mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-SIX) 26



     b1)      l’interrogatoire

L’inspecteur-enquêteur, debout derrière son bureau, se tenait bras croisés. À l’arrivée de l’étranger au sac de cuir, il lui tendit la main. Une autre personne l’accompagnait qui aussitôt prit la parole :
– Monsieur l’inspecteur-enquêteur ne parle malheureusement pas votre langue; il m’a demandé d’assister à cette entrevue afin de traduire les propos de chacun.
– Mademoiselle, parlez-vous d’entrevue ou d’interrogatoire? rétorqua un Daniel Bloch n’adressant au policier ni salutation ni réponse à sa main tendue.

La jeune fille, mal à l’aise, s’informa auprès du policier qui, d’un sourire condescendant assigna le siège en face de son bureau à l’étranger au sac de cuir.

– Avant de m’asseoir, il m’est important de savoir si ce monsieur a des motifs valables d’exiger ma présence dans son bureau.

La jeune fille refila la question à l’inspecteur-enquêteur puis transmit le message à Daniel Bloch.

– Monsieur l’inspecteur-enquêteur vous dit que cette rencontre n’a rien d’officiel.
– Alors je pourrai quitter quand bon me semblera.

À cette réplique, le policier s’assit, désignant la place exacte où fut interrogé le plus jeune des xấu xí… suite lors de l’incident impliquant le plus âgé.

La jeune fille se mit en place, prête à traduire.
Monsieur Bloch, vous vivez à Hanoï depuis un certain temps, dans un hôtel situé près du lac de l’Ouest, je crois.
– En effet, monsieur, cela pose problème?
– Aucunement puisque l’on vous a accordé un visa d’un an, renouvelable en plus.
– Exact.
– Et vous comptez le renouveler?

Le ton changea tout d’un coup. L’étranger au sac de cuir s’en aperçut et décida de jouer le jeu de l’inspecteur-enquêteur.

– Tout ira comme tout doit aller.
– Puis-je vous demander quel genre de relations vous entretenez avec ces jeunes que vous fréquentez ici dans le quartier?
– Certainement, mais sachez que je ne répondrai pas à cette question. Vous en avez une autre?

L’inspecteur-enquêteur, surpris par la réponse, rangea son sourire condescendant optant pour un plus hostile.

Il y eut un long silence. Le regard que s’échangeait les deux hommes tourna rapidement en duel. Daniel Bloch ayant entendu parler des ambitions de cet homme, de sa soif sans limites à obtenir des informations sur tout le monde ainsi que sa détermination à élargir son contrôle sur le plus de gens possible, décoda son dessein : obtenir des renseignements de première main. Le policier allait toutefois réaliser que se tenait devant lui un autre type de personnalité et que la tâche serait plus ardue.

– Monsieur, je vous rappelle que je suis agent de police, que mon rôle dans ce quartier en est un d’inspecteur et d’enquêteur. Il serait sage de votre part de bien vouloir collaborer.
– Je porte un immense respect envers l’institution policière. Sachez que ce qu’elle exigera de moi de manière formelle et officielle, ne m’incitera jamais à me placer en situation irrégulière. Puisque cette rencontre n’a rien du caractère dont je viens de parler, vous comprendrez alors que je ne répondrai qu’à ce qui me plaira bien de répondre, ne vous en déplaise.

Le policier réalisa ce qui se déroulait. Jamais dans sa carrière on ne lui avait tenu tête, bien au contraire, la crainte qu’il a toujours inspirée faisait baisser pavillon à tout un chacun.

– Vous savez que vous fréquentez des jeunes gens qui n’ont pas bonne cote dans le quartier; il est de mon devoir de vous en aviser afin qu’aucun problème ne puisse vous ennuyer.
– Merci de tout cœur pour votre empressement à me prévenir de ce qui, je le souhaite, ne saurait advenir. Comme policier, est-il de votre niveau de responsabilité de voir à ce que s’améliore la mauvaise cote dont vous me parlez?

