lundi 4 avril 2022

Le chapitre 2A

                                                                     2A

 

Delta du Mékong, Vietnam

Bao confirma le programme de ce mercredi auprès de Daniel Bloch. Du café Nhớ Sông près du fleuve, la voiture de service de l’université les recueillerait pour les conduire dans le Mékong, chez la grand-mère de Sứ Giả. Fany serait également du voyage ; évident, sinon il n’y aurait pas participé, étant intraitable sur ce sujet.

Le trajet entre Saïgon et Mỹ Tho exigera un peu plus d’une heure, ne leur resterait par la suite qu’à trouver la petite maison de cette dame de qui on attendait beaucoup. Ce ne fut pas difficile. Lorsque le chauffeur, suivant à la lettre les indications de la jeune étudiante, stoppa le véhicule, un chien se précipita vers les nouveaux arrivants. Il fera un compagnon pour Fany, ce qui l’occuperait alors que le trio, se présentant devant une femme chez qui il leur eut été fort difficile d’en préciser l’âge, les salua poliment. La tante se dirigea vers sa nièce et comme le veut la tradition vietnamienne lui serra la main, la plus grande marque d’affection que l’on puisse se permettre. La grand-mère, debout derrière sa soeur, les invita à prendre le thé.

La maison, vétuste, comprend deux pièces : une salle à manger servant à recevoir les gens et derrière, ce qui semble être une chambre à coucher. À l’extérieur, un grand balcon débouche sur un jardin servant de potager, quelques arbres fruitiers regorgeant de mangues et de jacquiers. Deux palmiers projettent un semblant d’ombre.

- Vous accepterez bien le thé.

( La petite-fille traduisait les paroles de cette femme dont la vie a creusé des rides barrant un visage inquiet et que des mains élimées par le travail tentaient de cacher une dentition noircie par les années. Des yeux vitreux et cuits cherchaient à dénombrer les invités.)

- Grand-maman, je vous présente monsieur Daniel Bloch, un ami de Bao que vous avez rencontrée le mois dernier. Son chien Fany semble s’être lié d’amitié avec le vôtre.

- Ils n’ont absolument pas la même taille.

- Votre vue est encore bonne, me semble-t-il.

- On s’aperçoit qu’ils n’ont pas eu droit à la même alimentation. Prendriez-vous quelque chose à manger, la route a été longue pour vous ?

- Nous avons apporté quelques spécialités de Saïgon que vous apprécierez, je crois.

Les présentations, une fois faites, le thé servi, la tante s’éclipsa pour déballer les sacs remis par la professeure, remiser ce qui n’allait pas faire partie du repas, puis quitter, empruntant un petit sentier qui la mènera on ne sait .

Le Mékong (on fait allusion à la région du delta du Mékong) est chaud et humide. La maison des deux femmes n’est ni climatisée ni équipée d’un ventilateur. Cela annonçait un après-midi torride, mais l’essentiel ne résidait pas dans le confort, plutôt l’obtention d’un maximum d’informations sur son mari, le grand-père de Sứ Giả, qui écrivit toutes ces lettres à l’origine de la recherche d’un passé mystérieux et intrigant, d’une histoire énigmatiquement tissée.

Le repas agrémenté d’échanges impromptus, coulait d’un sujet vers un autre sans vraiment plonger dans l’essentiel de ce qui amenait ces trois convives dans un petit village isolé du Mékong. Situé à bonne distance du fleuve, il ressemble à un oeuf demeuré trop longtemps dans son nid, ne sachant plus comment éclore.

Des informations reçues par l’homme au sac de cuir, il n’en retint qu’une seule : cet endroit avait été une importante cache des Việt Cộng lors de la guerre du Vietnam. Soupçonné par les militaires à la solde du régime sud-vietnamien d’abriter des partisans de Hô Chi Minh, plusieurs fois, il fut investi par des troupes cherchant désespérément à endiguer leurs efforts d’implantation à quelques kilomètres à peine de Saïgon.

Il n’allait pas retenir les malheurs, les atrocités et les souffrances de ces villageois pris entre deux feux : les forces au service des Américains, le jour, les Việt Cộng, la nuit. Porter deux chapeaux ne convient à personne. Les habitants de ce village et bientôt une majorité d’autres sur les rives du Mékong, optant pour la Révolution, devinrent des collaborateurs actifs dans la marche inexorable qui allait, en 1975, chasser les envahisseurs du pays et enclencher la réunification de son territoire.

