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Cambodge
La route entre Hà Tien et Saïgon s’étend sur plus de 300 km. Leur nuit, celle de Daniel Bloch et de Bao, dura trois cents ans de douceurs, de tendresses et d’amour. Il la caressait, elle le lui rendait. Il embrassait sa crinière grise avec la délicatesse de l’étalon gambadant dans des prés sans barrières. Elle le recevait comme une fée assoiffée. Leurs doigts, se cherchant dans l’obscurité d’une nuit magique, se retrouvaient là où ils n’étaient plus. Ils exploraient leurs corps qui se donnaient comme se donne la mer à la grève... la grève au continent... le continent au monde. Ils se recevaient comme on reçoit le soleil, alors qu’il ne compte plus ses gouttes de feu. Ils s’abreuvaient l’un à l’autre comme des enfants s’abreuvent à la fontaine après une longue marche. Ils se respiraient comme on respire l’air de la montagne que l’on vient de gravir, main dans la main. Parfois, le bracelet de jade se déplaçait du poignet de la femme, l’homme le replaçait fébrilement. Ils descendaient, lucides, s’accompagnaient de leurs pas démesurément lents vers l’antre délicieux qui les y attendaient.
Le bus fit son premier arrêt à Cần Thơ.
Ils reposaient, tête appuyée sur l’autre, silencieux comme des pèlerins fatigués et émus. Lui, suivait les paysages du Mékong défiler devant ses yeux, sans réussir à chasser ceux de sa nuit avec Bao. Il y avait tant de sinuosités enivrantes dans les courbes de son corps, tellement d’odeurs et de couleurs sur cette route porteuse de graciles surprises, de tanières inexplorées n’attendant qu’un aventurier s’y enfouisse.
Puis Mỹ Tho.
Bao reposait toujours. À plus de 70 ans, elle avait vécu sa première nuit d’amour. Toute sa vie, elle le sublima, lui donnait des formes différentes, mais toujours l’image fugace d’un soldat ayant à peu près son âge, avec qui elle n’aura passé que quelques minutes à peine, s’y profilait. Le revoyait en rêve, recréait la chaleur de leur rencontre, la couleur de sa peau, la manière si délicate avec laquelle il caressa le bracelet de jade porté par sa grand-mère paternelle pour qui il vouait une admiration sans bornes. Se muait en bracelet que ses mains encensaient de mots doux, tendres, qu’elle s’attribuait. Des années durant, cet homme l’accompagna dans ses nuits sans jamais savoir qu’elle lui avait juré fidélité.
Puis, comme une goutte d’eau bouillante s’affaissant dans la tasse de thé, ce Daniel Bloch se présenta à elle. Il n’a ni le panache du militaire ni la détermination virile du soldat, mais réussit à lui donner le goût de redevenir une femme. Elle l’a reçu lors de cette dernière nuit cambodgienne, lui ouvrant la porte de son corps, sachant déjà que son âme lui appartenait.
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Vietnam
Sept heures après leur départ de chez Saverous Pou, complètement ankylosés par la station assise dans laquelle ils furent contenus tout ce temps, ils descendirent au terminus de la compagnie Ibis.
La professeure décida d’annuler le dîner prévu chez OLÉ en compagnie de la docteure Méghane. Une rencontre au café Nhớ Sông, le lendemain en fin d’après-midi, compenserait. Elle pourra leur remettre le paquet plastique rapporté du Mékong contenant la clé leur permettra de décrypter les lettres du grand-père.
Ils se quittèrent après avoir échangé une longue accolade, chacun regagnant son domicile propre. Sans totalement se quitter. Leurs corps vieillis qui vibrèrent au même diapason, carillonnaient encore.
Se doutaient-ils qu’une telle communion survienne ? Rapidement, ils oublièrent les actes usuels de l’amour, créant les gestes qui leur ressemblaient. Ce fut une nuit d’épiphanie, une élévation. Aucune culpabilité, rien ; aucune question sur le permis, sur l’interdit, encore moins ; que ces mouvements ondoyants que l’on aurait cru appris depuis mille et une nuits qui se déposaient entre eux, par la magie de l’absorption de l’un à l’autre.