L’inspecteur-enquêteur n’allait rien tirer de cette entrevue qui abruptement voyait les rôles s’inverser. Il se leva et remercia Daniel Bloch. De manière caustique, celui-ci ajouta à l’injure en ne lui serrant pas la main :
– Je vois qu’aucun procès-verbal n’a été tenu de cet entretien, je le considère donc comme n’ayant pas été un interrogatoire. Merci mademoiselle pour vos services.

Et il sortit séance tenante.



      b2)      l’interrogatoire

  
Daniel Bloch a cessé de fumer le jour même où il remit sa démission au recteur de l’Université de l’Oregon (USA), la dernière en lice dans son curriculum vitae. Il avait remarqué que la nicotine faisait partie des habitudes du groupe des xấu xí… de sorte qu’il déposait un paquet de cigarettes sur la table du café chaque fois qu’il s’y présentait. On se servait sans contrainte. Il fit le même geste à son retour du poste de police. Le gardien de sécurité le surveillait de loin, sans doute sur commande de l’inspecteur-enquêteur soucieux de connaître les venues de l’étranger au sac de cuir au café. Thần Kinh (le nerveux), une fois les travaux de rénovation terminés, se présentait tous les jours au café un peu pour examiner le résultat, espérant que la patronne lui offrirait vodka et pipe à eau. Tous les clients reconnurent la qualité du travail effectué mais restaient peu enclins à lui proposer un boulot. Il ne cessait de répandre la crainte autour de lui.

Dep s’approcha et demanda :
– Votre rencontre au poste de police s’est-elle déroulé à votre goût?
– Ma chère fille, les rencontres remplies de sous-entendus n’en sont pas. Elles sont des prétextes. Lorsque l’on est investi d’une certaine forme de pouvoir, il s’avère facile de l’utiliser à d’autres fins!

Non pas seulement Dep mais aussi Thần Kinh (le nerveux) s’intéressait aux propos de Daniel Bloch. Celui-ci le remarqua alors que le jeune ouvrier avait abandonné la pipe à eau pour se mettre en mode écoute.

– Je n’ai pas eu la possibilité ou la chance, je ne sais trop, de croiser des policiers ou des militaires au cours de ma vie. Sans être en mesure de dire pourquoi, ce sont des gens que j’évite. J’admets la nécessité sociale de la police mais redoute ceux qui s’investissent d’un pouvoir discrétionnaire; ils peuvent, à l’occasion, mal l’utiliser. L’Histoire nous en fournit bien des exemples. Cây (le grêle) pourrait t’en parler mieux que moi.

L’écoute que manifestait Thần Kinh (le nerveux) surprit Daniel Bloch :
– Qu’en penses-tu?

Les paroles de l’étranger au sac de cuir embarrassèrent le propriétaire de la moto noire.

– Je n’aime pas cet homme, déclara-t-il avec dans les yeux la fureur de la haine.
– Il me semble que tu n’aimes pas beaucoup de gens.

Quelque chose tomba en terre fertile. Une porte cadenassée depuis des lustres que la rouille faisait grincer, bougeait sur ses gonds.

Thần Kinh (le nerveux) quitta sa table pour s’approcher de celle de Daniel Bloch. Il pigea une cigarette dans le paquet ouvert. Inhala et expira une bouffée de fumée blanche.

– Beaucoup moins fort que le tabac de pipe à eau, dit-il à un interlocuteur attentif. C’est vrai, je n’aime pas beaucoup de monde. J’ai mes raisons. Ceux que je n’aime pas les connaissent aussi. Un jour viendra… il prit une autre bouffée… un jour viendra.

Le mystère parut complet à un Daniel Bloch déconcerté. Évident, ce jeune homme enfermait en lui un lourd secret. Si son intention était de le dévoiler, valait mieux se tenir à une certaine distance, ne pas entrer dans sa bulle tout en marquant son intérêt à l’écouter.

– Ce jour qui doit venir, pour moi ce fut maintenant, dit-il vaguement.
– Je sais. J’ai vu venir les acolytes de l’inspecteur-enquêteur vous convoquer à son bureau. Il vous a sans doute interrogé à mon sujet. Il le fait avec tous ceux qu’il rencontre. Régulièrement, il se rend chez mes parents afin de savoir ce que j’ai fait la veille, ce que je dois faire aujourd’hui.



     b3)     l’interrogatoire


Madame Quá Khứ s’approcha du duo, un café dans une main, un verre de vodka dans l’autre sachant tout comme les anciens que « le vin entre, les paroles sortent ». S’adressant aux deux :
– Vous avez des choses à vous dire. Les murs en bois de lim n’ont pas d’oreilles et le gardien de sécurité a déjà sa dose de vin de riz, il n’écoutera pas et ne pourra donc rien rapporter à qui que ce soit.

