1w) la loi du roi cède à la coutume du village
Plusieurs diront que le hasard n’existe pas. Dans certaines circonstances, cela s’avère exact. Comme ce matin-là… alors que Dep croisa l’inspecteur-enquêteur. Elle venait de passer la nuit chez son amie couturière et souhaitait rentrer à la maison de son oncle afin de se rafraîchir, changer de vêtements et récupérer ses sacs de ballons laissés la veille à la porte du disparu. La vue du policier la rassura.
– Quelles sont les dernières nouvelles, monsieur?
Celui-ci, fort affable, lui annonça qu’on avait transporté le corps de son oncle dans un hôpital de Hanoï et qu’on l’autorisait à rentrer chez elle. Ce fut les mots qu’il employa : chez elle. On apprendra après les funérailles que l’oncle en question n’avait aucun testament, donc toute la question de la propriété de la maison poserait problème.
– Si tu m’accordes une minute, j’aurais à vérifier une ou deux informations avec toi.
L’habileté du policier à interroger les gens passera certainement à l’histoire. Il savait se rendre complice de son interlocuteur et ne laissait jamais aucun sentiment le trahir. Son cerveau notait tout, jusqu’au langage corporel. Les yeux, principalement, lui parlent.
– Avec le chef de police, le président et quelques membres du comité des citoyens à qui j’ai fait rapport de ma visite des lieux, nous en sommes arrivés à une conclusion que devrait confirmer l’autopsie : ton oncle est bel et bien décédé de mort naturelle.
– Aurait-il pu en être autrement?
L’inspecteur-enquêteur hésita un instant avant de continuer.
– Tu sais, personne n’était présent lors du décès. Tu as été la première à arriver dans sa maison. On doit examiner toutes les pistes possibles. Sauf qu’ici, l’exactitude de tes propos correspond en tout point avec ce que j’ai pu constater de visu. Ma question est la suivante : entre le moment de ton arrivée à la maison, celui où tu es venue au poste de police et après, alors que tu t’es rendue chez ton amie, aurais-tu rencontré quelqu’un?
Dep, qui allait répondre spontanément fit une courte pause afin de se remettre dans la situation. L’inspecteur-enquêteur nota l’embarras.
– Tu ne te souviens pas?
La jeune fille lui répondit :
– Oui, j’ai croisé Thần Kinh (le nerveux).
– Tu lui as parlé?
On peut imaginer l’immense joie chez le policier comme s’il venait d’achever un casse-tête auquel il manquait un morceau.
– Il m’a demandé la raison pour laquelle je sortais du poste de police; je lui ai dit.
– Dernière petite question : serais-tu d’accord à ce que l’on organise les funérailles de ton oncle dès cette semaine?
Dep ressentit un immense malaise suite à la deuxième question du policier. Ce qui trotta dans son esprit était pourtant très simple : "comment organiser si rapidement des funérailles alors que je suis sans le sou et que la famille n’est pas encore informée".
– Tu sembles préoccupée?
Devait-elle se confier à ce policier? Avouer sa situation la rendait pitoyablement nerveuse et hésitante.
– Y aurait-il un empêchement majeur à ce que cela se fasse? De toute façon on doit y penser maintenant que la question se pose.
– Je n’ai pas l’argent nécessaire et vous savez tout comme moi que des funérailles coûtent très cher.
Devant l’aveu de la nièce, plusieurs options surgirent dans la tête de celui qui se souvenait très bien de la discussion de la veille avec les élus et le chef de police. Il se fit complaisant, voire condescendant.
– Donne-moi la journée pour y réfléchir et je te reviens là-dessus.
Ils se quittèrent sans se saluer.
2w) la loi du roi cède à la coutume du village
L’inspecteur-enquêteur avait obtenu de cet entretien beaucoup plus qu’il en espérait. Une chance inestimable de coffrer Thần Kinh (le nerveux) s’offrait à lui sur un plateau d’argent; de plus il tenait des informations substantielles sur les finances de la jeune fille qui ne pourrait plus refuser une offre alléchante faite par le comité des citoyens : "tu ne fais obstacle à la vente de la maison de l’oncle et nous nous occupons des funérailles auxquelles on ajouterait celles du pendu". Trop beau pour être vrai, l’inspecteur-enquêteur se congratulait en chemin vers le bureau de son chef.