Elle héla un taxi, il se rendit à l’hôtel à pied. La propriétaire l’invita à prendre un café à la salle à manger, elle avait deux mots à lui dire.
- Vous avez fait bon voyage, monsieur Bloch ?
- Court, mais productif.
- Vous me permettrez une question.
- Je vous en prie.
- Est-ce que vous connaissez une dame Bao, professeure de littérature française de l’Université des Sciences Sociales et Humaines de Saïgon ?
- Je suis impardonnable de ne pas vous l’avoir présentée lors de ce matin du cauchemar. Elle était accompagnée de la docteure Méghane, celle qui a assisté aux derniers instants de vie de ma chienne Fany.
- Soyez excusé, les événements nous ont tous chamboulés. Je ne veux pas me faire indiscrète, mais je dois vous communiquer une information fournie par le policier, celui qui a mené l’enquête sur les agressions dont mes employés ont été victimes et le vol des passeports, cartes d’identité et quelques dongs.
- Elles ont trait à madame Bao ?
- Ainsi qu’à vous qui n’êtes d’aucune façon relié à ces délits.
- Puis-je en savoir davantage ?
- J’ai une confiance absolue au jugement de ce policier, ainsi qu’en son honnêteté. Lorsqu’il est revenu faire son rapport sur l’événement, il m’a interrogé sur vous, ce qui m’apparaissait normal dans une enquête policière puisque vous avez été un acteur important. Il a cherché à en savoir davantage sur vos activités à Saïgon et vos relations avec cette professeure. Comme je ne sais que très peu de choses, je m’en suis tenu à ce que mes employés m’ont raconté. Presque rien en fait. Comme il se faisait insistant, je lui ai demandé si j’abritais quelqu’un de dangereux. Aucunement, a-t-il dit, sauf qu’il aurait reçu de la part du ministère de l'Intérieur, une commande particulière : tenter d’en connaître davantage sur les liens qui vous unissent à madame Bao.
- Vous dites bien que l’instruction vient du ministère ?
- C’est ce qu’il a dit. Il cherchait aussi à connaître le nombre de fois que vous vous êtes rendu dans le Mékong. Y étiez-vous allé avec un groupe organisé, seul ou en compagnie de madame la professeure ? Aviez-vous eu des appels téléphoniques en provenance du Cambodge ou de Hanoi ?
- Vous avez subi là tout un interrogatoire.
- Auquel je pouvais apporter bien peu de réponses. À la fin, il a souhaité connaître la date de votre départ. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire que vous aviez reçu un courrier express en provenance de l’ambassade des États-Unis, à Hanoi.
- C’est exact. Un nouveau passeport ainsi que mon visa pour le Cambodge. Rien de plus ?
- C’est tout. Quant à la santé de mes deux employés, les médecins ont prélevé des échantillons de sang. Ils sont formels, le produit employé pour les écarter du chemin de l’intrus, les affectera durant une période de temps indéterminée. La cuisinière souffre d’insomnie, alors que le réceptionniste abandonne ses cours à l’université, incapable de se concentrer plus d’une heure. Il ne croit pas être en mesure d’assumer la responsabilité de l’hôtel durant le quart de nuit.
- Quelle tristesse ! Au sujet de ma date de départ, je ne l’ai toujours pas fixée. Je tiens toujours à ce que la chambre que j’occupais avec Fany demeure libre, la porte ouverte.
- Il sera fait selon vos désirs, monsieur Bloch.
Sur ces mots, il se dirigea vers l’ascenseur.
Au décès de ses parents, Bao a quitté la maison familiale pour s’installer dans un petit appartement de la rue Đinh Tiên Hoàng, tout près de l’université, son lieu de travail.