Ces paroles créèrent l’atmosphère propre à délier les langues.

– Ce n’est pas moi qui ai agressé la jeune fille. On m’a accusé afin de protéger une autre personne. Facile avec un type comme moi. Jamais on ne m’aurait cru, voilà pourquoi je n’ai rien dit lors du procès. D’ailleurs, le nouveau juge doit sa nomination à un haut placé de la police. Un service en attire un autre.

La tenancière n’avait pas eu le temps de retourner à son comptoir que ces paroles lui parvinrent avec la franchise de celui qui aurait enfoui à l’intérieur de lui-même les arcanes d’une sordide machination. Pourquoi mentir lorsque l’on a déjà acquitté sa dette?

Daniel Bloch, par Tùm (le trapu), était au courant de la version officielle des faits qui valurent plusieurs mois de prison à Thần Kinh (le nerveux). Suite à cette parcelle de mots mais combien signifiants prononcés par le jeune homme, la première pensée qui vint en tête de l’étranger au sac de cuir fut que l’on aurait pu construire une histoire à partir de faits précis, laissant par la suite l’Effet Mandela* s’occuper du reste. Cela ne saurait être l’oeuvre de quelqu’un n’ayant aucune connaissance de la psychologie sociale ou d’une personne cherchant à déposer un quelconque méfait dans une autre assiette.



L’Effet Mandela*      Nom donné à un phénomène où plusieurs gens affirment se souvenir très clairement d’événements ne s’étant jamais produits.



Deux adultes sidérés, un jeune homme vidant un verre de vodka, un café vide de tout client, un gardien de sécurité hors des ondes ambiantes, Dep occupée à la cuisine… quel décor pour une telle déclaration! Madame Quá Khứ qui a su tout au long de sa vie comment retomber sur ses deux pieds prit la parole :
– Toute une histoire!

Daniel Bloch s’interrogeait sur le peu de moyens mis à la disposition du jeune homme pour se défendre et faire éclater la vérité. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il faille accuser une autre personne sans preuves à l’appui. Il s’adressa à Thần Kinh (le nerveux) :
– Tu es parfaitement conscient de la gravité des propos que tu viens de tenir. Tu es assez intelligent pour comprendre que dans l’esprit de madame et le mien, un personnage précis se dessine comme étant l’auteur de cette manipulation. Nous n’avons aucune idée du motif qui l’aurait poussé à agir ainsi et encore moins de ce qu’il a fait.

– Je peux vous raconter l’histoire en entier si vous le souhaitez.

Madame Quá Khứ acquiesça. Il vida son verre, alluma une cigarette:
– Quand cela est arrivé, je fréquentais la jeune victime. Tous ici se rappellent d’elle, jolie comme pas une. Ses parents étaient reconnus dans le quartier comme étant de farouches ennemis du Parti Communiste. Sa famille n’était pas riche, encore moins lorsque son père fut destitué, en raison de ses allégeances politiques libérales, du poste d’enseignant qu’il avait à l’Université de Hanoï. Le soir, quand je me présentais chez elle, son père parlait beaucoup contre le gouvernement en place dans la capitale. Il disait que si Hô Chi Minh était vivant, il le répudierait. Je ne comprends rien à la politique mais j’aimais sa manière d’expliquer les choses, ses références à Oncle Hô pour qui il avait une estime sans bornes.

