Épisode 14.
Je vous souhaite une belle lecture et je me souhaite la verticalité le plus rapidement possible. Heureux, car cette fois je l'ai vue venir, évitant ainsi de fâcheux dégâts.
1m) comment achever une telle journée? Impossible de savoir comment la nouvelle de la tragédie ait pu, en si peu de temps, sortir de la pinède pour se répandre dans le quartier comme une volée de cigognes au-dessus des rizières. Je résume les opérations dans l'ordre où elles se sont déroulées: 1) quelqu'un a entendu la conversation entre Dep et Khuôn Mặt (le visage ravagé); 2) information transmise à un policier en service qui, aussitôt, est accouru sur les lieux; 3) il a fait appel à des renforts; 4) obligé Tré (le plus jeune) à se rendre au bureau de la police; 5) descendu le pendu du pin où on l'a trouvé accroché; 6) enroulé dans un linceul de fortune puis transporté par ambulance vers un hôpital de Hanoï.
Plus personne ne reverra celui que l'on considérait comme le meneur de la bande des xấu xí. Sans doute quelqu'un de la famille aura la tâche ingrate de l'identifier. Par la suite, envisager les funérailles. Important au Vietnam tout ce cérémonial qui peut s'étendre sur trois ans. La question sur toutes les lèvres: quel genre de funérailles doit-on organiser suite à un tel décès?
Plus personne ne parlera de lui d'ici quelques semaines. Le contremaître lui aura trouvé un remplaçant. Ce n'est pas la main-d'oeuvre qui manque. Il y aura bien les autres d'une bande qui devra se reconstituer. Survivra-t-elle à la disparition de son leader? Est-ce la fin des promenades du soir? Les reverra-t-on au café Con rồng đỏ, s'amuser à faire enrager le gardien de sécurité, encore ivre? Prendront-ils la bière du samedi? Sans jamais en parler directement, auront-ils des paroles sous-entendues au sujet de la jeune fille qui vend des ballons multicolores?
Plus personne ne pensera à lui lorsque la poussière, une fois retombée, se relèvera et ira brouiller d'autres images. Comme ce fut le cas pour Thần Kinh (le nerveux), se rappellera-t-on davantage de l'événement que de l'acteur? Acteur qui aura aussi été le metteur en scène d'une pièce de théâtre absconse. Reviendra-t-on sur la tige de fleurs de papier rouges? Y verra-t-on un quelconque indice?
2m) comment achever une telle journée? La sirène de l'ambulance fait toujours écho aux oreilles de Dep. Elle l'a vue revenir du sentier menant à la pinède. A baissé les yeux, son livre contre elle comme un bouclier protecteur. Une étrange agitation l'envahit. Le pendu apporte avec lui, dans l'hermétisme de la mort, un secret dont elle n'a parlé qu'en écrivant à sa mère.
Déjà, autour d'elle, près d'elle, dans les kiosques et les stands qui s'agglutinent sur la rue menant au carrefour, d'un côté, jusqu'au sentier de la pinède de l'autre, les gens ne savent trop comment aborder le sujet. Lorsque ça se produit une des premières réactions, au-delà de la stupeur et de la surprise que cela provoque, en est une d'incompréhension.
On entendra: ''pas chez nous, c'est si tranquille...''; ''qui aurait pu prévoir un tel drame...''; ''tu as pensé aux parents?...''; '' les funérailles vont ressembler à quoi...''; ''ce jeune m'est toujours apparu bizarre...''; '' c'était quand même un bon ouvrier...''. Plusieurs autres aussi. Des pires et des meilleurs selon qu'on ait été plus ou moins proche de la famille. Mais quelle famille...
Khuôn Mặt (le visage ravagé), toujours debout devant ce qui reste des braises mourantes, chasse la fumée qui s'attaque à lui. Mieux vaut attendre, on finira pas bien par venir aux renseignements. Le père, sans doute absent; il n'est jamais là. Un frère ou une soeur sortira bientôt. Il dira ce qu'il sait puis quittera les lieux, en route vers un autre brasier.
3m) comment achever une telle journée? Daniel Bloch, pour rien au monde ne saurait manquer le rendez-vous fixé par le jeune vietnamien. On doit se rejoindre pour l'heure du dîner. Il a décidé de ne pas bouger du Con rồng đỏ où il enfile café sur café. Il sent bien l'effervescence autour de lui. Impossible toutefois de saisir l'étendue des causes qui font s'agiter autant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'estaminet. S'instruire auprès du garde de sécurité serait comme parler aux roches.