Un des intérêts qu’on apprécie à Saïgon est celui de parcourir l’histoire du pays à partir du nom des rues. Celle-ci, par exemple, commémore le passage dans l’histoire du premier empereur vietnamien après la libération du pays de la domination de la dynastie Han, du sud chinois. Né en 924, il sera assassiné en 979. Cette rue, à l’époque de la présence française, s’appelait l’avenue Albert 1er.
Elle a emménagé ici, une fois la maison paternelle vendue et reste toujours fidèle à son propriétaire, fils de celui qui lui loua. Quelques mètres carrés remplis par un lit, une toute petite cuisine et bien adossée au mur, une bibliothèque qu’elle vide à l’occasion, afin de faire place à de nouveaux livres. Les espaces, d’une sobriété manifeste, affichent une couleur que le tabac a torturée. On lui suggère annuellement de repeindre, mais elle répond qu’un récurage fera l’affaire.
Une fois rentrée, elle envoya un message sur le portable de Daniel Bloch : “ Notre relation a changé et j’en suis heureuse. À demain. “ La réponse ne tarda pas à venir : “ Demain est si loin.” Bao sourit.
Pas de chaise autre que celle qu’elle utilise pour travailler à l’ordinateur. Elle s’y installa, fit le tour de ses messages électroniques : demandes d’explications supplémentaires de la part d’étudiants, un rendez-vous à ne pas oublier, puis celui de la docteure Méghane signifiant avoir omis de dire que le lendemain, ils ne pourraient se voir au café Nhớ Sông, car les funérailles des défuntes du Mékong auraient lieu. Partir assez tôt leur permettrait d’y être à temps. Pouvait-elle s’assurer d’organiser un transport ?
La professeure rejoignit le secrétariat de la faculté afin de devancer d’une journée sa réservation de la voiture mise à la disposition du personnel de l’université. On confirmerait d’ici quelques minutes. Elle prévint quand même Daniel Bloch que le programme risquait de changer. Même chose pour la docteure, lui demandant d’envisager une solution de rechange si un pépin survenait.
Bao ne réussissait pas à concentrer son attention sur quoi que ce soit d’autre que ce court voyage au Cambodge : le musée du génocide à Phnom Penh et la discussion avec le serveur dont elle avait pris soin de noter les coordonnées ; le trajet en train vers Kep-sur-Mer et l’évocation du souvenir de sa rencontre avec le soldat dont elle avait perdu la trace, mais qui lui avait signifié avant de quitter l’école primaire, qu’elle saurait le retrouver si le besoin se faisait sentir ; Saverous Pou qui les avait drôlement bien aiguillés ainsi que le propriétaire du restaurant ; la nuit dans les bras de Daniel Bloch ; le message qu’elle lui avait fait parvenir, le premier, décrivait fort bien son état d’âme.
À quelques courts kilomètres de là, un homme lisait la dernière lettre que lui avait envoyée son ami Todorov. Après les dernières nouvelles de lui et de sa femme Nancy Houston qui travaillait sur un roman qu’elle publierait en 2006, LES LIGNES DE FAILLE, il lui demandait de commenter ceci : “ La mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux. ”
Il ne pouvait chasser de sa mémoire les mots de Bao, racontant son souvenir du soldat potentiellement devenu un protecteur, un tutélaire, voire un ange gardien. Plusieurs routes cherchaient à reconnecter un parcours que le temps avait dissout. Lui faudra-t-il, comme le fit “Celui qui écrivait“, cartographier ce paysage ?
Le sommeil l’emporta...
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... et c’est le bip du portable qui le réveilla. Le départ fixé pour 10 heures, on le prendrait directement à l’hôtel, non plus au café. Ne lui restait qu’à attendre, installé au restaurant lui servant de quartier général dans la rue Phạm Ngũ Lão. La jeune fille-camelot lui offrit une copie de l’Humanité. On revenait sur l’arrivée du nouveau pape, Benoît XVI, un Allemand, mais c’est surtout la grippe aviaire (H5N1) et l’incendie de l’hôtel Paris-Opéra avec ses vingt-quatre victimes, dont douze enfants, qui faisaient la manchette.