La question religieuse, un aspect qu’affectionne Daniel Bloch, devint un acteur incontournable du conflit. Lors des années du régime Diêm (Premier ministre du Vietnam du Sud de 1953 à 1954, puis Président jusqu’à son assassinat en 1963), d’obédience catholique, la condition des bouddhistes ne fut pas de tout repos. On n’a qu’à rappeler l’immolation par le feu du moine Thích Quảng Đức lors d’une imposante manifestation tenue à Saïgon, en 1963, réunissant 350 moines qui s’opposaient à l’interdiction d’arborer leur drapeau lors des Fêtes de Vesak, date fort importante pour les bouddhistes qui la célèbrent en mai. Faut-il croire que cet acte qualifié de barbecue par la sinistre Madame Nhu, la célèbre belle-soeur de Diêm, fut son chant du cygne ? L’histoire le confirmera, puisqu’un coup d’état éclatera le 3 novembre de la même année et qu’il sera assassiné.

Les gens du Mékong, tout comme la grand-mère et la tante de Sứ Giả, sont majoritairement bouddhistes. Se doutaient-ils que l’oppression de la part des catholiques laisserait place à une autre idéologie, le communisme. Force est de constater que s’en prendre à quelque doctrine que ce soit, équivaut à mettre le feu aux poudres.

- Ma fille, dit la grand-mère, je dois te dire quelque chose d’important.

- Oui grand-maman.

- Tu as en ta possession une multitude de courriers que ton grand-père m’a fait parvenir, parfois difficilement ; j’ai conservé sa dernière lettre. Elle est bien cachée, même toi, ma petite fouineuse, n’aurais pu la trouver.

- Sans doute est-elle plus personnelle et souhaitez-vous la conserver ?

- Pas du tout. C’est la plus explosive de toutes.

- Tu tiens à ce que je la voie ?

- Je te la remets aujourd’hui en échange d’une promesse : celle de ne pas l’ouvrir tant et aussi longtemps que je vivrai.

- Mais tu as encore bien des années devant toi.

- Seul le Bouddha sait.

La vieille dame se leva, se dirigea péniblement vers lintérieur de la maison, puis revint avec en main cette ultime correspondance qu’elle remit à sa petite-fille dans un geste déchirant.

- La voici. Fais-y attention et surtout, jamais elle ne devra servir à qui que ce soit, d’officiel ou non.

- Reçois, grand-mère, mon serment que je ferai comme tu me le demandes.

Un profond silence se moulait à la chaleur ambiante que le jappement de Fany brisa.

- Qui y a-t-il mon chien ? Daniel Bloch bondit vers elle.

La chienne, accompagnée de son ami d’un jour, reniflait et grattait à un endroit précis du potager. S’arrêtant à l’arrivée de son maître, elle s’assit, immobile, alors que celui-ci examinait les lieux, remarquant que rien ne poussait sur environ 30 centimètres carrés, du moins rien d’apparent en ressortait.

- Il ne faut pas déterrer à cet endroit, cria la grand-mère.

Les deux acolytes revinrent, Fany visiblement déçue que l’on fasse si peu attention de sa découverte. Pour la distraire, on lui servit un bol d’eau et quelques restes du repas. Cela lui changea les idées, mais titilla la curiosité de son maître qui remarquait un certain embarras chez la vieille dame.

Bao profita d’une porte qui s’ouvrait pour interroger celle dont la fatigue accumulée se jumelait à une certaine nervosité, le tout modifiant sa physionomie.

- Vous savez que votre petite-fille m’a remis la liasse de lettres écrites par votre mari. Si vous pouviez éclairer ma lecture, cela faciliterait l’accompagnement qu’elle m’a demandé de lui offrir.

- Vous aimeriez savoir quoi exactement ?

- En fait, c’est tout simple : nous situer le personnage, l’auteur de cette complexité que j’arrive difficilement à décrypter.

- Je nous sers le thé et tenterai de vous éclairer, en autant que cela m’est possible.

Sa démarche hésitante, soutenue par un bâton de vieillesse taillé dans du bois de lim, la ramena vers la table  les convives l’attendaient.

Une fois le thé servi, s’adressant à S Gi, elle enclencha son récit.