Thần Kinh (le nerveux) s’arrêta. On remplit à nouveau son verre de vodka :
– Son père nous autorisait à partir en moto à la condition de rentrer avant la tombée de la nuit. J’aimais beaucoup cette fille. Elle était sensible, douce mais portait sur elle toutes les craintes de sa famille. Combien de fois m’a-t-elle répété qu’un jour le malheur s’y abattrait sans crier gare! Et c’est arrivé. La catastrophe l’a choisie, elle, si simple, si délicate, non ses parents. Jamais je n’aurais pu imaginer ce qui arriva.


      b4)     l’interrogatoire



Madame Quá Khứ et Daniel Bloch écoutaient le récit avec une attention renouvelée à chaque élément que le narrateur apportait. Qui aurait pu croire que ce jeune, craint et redouté de tous, puisse être en mesure de soutenir un discours aussi cohérent? Il poursuivit :
– Un soir, alors que nous nous promenions en moto, je fus arrêté par un policier qui me demanda ma carte d’identité et la carte bleue. On disait dans le quartier qu’il était zélé et n’entendait pas à rire. Mon amie me pinça le bras signifiant de rester calme, d’éviter toute provocation. Ce que je fis. Je me souviens de son visage. Je me souviens qu’avec sa lampe de poche il inspecta la moto puis dirigea le faisceau lumineux directement à la figure de mon amie. Je lui ai demandé de ne pas faire ça. Sa réplique fut cinglante : il me gifla à deux reprises. Je culbutai par terre. Les cris de mon amie alors qu’il enfourcha ma moto et s’enfuit du lieu où nous étions – à quelques mètres de la pinède – je m’en souviens comme si c’était maintenant.

Plus ses propos se précisaient, plus sa respiration en souffrait, plus la rage suintait. Une pause s’avérait nécessaire. Daniel Bloch le comprit :
– Je prendrais bien un autre café, madame.

Revenant de la cuisine, Madame Quá Khứ vit qu’un convive s’était ajouté à la table. Craignant que la relation des événements ne s’interrompe, elle s’adressa à Khuôn Mặt (le visage ravagé) :
– Tu souhaites rencontrer Dep ?

Il n’eut guère le temps de répondre que Thần Kinh (le nerveux) dit:
– Tu peux demeurer avec nous. J’ai confiance en toi. Ce que j’ai à raconter, tu as aussi à le savoir.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) ne comprit pas. En quelques phrases qui semblèrent le surprendre qu’à moitié, son ami continuait :
– Il ne faisait pas encore complètement noir, la torche électrique du policier ne lui était donc pas nécessaire. Il m’avait toutefois ébranlé par sa paire de gifles. Étendu par terre, j’ai eu comme la vague impression d’entendre ma moto démarrer plus bruyamment qu’à son habitude. Une fois relevé, je suis parti au pas de course vers la pinède. Ce que j’y vis me cloua sur place. Le policier agressait mon amie, lui bâillonnant la bouche de sa main. Elle peinait à respirer. Je crevais de fureur et de honte. Des éclairs strièrent l’obscurité qui tombait sur le corps de celle que je voyais déjà comme ma femme.

Les auditeurs se taisaient. L’atmosphère, à couper au poignard. Une foule d’images remplissaient leurs cerveaux incrédules.

– Le policier m’entendit venir. Relevant son pantalon kaki, il me cracha à la figure des mots qui me glacèrent : « C’est du joli ce que tu viens de faire. Ça te coûtera quelques années de prison. » Je n’en croyais pas mes oreilles. La vue obstruée par mes larmes, les poings fermés, j’étais prêt à tuer, mais la paralysie me pétrifiait. Le policier déguerpit sur ma moto, me laissant seul avec celle que je ne reconnaissais plus. En pleine crise d’hystérie, sa figure transformée, méconnaissable. Je me suis approchée d’elle. Elle s’agitait. Vomissait des mots inintelligibles. Puis, elle cessa de bouger. Ce n’était plus elle.

Il s’arrêta, alluma une autre cigarette, jetant un coup d’œil autour de lui :
– Je l’ai prise dans mes bras et la ramenai chez ses parents. Ceux-ci me l’arrachèrent férocement, m’indiquant de prendre la porte sans jamais plus revenir. Le lendemain, on m’arrêtait. Vous connaissez la suite.

Ce fut sa dernière pause. Il se cambra dans son attitude caractéristique : celle de celui qui rentre en soi, referme la porte derrière lui, la verrouille à triple tour. Le rejoindre à ce moment-ci relèverait de l’exploit. C’est alors que le coup de théâtre retentit.

À suivre

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