Il achevait son café robusta quand retentit le klaxon de la voiture de service de l’université, s’arrêtant devant sa table. Il régla la note et l’habitude de chercher sa chienne avant de monter le regagna.
La docteure Méghane avait pris place sur le dernier siège, laissant une place libre à côté de Bao.
- Mesdames.
- Bonjour Daniel, vous ne vous sentez pas trop bousculé par ce changement de dernière minute ?
- Pas du tout Docteure. Comment allez-vous ?
- Mis à part le travail au cabinet, tout va bien. Laissons le chauffeur déguerpir de la ville et nous pourrons, sans crainte, aborder des sujets qui nous tiennent à coeur.
- Je vois que vous apportez votre trousse médicale ?
- Il y a, à l’intérieur, un sac qui saura vous intéresser.
- À n’en pas douter.
La voiture se retrouva rapidement sur la route vers Mỹ Tho.
- Nous pouvons discuter en toute sécurité, le chauffeur ne parle que vietnamien, dit la professeure qui avait retrouvé une main dans la sienne.
- Que diriez-vous, avant de nous intéresser à ce sac plastique, de me faire un résumé de ce que vous avez appris au cours de ce voyage au Cambodge ? De mon côté, j’ai très peu de choses à ajouter à ce que je vous ai écrit, mais un détail vous surprendra.
Bao laissa Daniel Bloch faire une synthèse exhaustive des éléments se greffant à l’affaire des anciens colonels. Il invita son amie qui l’y a accompagné à compléter s’il oubliait quelques éléments. La docteure Méghane écoutait sérieusement le récit, constatant à quel point l’on se retrouvait sur une pente ascendante. Le décryptage des lettres, à n’en pas douter, ajouterait un sérieux complément d’informations. Une relecture, sous un angle nouveau, clarifierait tant de choses.
- Fort intéressant, j’avoue. Voici l’exclusivité qui m’a été transmise par le jeune serveur du café Nhớ Sông.
- Thi ? S’exclama la professeure.
- Oui, j’ai appris par lui que la jeune serveuse a disparu, qu’elle aurait été ravie par un gang et déportée, on ne sait trop dans quel pays d’Asie du Sud-Est. Son penchant notoire pour les drogues fortes, quelques dettes et le mandat reçu de nos trois colonels, celui d’épier vos conversations au café, ne lui auraient pas laissé d’autre choix que de s’expatrier, si le terme convient.
- J’ai entendu parler de cette traite d’humains qu’on ne semble pas vouloir enrayer du côté de l’administration qui y voit sans doute un moyen rapide et efficace de soustraire Saïgon d’individus problématiques ou des flâneurs de parcs.
- Thi m’a aussi raconté son histoire reliée à nos colonels, ainsi que l’existence d’un groupe de jeunes se réunissant la nuit sous le vocable de Janus, dont il fait partie et qui s’aventure maintenant à tenter d’élucider notre énigme.
- Bien des gens s’associent à cela, si l’on ajoute maintenant le ministère de l'Intérieur.
Bao profita de ces instants de parole pour s’avancer un peu plus sur l’affaire du soldat rencontré il y a plus de cinquante ans. Est-ce qu’il ne ferait pas directement ou indirectement partie du personnel du ministère ?
- Ma chère amie, arrivés à ce point, tout est possible, il s’agit seulement d’être en mesure d’apporter des preuves ou des certitudes. Permettez-moi d’ajouter un nouvel ingrédient, il est de taille. L’auteur des lettres est l’oeuvre inédite du père de notre serveur et serait toujours vivant.
- J’en suis estomaquée. Alors, si je ne me trompe pas, mon étudiante et Thi sont de proches parents. Je ne sais trop à quel degré, mais son grand-père ayant un fils issu d’une autre femme, celui-ci devient comme un demi quelque chose. Un peu abstrait, je crois.
