite visiter, évacuer ce qui pourrait vous mener ailleurs, tracer des itinéraires qui prennent en compte le cheminement de ceux qui les emprunteront, mais toujours en marche vers son point ultime. Ici, ce fameux point ultime, si je le fixe à partir de Fanny ou de Phước, rapidement je dois me rendre à l’évidence, devra inévitablement passer par une troisième histoire : la mienne.
N
- Pas certain de bien comprendre.
N
- Je suis situé entre les deux, que ce soit au niveau de l’âge ou de la provenance sur la surface du globe. La retraite, celle de Fanny et la mienne, de mon côté provoquée par une crise existentielle à l’âge de 50 ans, la sienne, à la suite de 40 années de travail à l’ONU s’avère un concept absolument abstrait pour le jeune photographe qui, sans l’avoir anticipé, lui tombera sur le dos alors qu’une dame complètement paralysée d’un côté d’une rue achalandée de Saïgon, peine à la traverser. Il quittera la faculté de philosophie pour une seconde fois et, son sac à dos bourré de matériel de photographie, aménagera un circuit qu’empruntera avec lui cette dame métamorphosée en un “ océan de sagesse ”. Cette expression est la traduction du mot “ Dalaï-lama ”. Elle n’a rien de “ sa sainteté ”, plutôt la révélatrice du “ Dharma ” qui désigne de façon générale l’ensemble des normes et des lois sociales, politiques, familiales, personnelles, naturelles et cosmiques. On ne ressort pas indemne d’une telle expérience lorsqu’on a 25 ans. Et moi, Narrateur, celui qui a pris connaissance de cette expédition par leur entremise, verra s’ébranler certains fondements même de sa conception de la vie. C’est Fanny qui me rappelait qu’un tremblement, un tant soit peu, dans les fondements à la base d’une vie n’a de sens que s’il y a reconstruction à partir de nouveaux outils. S’il existe un endroit où le concept récupération/réutilisation/recyclage s’avère impertinent, c’est bien ici.
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Je-Narrateur rencontre donc Fanny quelques jours après son arrivée à Saïgon, en provenance de Chine, puis Phước, à la fin du périple vietnamien qui mena nos deux personnages de Ca Mau à l’extrême sud du Vietnam jusqu’à la frontière avec la Chine, à Ha Giang, le nord du Nord. Ils ont suivi des routes aussi imprévisibles que chaotiques qu’ils parcoururent durant plus de six mois, entre la fin septembre 2005 et le début avril 2006.
Au début, j’avais la vague impression d’errer entre une forme d’historiographie politique, la biographie et le roman d’aventures. L’entrée en scène du jeune photographe poussa le tout vers de nouveaux domaines, celui de l’introspection et de la relation de voyage. J’ai opté pour une démarche en trois temps : Fanny, Phước et Narrateur.
Ceci implique de ma part un examen complet des documents reçus à la suite du second entretien avec le pivot de l’histoire, une lecture approfondie du “ diary ” de celui qui lui fera traverser le Vietnam et finalement, une projection sur ce qui en adviendrait... après que la lettre du Dalaï-lama soit devenue un objet votif.
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