- Je t’ai rarement parlé de lui, ainsi qu’à ton père d’ailleurs, pour une simple et unique raison : je l’ai peu connu. Il fréquentait une petite école qui m’était interdite. Ma famille, d’une rare pauvreté, ne pouvait se permettre de perdre une paire de bras pour travailler dans la rizière. Le fait d’être une fille a sans doute pesé dans la balance. Si j’ai appris à lire, c’est grâce à lui qui adorait tout ce qui s’adresse à l’esprit des mots, des idées. Souvent, je n’arrivais pas à bien le suivre dans ses grandes explications, mais il m’aura mis en contact avec la lecture. Ce fut un immense cadeau. Nous nous sommes fréquentés quelques années et les circonstances que tu connais nous obligèrent à nous marier. Puis il est parti sans avoir vu naître et grandir son fils. J’ai longtemps pensé que la culpabilité le faisait se taire, la raison pour laquelle il ne prit jamais de nouvelles de nous. Mais il avait ouvert le livre de son engagement militaire, fermant celui de notre passé.

- Vous aviez quel âge ? Demanda la professeure, afin de lui permettre de reprendre son souffle et l’encourager à se faire plus précise.

- Le même tous les deux. Nous sommes de l’année du Cheval de métal, 1930. Vous savez qu’à cette époque, nous vivons en plein colonialisme français. Le règne de l’Empereur Bảo Đại s’achèvera en 1945, alors qu’au nord, on assistait à la création par le Général Giap de cette armée de bô dôi (Soldat des unités régulières de l’Armée populaire vietnamienne) et que Hô Chi Minh déclarait l’indépendance. Je n’y connais rien à toutes ces affaires, mais dans le Mékong, il devenait clair pour les gens que quelque chose se produirait au Vietnam, ainsi qu’au Cambodge. Ma famille parlait de profonds changements pointant à l’horizon.

- C’est donc dans ce climat que votre mari s’engage dans l’armée, renchérit la professeure.

- Oui, il a toujours été attiré par l’engagement envers la Patrie. Il lisait les écrits des nationalistes vietnamiens, ainsi qu’un livre qui le passionnait énormément, L’ART DE LA GUERRE de Sun Tzu. Encore maintenant, il m’est facile de réciter les cinq éléments que l’on doit avoir en mémoire pour gagner des batailles : doctrine, temps, espace, commandement et discipline. Il quitte le Mékong en 1950, tout juste au lendemain de ses 20 ans.

- Quelle mémoire grand-maman !

- Je n’arrive toujours pas à comprendre que cet auteur insiste sur le fait que les campagnes doivent être brèves, ce qui ne fut pas le cas pour mon mari, puisqu’une fois parti, on ne l’a plus jamais revu en personne.

- Vous en conservez de l’amertume ?

- Une certaine nostalgie. J’ai dû m’en remettre à ma mémoire, à notre mémoire, si je voulais préserver mes souvenirs de lui.

- Les lettres qu’il vous envoyait, devaient vous être utiles, insista la jeune étudiante.

- Lorsque vous attendez plus de vingt-cinq ans, parfois sans trop espérer, un mot, une ligne ou un peu plus encore de la part de votre mari, l’homme de votre vie et que, vingt-cinq ans plus tard, sans aucun avertissement, sans rien qui vous y prépare, vous recevez ce genre de lettres, celles que vous avez en votre possession, dans lesquelles rien d’intime, de personnel ne s’y retrouve, cela affecte l’espérance, celle qui quotidiennement vous raccroche à l’avenir. J’en suis rapidement arrivée à la conclusion que le lire devenait la seule manière d’apprécier qu’il ait eu encore des sentiments envers moi.

- Vous le ressentiez à travers ses mots ?

- Oui et non. Plus elles m’arrivaient, moins je le reconnaissais.

S’en suivit une longue pause que seul le bruissement sec des feuilles dans les palmiers et au loin, très loin, les gazouillis d’un village  vivent des gens encore étrangers aux réalités urbaines. Ce qui se passe, ce qui grouille en ville n’est toujours pas arrivé ici.

La vieille dame reprit son propos.

- Je recevais les lettres de mon mari par un messager drôlement vêtu et pas toujours le même. Ma soeur qui s’était installée ici n’a jamais été mise au courant, n’a pu croiser les facteurs qui passaient de nuit. Vous êtes les seules personnes qui en ayez pris connaissance.

- Quel genre d’homme était-il ? Demanda Bao.

- Mon mari était un homme discret, secret même. Comme le Cheval de l’horoscope, il est indomptable et nomade. Venez à l’intérieur, vous verrez combien cet homme était beau ; la seule photo qui reste, a été prise lors de nos noces en 1950.