- Sachant son père vivant, auteur des lettres, connu par les trois colonels qui sont à sa recherche, vous comprendrez la confusion dans laquelle il se trouve. En plus, sa participation au groupe Janus qu’il doit cacher, la mission que lui ont confiée les colonels qui cherchent à suppléer au départ de la serveuse et cela sous le sceau de la menace, tout ça l’agite considérablement.
- On le serait à moins. C’est un être fragile et sensible qui aura besoin de notre compassion.
- Il doit d’ailleurs s’entretenir avec vous, m’a-t-il dit.
La voiture roulait allègrement. La journée s’annonçait bouillante, laissant présager une cérémonie funéraire aussi triste que torride. Lors des funérailles, les Vietnamiens se revêtent de blanc, couleur du deuil. Selon les moyens financiers des familles, elles peuvent être grandioses ou d’une simplicité toute bouddhique. Une chose ne déroge pas à la règle, elles attirent énormément de gens, autant la famille proche qu’éloignée, ainsi que tout le voisinage. Celles-ci n’allaient pas passer inaperçues en raison des circonstances singulièrement tragiques qui les provoquèrent.
Tout un cortège de gens se rassemblera, non pas à la maison de la grand-mère, toujours sous le sceau de l’interdiction d’y pénétrer, mais directement à la pagode située à proximité d’un grand terrain vague. Quelques ramboutans parsèment cet espace scrupuleusement protégé par les habitants de cette ville.
Le trio fut accueilli par les parents de Sứ Giả. La tante, un bandeau blanc enserré au front, semblait complètement égarée dans ses pensées, au point qu’elle ne leur transmit pour salutation que des yeux remplis de larmes.
Dans la salle qu’un seul ventilateur tentait de chasser la chaleur régnait une sorte d’engourdissement. Des bâtonnets d’encens brûlaient, dégageant une odeur de vieille église ; son opacité créait une sensation fort étrange. Deux cercueils placés à proximité l’un de l’autre, des photos mortuaires posées sur chacun d’eux ; devant, une assiette dans laquelle on avait déposé des grains de riz afin de soutenir les tiges d’encens, une autre afin de recueillir les dons.
Bao laissa ses deux collègues discuter avec le père de la défunte, le fils de l’autre et se dirigea vers la tombe dans laquelle reposait son étudiante. Les mains jointes, elle salua en les bougeant de trois salutations. De même pour celle de la grand-mère dont on avait tenté, bien maladroitement, de corriger la photo sur laquelle sa blessure aux yeux apparaissait prédominante.
- Docteure Méghane, vous déplacer pour la circonstance nous émeut profondément. Merci à vous aussi, monsieur, dit le père.
- Je vous présente Daniel Bloch, un bon ami de madame la professeure de votre fille.
- Nous vous accueillons bien humblement, monsieur. Permettez-moi de vous présenter à mon épouse, elle sera enchantée de vous connaître.
Les deux hommes disparurent dans ce nuage d’encens qui étranglait l’intérieur de la pagode. Les bonzes liraient la parole destinée aux défunts dans un espace surchargé d’émotion où les gens s’agglutineraient. On disposa correctement la famille proche aux pieds des cercueils, les autres, derrière. La mère de Sứ Giả insista pour que Bao soit à ses côtés.
À la suite de la prière, quelques chants funéraires et la cérémonie prit fin. Tous prirent la direction du cimetière sous cette chaleur caniculaire. Le vent ne s’était pas convié. Les pas saccadés des marcheurs, le souffle régulier des porteurs, plusieurs fois répétés, écorchaient le profond silence qui ceignait le cortège ; l’assistance entrait dans un état de pure méditation.
Un sanglot trancha l’atmosphère de son invisible couteau. Deux, trois soupirs d’une infinie tristesse lorsque les deux cercueils disparurent, puis ce fut tout.
Personne ne remarqua, derrière un ramboutan, la présence de silhouettes cachées, épiant la liturgie.