Un moment, il a bien songé retourner vers le kiosque de la belle jeune fille qui vend des ballons multicolores mais s'absenter équivaudrait à rater la venue de ceux qu'il a invités à manger. Il prend donc son mal en patience, spectateur d'un brouhaha incessant. Madame Quá Khứ qui n'est pas reconnue pour s'énerver avec tout ou rien, a hélé son garde de sécurité l'incitant à lui rapporter les nouvelles qui se propagent à folle allure. L'heure du dîner approche, elle doit prévoir le menu.
La tenancière du café Con rồng đỏ a connu la guerre. Les guerres devrait-on dire. Toujours vivaces dans sa mémoire. Ça résiste au temps et au changement. Ces réminiscences qu'elle ne peut chasser, réapparaissent lorsque la traquillité enlève ses habits de tous les jours. Chacun sait qu'elle a collaboré dans les années 1950 avec les Français, puis les Américains par la suite. Son mari, espion pour le Viet Minh*, n'osant la dénoncer, fut retrouvé mort sans que l'on sache vraiment de quel côté venait le commanditaire. La mort apporte souvent avec elle d'ombrageuses ténèbres.
* Viet Minh Front pour la libération du Sud Vietnam
Jamais elle n'aborde le sujet. D'ailleurs, réussir à parler de ces événements aujourd'hui, relève de l'exploit. On préfère regarder devant que derrière. L'avenir, plus important que le passé. Surtout chez les jeunes. La guerre de 1954, chassant le colonialisme français, celle, plus récente - La Guerre du Vietnam - qui a pris fin en 1975, tout cela sommeille au fond des mémoires entre prétérition et amnésie.
4m) comment achever une telle journée? Tré (le plus jeune), assis sur une petite chaise de métal froid, le regard hagard, tremblote. On l'a conduit dans les bureaux de la police. Une photo du Président Ho Chi Minh compose le seul décor. Devant lui, un officier vêtu de vert kaki, l'observe. Deux petits drapeaux s'entrecroisent, celui du pays, l'autre du Parti Communiste. Rouges tous les deux. Un ventilateur les secoue tout doucement. Le plus jeune du groupe des six, les xấu xí, revoit dans les oscillations des carrés rouges ceux que le vent appliquait au corps pendu, son ami Cao Cấp (le plus âgé). Son frère.
Personne au Vietnam aime avoir à faire aux policiers. Leur réputation n'est pas la meilleure. On les accuse de corruption sachant que quelques dongs suffisent pour faire oublier une infraction. Sauf lorsqu'il s'agit d'un cas sérieux, et celui qui nous préoccupe en est un, les policiers deviennent un peu plus professionnels. Comme il s'agit d'un acte rarissime dans ce petit coin de Hanoï où tout le monde se connaît, où chacun, rapidement, se fait une idée de l'affaire, le policier se devra d'agir avec circonspection. Pas le droit à l'erreur.
L'inspecteur ajuste le document devant lui. Le procès-verbal de l'événement rédigé à partir du verbatim de ce jeune garçon en apparence impassible à l'extérieur mais totalement ébranlé à l'intérieur. Il y est allé doucement pour ne pas l'effrayer et en tirer le maximum. Il lui a dit au début de l'entrevue: '' Je te connais. Tes parents aussi. Tu n'as rien à craindre de moi. Ce que je veux, c'est que tu me racontes tout, du début à la fin. Prends ton temps, on n'est pas pressé.''
L'interrogatoire aura duré jusqu'à la fin de l'heure du Coq: 17 à 19 H. Une consoeur apportait le café pour l'inspecteur, une bouteille d'eau au jeune garçon. Il n'est pas rare que des rassemblements s'organisent devant les bureaux de l'administration lorsque la curiosité de la population devient insupportable. Ici, rien. Que deux individus assis l'un face à l'autre, un bureau comme un muret délimitant le rôle de chacun. - Bon, ça va. Tu veux que je relise tout ce que j'ai inscrit sur le rapport?
Un signe de tête bref fit comprendre au policier que le jeune garçon ne souhaitait pas réentendre cette histoire lugubre. - Tu informeras ton ami, celui qui était avec toi dans la pinède que je veux le rencontrer. Tré (le plus jeune) garde la tête penchée. - Je vais voir aussi la jeune fille qui était avec vous hier soir. Tu me dis qu'elle tient un kiosque de ballons, ça me sera facile de la retrouver. Tu peux partir.
À SUIVRE
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