vendredi 20 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*15)



Chapitre 14
Tout le monde à Toronto...


Des rayons de soleil s'étiraient sur le plancher de la chambre. Patrice ouvrit les yeux, s'étira et laissa vagabonder son esprit quelques instants avant de se lever. Deux lits vides s'offraient à lui.
- J'aurais dû m'en douter.

Il eut le réflexe immédiat de vérifier près de la table de chevet. L'enveloppe aussi avait disparu.
Dans sa tête, une foule d'idées surgirent. Elles allaient d'Éric à Steve. Il lui fallait descendre et voir du côté du vieux Japonais s'il n'avait pas entendu ou vu quelque chose d'insolite au petit matin ou même cette nuit.

- Jeunes garçons partir avec camionnette, tôt ce matin. Pas avoir temps réagir.

Patrice, le regard au travers de la fenêtre, fixait le plus loin qu'il pouvait. L'étrange sensation qu'il lui serait difficile d'intervenir auprès des deux fuyards s'installa. La malchance ou le Dodge avaient le champ libre pour agir.
Il se sentait impuissant comme jamais auparavant. À quelques kilomètres de Toronto, à quelques heures d'un solide coup où, certainement, Steve pourrait bien se pointer le nez, il devait se réorganiser le plus rapidement possible.

- Est-il possible de placer un appel au Québec? demanda Patrice à un vieux monsieur japonais perdu et estomaqué comme s'il venait de recevoir un paquet de lange sale sur la tête.
Patrice téléphona à Alex: il répondit rapidement. Le jeudi matin était la seule journée de la semaine où il n'avait pas besoin de se lever tôt.

- Veux-tu bien me dire où tu te caches?
- Écoute-moi bien Alex. Je te demande de ne pas poser de questions et de venir me rejoindre à Toronto aujourd'hui même.
- En voyage de noces?
- Pas de farce. Tu viens avec Caroline. Elle pourra se libérer de la bilbiothèque.

Il y eut un moment de silence à l'autre bout de la ligne. Patrice crut que son mécanicien avait coupé, jugeant la proposition de son ami entièrement farfelue ou bien déçu que Caroline en sache plus que lui.

- Je peux amener Bianca?
- Est-ce que tout le monde peut voyager dans la Shelby?
- Oh! monsieur Patrice s'intéresse tout à coup à ma Shelby? Pourtant, il n'y a pas si longtemps, monsieur Patrice trouvait que je perdais mon temps avec cette voiture! Monsieur... Dis-moi donc toi, qu'est-ce qui arrive avec la camionnette?

Patrice ne voulant pas étirer la conversation et encore moins tout raconter à son ami des aventures qu'il vivait actuellement, raccrocha après lui avoir donné rendez-vous à la nouvelle adresse de l'hôtel griffonnée sur le bout de papier par le vieux Japonais.


SUR LA ROUTE

À bord de la camionnette blanche, Steve et Éric roulaient à vive allure. En parallèle, un train les suivait sur la voie ferrée. Aux passages à niveau, la locomotive poussait un grand cri. Éric y jetait un coup d'oeil oisif.

- Je ne sais pas si c'est une bonne idée?
- Tu te la fermes, le jeune. C'est clair.
- Je ne suis pas jeune, répétait Éric comme à chaque fois.

Dans sa tête, il imaginait Patrice se levant, découvrant leur fuite et celle de l'enveloppe que le Dodge cherchait activement dans tous les coins de Toronto. Et Steve qui lui proposait de partir pendant qu'il en était encore temps. Qu'ils pourraient plus facilement s'organiser avec le Dodge s'ils la lui rapportaient. Qu'avec Patrice l'avenir était incertain et qu'ils risquaient de se retrouver devant les policiers de Toronto qui les expédieraient à Montréal: centre d'accueil ou, pire encore, la prison.
Éric, aux mots de policiers, centre d'accueil, prison ne réfléchit plus longtemps alors que Steve, heureux de pouvoir jouer encore sur l'échiquier de monsieur Georges, s'emparait de l'enveloppe et des clefs de la camionnette. En deux temps trois mouvements, les deux compères se retrouvèrent sur la route transcanadienne, direction Toronto.

- C'est pas compliqué, mon Éric. On retrouve le Dodge à Toronto, ce qui sera pas très difficile parce qu'il s'installe toujours au York, on lui explique qu'on a retrouvé l'enveloppe et qu'une petite récompense, style un aller pour la Floride, nous permettrait de ne plus jamais se faire voir.
- La Floride?
- Soleil! Bord de mer! Retraite à vingt ans! Quoi demander de mieux?
- Quoi demander de mieux? répéta Éric qui, instinctivement, boucla sa ceinture et plaça ses mains sur les genoux.

Ses yeux étaient hypnotisés par la route qui glissait sous lui. Steve ne se préoccupait de rien d'autre que d'arriver à Toronto dans les plus brefs délais.
Éric rêvassait. Il n'aimait pas les sentiments qui lui bloquaient la respiration. Il n'aimait pas penser à Patrice, sans doute assis dans la petite salle à manger de l'auberge avec le vieux Japonais glissant autour de lui. Pour une des rares fois de sa vie, le doute s'installait, se logeait tout doucement entre ses épaules lui plaquant un point inconfortable.