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Parmi les quatre hommes, deux paraissaient plus âgés. Habilement dissimulés, qui auraient pu les débusquer ? Quelqu’un, par inadvertance, jetant maladroitement un oeil en direction des arbres.
Les gens se dirigeaient, en une procession désordonnée, vers le restaurant qu’avaient indiqué les parents de Sứ Giả, afin de les recevoir après les funérailles.
- Combien de fois ai-je vu cette femme à qui je n’aurai adressé la parole qu’à une seule occasion ; il y a si longtemps déjà, c’était lors d’une visite à son école et à titre d’officier de police, en 1975. Après, moi qui connaissais tous ses déplacements, je n’ai osé m’approcher d’elle. Je la regardais vieillir à distance, dit l’homme à celui qui marchait près de lui.
- Tu ne l’as jamais oubliée. Pourquoi ne pas l’avoir interpellée ?
- Mes occupations au ministère exigeaient que je devienne invisible.
- C’est aussi mon cas pour celle qu’on vint d’enterrer. Elle aura été ma femme si peu de temps.
- La vie est amère.
Les deux autres suivaient, sans échanger un mot. L’un d’eux est sourd-muet, le second, le commissionnaire des lettres que lui remettait “ Celui qui écrivait “. Chaque fois, deux destinataires qu’il n’aura pas croisés puisqu’il agissait de nuit. Les lettres annotées par un alpha et un oméga, il les épinglait autour du collier d’un chien, dans le Mékong. Au début, la bête jappait, puis s’habituant à ses venues nocturnes, elle remuait la queue, recevant un petit bout de viande, s’en régalait avant de retourner se coucher auprès de la femme qui y habitait. Une lettre à son intention, l’autre pour un émissaire venu de Saïgon qu’elle rencontrait à la pagode.
Dès la première distribution, l’auteur avait écrit qu’il ne fallait pas chercher à savoir qui l’apportait, ne jamais l’attendre et remettre minutieusement la seconde copie à un homme venu de la grande ville, reconnaissable par un bracelet de jade au poignet gauche. Ce qu’elle fit sans chercher à en savoir davantage et ne réussissant pas à comprendre les propos énigmatiques de leur contenu.
Cela dura quinze longues années. La grand-mère agissait comme si elle honorait un serment, ayant juré fidélité et de prendre un soin constant de leur fils. Ce qu’elle fit jusqu’au tombeau.
- Le fils est au courant de ton existence ? Je parle du deuxième. Je ne sais pas s’il a réussi à décoder le message que ton ami sourd-muet lui a remis au café Nhớ Sông.
- Je ne peux pas encore me présenter en public et p-24-M me sert d’émissaire. Hermès a besoin de repos, il se remet difficilement des effets de la médication qui a sérieusement affecté son système nerveux. Le code que j’ai utilisé est beaucoup moins complexe que lors des activités de la Phalange. Sais-tu si on a récupéré le sac que j’ai enfoui dans le jardin de ma femme ? Dit “ Celui qui écrivait “.
- Avant de vous retrouver ici, je m’y suis rendu. On m’a laissé passer voyant mon badge officiel. Un endroit a été affouillé. La seule personne qui pourrait l’avoir en sa possession est la docteure qui accompagnait l’enquêteur assigné par le ministère. Lui ne savait absolument pas que quelque chose se trouvait enfoui dans le jardin.
- Elle le remettra alors à la professeure Bao.
- Comme le type qui l’accompagne depuis bientôt un mois est un spécialiste des langues, il nous est permis de croire que la clé qui s’y trouve leur permettra de les décoder assez rapidement.
- Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’on mette le point final à tout cela.
- Oui, mais les trois anciens colonels...
Le vieil homme ayant été officier militaire fit une pause.
- Que veux-tu dire ?
- ... il restera à décider de leur sort.
Les quatre hommes montèrent dans une voiture banalisée du ministère de l'Intérieur et quittèrent Mỹ Tho.
La peur dont il faut avoir le plus peur,
ce n’est pas celle que tu secrètes soudain.
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