Souvent au Vietnam, il arrive que lors du décès de quelqu’un dont il est évident qu’il soit sans famille connue, que de prétendus cousins éloignés, de la parenté dont on n’avait jamais entendu parler auparavant se pointent avec l’idée bien ancrée de profiter de la situation. Afin d’éviter un tel chaos, l’inspecteur-enquêteur déploya toutes ses énergies à la recherche d’un quelconque indice pouvant le mener vers d’éventuels fraudeurs. Voilà la raison de ses multiples appels tout comme celui du chef de police aux parents de Dep.
Ceux-ci reçurent, d’un voisin qui possédait une ligne téléphonique, l’information que les policiers de Hanoï souhaitaient leur parler. La mère de Dep fut dans tous ses états, mais comme il n’est pas dans ses habitudes de préjuger de quoi que ce soit, elle rappela.
– Comment avez-vous réussi à nous rejoindre? telle fut sa première question alors que ce n’était pas du tout celle qu’elle aurait souhaité poser.
– Vous êtes bien les parents de Dep, la jeune fille qui vit avec son oncle, ici à Hanoï?
C’était le chef de la police lui annonçant le décès de son beau-frère. La mère de Dep eut un soupir de soulagement ce qui sans doute ne serait pas passé inaperçu si c’eût été l’inspecteur-enquêteur à l’appareil.
– Lors de son arrivée à Hanoï en provenance de Nha Trang, elle est venue s’identifier au poste de police afin que l’on réajuste sa carte d’identité, c’est la loi qui l’exige. Elle nous a fourni vos coordonnées à ce moment-là.
Tout cela rassura la mère sans pour autant qu’elle sache, au-delà de l’annonce de cette mauvaise nouvelle, l’objet précis de l’appel.
Elle ne crut pas stratégique de s’informer sur l’état de sa fille. On évite toujours la police chez les Vietnamiens, convaincus que la corruption entache leur réputation. Elle n’eut pas le choix de dire qu’à part son mari, le frère du défunt, elle ne lui connaissait aucun autre ayant-droit. Qu’il n’était pas dans leurs projets, même les plus éloignés, de prendre possession de cette maison. On pouvait faire ce qui était de mise dans les circonstances, son mari et elle n’y voyaient aucune objection.
3w) la loi du roi cède à la coutume du village
Il en fut donc ainsi : on procéderait diligemment aux funérailles pour ensuite s’entendre avec la jeune fille au sujet de la maison. Les autorités possédaient suffisamment d’éléments en main pour être en mesure envisager la fin de cette histoire de manière expéditive, espérant des jours meilleurs pour le quartier. On fit venir le moine responsable de la pagode qui leur rappela que d’après d’anciennes croyances, toujours vivaces, les âmes de ceux qui périssent de malemort (mort tragique) et de tous ceux qui meurent sans laisser d’enfants pour perpétuer leur culte, sont condamnés à mener une vie errante dans le monde des ténèbres. C’est pour cela qu’une cérémonie pour leur absolution a lieu chaque année. Nous n’étions pas à cette période. Le moine, désireux aussi d’en finir avec cette histoire, proposa deux lectures : un texte du grand poète vietnamien Nguyen Du* qui saura émouvoir par son accent pathétique, son humanisme profond et ses méditations sur la vanité des choses de ce monde; le deuxième serait lu par la jeune fille qui a eu contact avec les deux individus, soit la traditionnelle prière des funérailles.
Il en fut donc ainsi. Un tract distribué en catastrophe à travers le quartier par la mère de Tùm (le trapu), informait sur l’horaire. On ajoutait, en post-scriptum, de ne pas oublier la prochaine rencontre du comité des citoyens; la date était indiquée. Pour beaucoup de gens, cela parut inhabituel mais la situation l’exigeait. Là-dessus il y avait consensus.
Daniel Bloch, informé au téléphone par Tùm (le trapu) proposa un dîner suite aux funérailles. Il y assisterait n’ayant pas encore eu la possibilité de participer à une telle cérémonie. Le jeune homme précisa que selon ce qu’il avait entendu dire, sans doute par sa mère, celles-ci ne seraient pas en tout point conformes à la tradition, que les notables de la place et les moines de la pagode s’étaient entendu sur un protocole convenable à une situation hors de l’ordinaire.