- Arrête de grouiller, espèce de bébé, lui cria Steve.
- Occupe-toi de conduire et laisse-moi tranquille, siffla Éric avec la vitesse de l'éclair.
- Écoute-moi bien, le jeune. Si jamais tu me chies dans les mains une autre fois, c'est le Dodge qui s'occupera de toi. C'est assez clair?
- Je ne suis pas jeune, dit-il en fermant les yeux.

Il souhaitait s'endormir le plus rapidement possible évitant les menaces de Steve. Ne plus penser qu'à une chose: que tout se passe vite, que finisse cette histoire qui se compliquait d'heure en heure. Ne plus être obligé de choisir entre un protecteur ou un autre. Dormir et se réveiller n'importe où: au Japon, en Floride... partout sauf au centre d'accueil.


QUE SE PASSE-T-IL DU CÔTÉ DU DODGE?

Le Dodoge était au téléphone. Ne parlant pas beaucoup, monsieur Georges lui demandait s'il avait bien reçu les dernières informations. Après quelques instants, le Dodge raccrocha, prit son manteau, ses lunettes fumées et descendit prendre un petit déjeuner dans le chic restaurant de l'hôtel York.
Ici, on le connaissait. Chaque fois qu'un travail le ramenait à Toronto, le York était son pied-à-terre. On le respectait surtout à cause de monsieur Georges, un des hommes les plus puissants de la pègre montréalaise.
On lui glissa le journal du matin qui n'en avait que pour le hockey et les séries éliminatoires. La fin avril et le hockey font bon ménage.
Le Dodge s'assura que son café soit froid et sucré. Il y goûta puis ouvrit deux autres sachets. C'est à ce moment qu'entra tout un groupe de hockeyeurs, membres de l'équipe de Vancouver.
Les joueurs remarquèrent cette espèce de gorille et, passant près de lui, chacun ressemblait à un enfant d'école. Le Dodge ne leva jamais les yeux. Il engouffra une deuxième assiettée de jambon froid, d'oeufs durs et de frites graisseuses.
De la salle à manger se dégageait une atmosphère détendue se confondant bien avec le décor chasse et pêche: panaches d'orignal, truites et saumons en plâtre, immenses photographies de lacs et de rivières ontariennes. Les tables et les bancs, disposés de façon à ce que personne ne se nuise dans les déplacements, étaient en bois rond couleur des vieux chalets du nord de l'Ontario.
Le Dodge se leva. Le silence se fit.


PATRICE SE RÉORGANISE...

Il avait réussi à louer une petite voiture et filait vers la capitale ontarienne. En roulant, son esprit voguait d'une chose à l'autre. Ce petit hôtel dans le quartier chinois le hantait. Allait-il trouver de nouvelles informations sur les quelques jours que sa mère y avait passés en 1967? Serait-il déçu? Serait-ce un tremplin ou y rencontrerait-il son Waterloo?
À ses côtés, la grande enveloppe, la seule qui lui restait maintenant, celle que sa mère adoptive lui avait remise. Ouverte devant lui, rien ne permettait d'établir des connexions, de relier des pistes.
La journée s'annonçait superbe. Le soleil sur l'asphalte donnait cette illusoire impression que la chaussée était mouillée. La petite voiture de location ne lui permettait pas d'aller très vite et Patrice souhaitait entrer en ville autour de dix-sept heures.
Il se répétait l'adresse comme on récite une prière. Il fut alors doublé par une voiture de police.

- Ont-ils repéré Éric et Steve?

Son attention revint aussitôt autour de lui. Les arbres défilaient tout à côté de la route et progressivement le soleil baissait entre leurs branches. Le lac Ontario, véritable mer intérieure se tassant contre les buildings de Toronto, apparut enfin.
Patrice aurait pu découvrir cette ville l'an dernier; l'Association des psychologues du Canada y tenait sa réunion annuelle. L'université lui avait offert d'assister à la rencontre. Il avait cependant décliné l'invitation. Était-ce intuitivement qu'il avait refusé? Sentait-il qu'en y venant, l'idée de retrouver sa mère aurait germé en lui et qu'il n'aurait pu s'en débarrasser?
De toute façon, il y était maintenant. Déroulant la carte de la ville, il se dirigea illico vers la rue Oiran. Rapidement, il s'aperçut qu'on ne pouvait pas rouler en voiture dans le quartier chinois. Il décida d'aller rendre la petite Chevrolet au bureau de location. Il se situait tout juste en face de l'hôtel York.
Du bureau de la compagnie, Patrice observait le hall de l'hôtel et vit un attroupement important. La jeune préposée lui dit que les joueurs de hockey de Vancouver y étaient descendus.

- Êtes-vous amateur de hockey?
- Oui, répondit-il, mais pas des Canucks.
- À vous entendre et à voir votre adresse, ce serait plutôt les Canadiens de Montréal.
- Et vous, les Leafs de Toronto?
- Mais j'aime bien Pavel Bure.

Pendant qu'ils discutaient, la jeune préposée acheva de remplir la fiche de location et lui remit ses papiers.

- On est près de la rue Oiran? demanda-t-il.
- Dix minutes de marche vers la Tour du CN.
- Merci et bonne chance à vos Leafs.
- Et à Pavel Bure.

Patrice sortit et croisa sur le trottoir une espèce de gaillard qu'il prit pour un joueur des Canucks de Vancouver.

- Ils ont vraiment l'air bête, ces joueurs de hockey, se dit-il en traversant la rue.


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