Le groupe suivit celle qui s’installa devant l’ultime souvenir visible d’une union qui aura duré peu de temps.

- Il est parti, me laissant seule à gérer ce qu’il avait appelé notre geste révolutionnaire et celui d’en porter les conséquences... ton père.  

Elle se tut, absorbée par cette image reflétant les traits d’un visage d’un homme aux yeux tournés vers l’aventure et d’une superbe jeune fille délicate. Ils revinrent retrouver Fany, confortablement installée près de la chaise qu’occupait son maître.

- À son départ, que je croyais durer l’espace d’un conflit qui, je l’ai bien constaté par la suite, ne finira plus de se complexifier, il me prit dans ses bras. Ses paroles me glacèrent au point qu’un instant j’ai craint pour l’enfant que je portais. Elles allaient dans le sens suivant, du moins c’est ce que j’en retiens : nous ne nous reverrons plus, je ne connaîtrai jamais l’enfant que tu fais et qui portera mon nom, mais je veux que tu saches que jamais une autre femme ne fera partie de ma vie.

Les participants aperçurent une larme perler à ses yeux roussis, mais la force vietnamienne circulant en elle la ramena à parler de cet homme qui demeurait aussi énigmatique qu’à leur arrivée. Les Vietnamiens savent enfouir en eux toute émotion avec une déconcertante facilité.

- Puis il gagna Saïgon. Les années passèrent au rythme qu’évoluaient les déchirements entre le Nord du pays et le Sud. La présence militaire américaine prit, un jour, une importance de plus en plus inquiétante. Hô Chi Minh allait mourir en 1969 sans que nous, ceux du Mékong, puissions vraiment avoir compris autre chose que son désir de réunir le Vietnam. Son successeur, Tôn Đức Thắng, dirigea donc un pays en guerre contre les Américains et deviendra le premier Président du pays réunifié, en 1975. Vous avez sans aucun doute remarqué qu’à aucun endroit dans les lettres, il n’est fait mention de cet homme. Lê Duẩn, Secrétaire du Parti communiste de 1960 jusqu’à sa mort en 1986, pour sa part, y est cité.

- Croyez-vous que votre mari ait entretenu certains contacts avec lui ? S’informa Bao.

- Aucune idée, je sais seulement qu’il s’agit de celui qui commanda l’invasion du Cambodge au début de l’année 1979, afin de le libérer des Khmers Rouges.

- Si j’ai bien suivi la chronologie des lettres écrites par votre mari, elles datent de cette époque. Ce que je ne réussis pas à comprendre, c’est la raison pour laquelle, ayant quitté le Mékong en 1950, il ne vous écrit qu’à partir de 1979 et qu’une grande partie d’entre elles proviennent du Cambodge.

- Tout à fait exact. Qu’en était-il de lui durant ces presque trente années précédentes ? Rien. Son silence, puis ce que je pourrais appeler un déluge de lettres. Je me souviens m’être mise à rêver qu’il puisse vivre près d’ici, mais ce ne sont que rêvasseries de femme seule.

Presque muet depuis son arrivée, Daniel Bloch s’immisça dans la conversation, craignant toutefois que son intervention n’intervienne dans la suite du récit.

- Madame, si vous me permettez une question sans vouloir interrompre vos  propos.

- Allez, monsieur.

- Êtes-vous certaine que l’homme que vous avez épousé et celui qui se manifeste trente ans plus tard par l’envoi de ces lettres, soit le même ?

- Combien, mais combien de fois me suis-je posé cette question. J’en suis arrivée à une conclusion qui risque de se modifier demain, dans un mois tout comme elle n’a cessé de le faire depuis l’arrêt des courriers. La mémoire retient ce qu’elle veut bien. C’est une grande capricieuse, vous savez. Elle possède une fourchette de couleurs que le temps dilue lentement sans en altérer la forme, le cadre qui l’entoure. Si mon mari est toujours vivant, ce dont je doute, s’il m’apparaissait un bon matin, saurais-je le reconnaître ? Selon les jours, je lui attribue différents noms. Le sien, celui de père de mon fils, celui-ci, mon mari, ou parfois, l’homme qui écrit. Combien, mais en combien de circonstances l’ai-je imaginé, installé quelque part au Cambodge ou ailleurs, rivé à son cartable, racontant les événements dont il était le témoin.

- Un homme de vérité ?

- Vous avez raison, mais la vérité est sans doute la chose la plus facile à détourner si on cherche à donner aux événements le sens qu’on veut bien leur attribuer.