Avec l’autorisation de Dep, le corps de l’oncle fut incinéré, les cendres, ainsi que celles de Cao Cấp (le plus âgé), remises aux moines de la pagode afin qu’ils en disposent à leur guise. Inimaginable à quel point tout devait se dérouler à vitesse grand V, comme s’il y avait urgence à tourner une page restée collée aux doigts de certaines gens.
Nguyen Du* Célèbre poète vietnamien (1766-1820), fort apprécié. Il écrivit en chữ nôm – l’ancienne écriture du Vietnam – un grand poème d’amour Kim Vân Kiều, une adaptation d’une épopée chinoise : Chants douloureux d’une malheureuse destinée. Cette œuvre de 3254 vers (en lục bát, c’est-à-dire en alexandrins) est considérée comme l’œuvre vietnamienne la plus importante jamais écrite. Elle relate la vie de Thúy Kiều, une belle et talentueuse jeune fille qui dût se sacrifier pour sauver sa famille.
4w) la loi du roi cède à la coutume du village
Tambours, trompettes, corbillard, cortège, drapeaux, bannières, encens, couronnes de fleurs ainsi que le banquet, tout cela fut absent lors de ces funérailles hors du commun. Au quarante-neuvième jour, aucune prière, aucune musique, aucun martellement de gong, encore moins un banquet ne seront organisés. Oublions le premier anniversaire (Giỗ) qui permet aux vivants de prouver leur affection et leur sens des responsabilités envers ceux qui sont partis alors que pour les morts, c’est le moment de s’éloigner définitivement et sereinement en route vers l’au-delà une fois tous les hommages reçus. Ne pensons même pas à la quatrième année alors que la coutume d’exhumer le cadavre et ranger les os dans un vase enterré à son tour, les deux ayant été incinérés; ce n’est pas une pratique courante mais autorisée par le bouddhisme. Très peu de gens du quartier se présentèrent aux funérailles. Il plut cette journée-là. Le chemin de gravier fin devant la maison de l’oncle décédé, de la boue envasant le cortège silencieux qui ne s’arrêta pas devant celle du pendu. Des moments à la pagode, tous retinrent la force de caractère qui anima Dep lisant d’une voix assurée la prière que voici :
Âme, ne reviens pas en arrière,
Âme, ne regrette pas la vie sur terre,
Vois la plante qui bourgeonne au printemps,
Devient feuilles vertes sous le soleil
Qui fanent en automne et tombent en hiver…
La vie est entre les mains de la Nature,
Et nul ne peut échapper à son destin…
Du néant, nous sommes tirés par nos parents,
Nous pleurons pour saluer la vie,
Nous rions dans notre enfance,
Nous marchons à grands pas aux jours de notre jeunesse
Puis nous nous asseyons quand nos forces nous quittent…
L’eau coule et les cheveux blanchissent,
Le filet du Créateur est tendu aux quatre coins du monde,
La vie est éphémère comme celle des papillons…
Âme, regarde maintenant devant toi
Et laisse la poussière terrestre se déposer derrière toi…
La poussière retourne à la poussière,
Ainsi va le cycle, tout reste immuable.
La cérémonie s’acheva par ces paroles du grand poète vietnamien Nguyên Du que le moine déclama pompeusement :
Dans la nuit éternelle, au sein des ténèbres profondes,
Manifestez-vous, mânes, par des lueurs tremblotantes,
Pitié pour les dix milles créatures!
Leurs âmes à la dérive, flottent en des terres étrangères.
Pour elles, aucun encens ne brûle
Esseulées, elles errent nuit après nuit
Puis s’éloignèrent les quelques participants. Khuôn Mặt (le visage ravagé), prenant son courage à deux mains, s’approcha de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores :
– Comme il n’y aura pas de banquet, viendrais-tu manger avec nous au Con rồng đỏ? Nous serons quelques-uns en compagnie de l’étranger, celui qui porte un sac en cuir; tu l’as déjà croisé je crois.
– Avec plaisir, merci.
La surprise du jeune homme n’eut d’égal que la joie qui le submergea. Il se pinçait le poignet pour le croire marchant côte à côte de celle qui accaparait toutes ses pensées.
– En route, réussit-il à dire risquant s’étouffer.
À suivre
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