- Êtes-vous en train de nous dire que le contenu des lettres cerne une certaine vérité ?

- Monsieur, il existe une très large différence entre les faits et la propagande. Lorsqu’il lisait les articles des nationalistes vietnamiens, il se montrait critique à tout endoctrinement. Ce mot n’avait aucune résonance pour moi avant qu’il ne me l’explique. Il m’est devenu, ce mot si compliqué, tout ce dont j’ai eu besoin pour comprendre et expliquer ce qui se passait dans mon pays, d’abord, puis au Cambodge par la suite.

- Votre mari s’est enrôlé dans l’armée sud-vietnamienne ou chez les Việt Cộng ?

- Lorsqu’il a quitté le Mékong, il partait vers les derniers que vous avez cités.

- Vous n’en êtes pas certaine ?

- Comment être certain de quelque chose ? Un élément a semé le doute dans mon esprit. Il y a deux ou trois années, je ne saurais pas le dire avec précision, des hommes se sont présentés ici. Ils m’ont dit être à la recherche de soldats qu’ils avaient connus durant la période de la guerre au Cambodge, souhaitant les retrouver afin de partager des souvenirs communs. J’ai appris assez tôt dans la vie à ne jamais faire confiance aux inconnus. Je leur ai dit que mon mari ne m’avait jamais donné de nouvelles depuis son départ. Ils ont semblé surpris. Une grande majorité des soldats de l’armée du régime sud-vietnamien, une fois la défaite consommée, ont été envoyés dans les camps de rééducation, les autres, tout simplement morts. Ces trois hommes me rassuraient sur le fait qu’il s’était bien enrôlé dans le camp des vainqueurs, ce qui me rassura sans toutefois m’expliquer ses activités entre 1950 et 1975. Une autre bribe d’information allait dans le sens qu’eux l’avaient bel et bien connu, puisqu’ils auraient fait partie d’un même bataillon, escadron ou je ne sais trop quoi à partir de 1979. Je devais ajouter quatre autres années de mystère à son sujet. Si j’ai saisi exactement le sens de leurs propos, mon mari disparu réapparaît cette année-là. Quelles ont été ses activités ? Pourquoi, un jour, tout s’arrête ? Ce que je me dis, c’est que j’ai été présente durant une quinzaine d’années et qu’il me fallait maintenir un devoir de mémoire envers lui.

- Vous avez revu ces hommes par la suite ? Demanda Bao.

- Oui, ils sont revenus deux autres fois.

- Avec la même intention ?

- Je crois qu’ils déguisaient les questions, mais le fond demeurait le même : avais-je reçu des messages de lui autres que personnels et ai-je des nouvelles récentes ?

- Quelle conclusion en tirez-vous ? Étaient-ils trois ?

- Ils sont à la recherche d’autre chose que des compagnons d’armes. Quoi exactement, il m’est impossible de le dire. En effet, ils étaient trois.

- Grand-maman, je vous sens fatiguée à raconter ces choses, mais ceci avant de vous quitter.

- Vas-y ma fille ?

- Sentez-vous qu’ils pourraient être dangereux pour vous ?

- Tu sais, à vouloir déterrer le passé, on doit s’attendre à tout. Si tu ne peux pas accepter de recevoir ce qui s’y cache, autant les souvenirs que ce qui brouille ta mémoire, alors laisse tomber. Ces types ont des choses à vérifier, cela m’apparaît évident. Quoi ? La présence de mon mari au cours de certains événements dont ils furent acteurs, semble les perturber. Ce que je retiens, c’est que les troupes qui occupaient le Cambodge sont rentrées au Vietnam en 1999 et la dernière lettre de mon mari m’est parvenue en 1993. Il y a comme un jeu de dates rempli de ténébreux secrets.

On ne pouvait aller plus loin sans risquer de l’ennuyer. Les invités se levèrent, la remercièrent, lui annonçant qu’ils souhaitaient revenir la voir bientôt.

- C’est toujours du bonheur que de recevoir ma petite-fille. Tu salueras tes parents, répète-leur que je ne viendrai pas à Saïgon pour répondre à leur invitation, mais qu’ils sont toujours les bienvenus dans le Mékong.

- Je n’y manquerai pas, grand-maman.

Quelques instants après, la voiture de service de l’université démarrait, laissant derrière elle un chien à l’air penaud enveloppé d’un nuage de poussière.

 

Quand on se souvient...

il faut lutter contre soi-même.

 

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