vendredi 13 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*9)


Chapitre 8
Visite rue Fullum...



Caroline avait vite compris qu'avec Patrice, il ne fallait pas poser de questions. Tout devenait clair et limpide si on acceptait de laisser le temps jouer. Ce téléphone reçu ce matin à la bibliothèque, la rassura tout en la bouleversant. Elle devait lui préparer tant de choses et lui sortir assez d'argent pour un voyage, si subitement décidé. Elle ne pouvait se chasser de l'esprit que quelque chose de tout à fait spécial se passait. Refusant d'entrer dans ce que Patrice appelait la paranoïa, elle se fiait entièrement à lui. Le rendez-vous aurait lieu la nuit prochaine dans un petit hôtel de la Rive-Sud, à deux kilomètres du pont Jacques-Cartier, direction des États-Unis.

Alex ne devait rien savoir pour le moment sauf que Patrice devait se rendre à Québec pour une entrevue au Ministère des Affaires Sociales. Mais ils devaient se tenir prêts, Alex, Bianca et elle-même à le rejoindre s'ils les appelait.
Caroline chassait de sa tête toute question l'éloignant de son travail et utiliserait son heure de dîner pour récupérer ce que Patrice lui avait demandé. Elle ne vivait plus que pour le rendez-vous de cette nuit...


- On part, dit Patrice en réglant la note.

La jeune employée lui jeta un regard charmant accompagné de son plus beau sourire. Éric la dévisagea et reçut une grimace qui voulait en dire bien long.


La camionnette prit la direction est, ce qui fit dire à Éric qu'ils allaient soit reprendre la Hochelaga ou retourner chez sa mère. Mais il savait ou il commençait à savoir que les questions ou les rouspétages ne menaient nulle part.


- Prends l'enveloppe et ouvre-la. J'ai dit l'enveloppe, pas autre chose.

Éric s'exécuta en faisant attention de ne rien briser. Déjà, en lui, il sentait que l'aventure dans laquelle il était embarqué dépasserait en suspense tout ce qu'il avait vu jusqu'à maintenant. Et ce n'était pas nécessairement ce qu'il désirait.


D'une main, Patrice tenait le volant, de l'autre une liasse de papiers. Ses yeux allaient de la route aux documents.

- Intéressant? demanda Éric qui sentait un besoin de nicotine monter en lui.
- On retourne chez ta mère.

Éric laissa tomber sa tête sur le dossier du siège. Par habitude, il gardait toujours les mains sur ses genoux et la ceinture bien bouclée. Pas un seul mot ne sortit de sa bouche. Il savait qu'il jouait toujours un bout de sa vie lorsque Patrice, ne reculant devant rien, l'informait de quelque chose.

- À vos ordres, colonel.
- Tu vas t'étendre dans le fond de la camionnette, le temps que j'aille sonner. Notre histoire peut très bien commencer ici.
- Ou finir, soupira Éric, le moral complètement à plat.

Patrice s'arrêta devant la maison de la rue Fullum. En sortant, il nota que la rue Hochelaga et le fleuve étaient à égale distance de la maison. Après un coup d'oeil autour de lui, il traversea et grimpa au balcon de la vieille habitation à deux étages. La mère d'Éric logeait au deuxième. À cette heure-ci du matin, elle devait bien être là.

- Vous êtes la mère d'Éric Tanguay?
- Qui êtes-vous? De la police?

La femme paraissait beaucoup plus vieille que son âge. Nerveuse, tendue, ses yeux bougeaient dans toutes les directions à la fois: elle ne connaissait pas cet homme.

- Il est populaire, ce petit fouteur de troubles!
- Puis-je entrer, madame?
- Ça fait trois jours que je ne dors plus à cause de lui. Quand ce n'est pas le centre qui téléphone, c'est la police ou encore ses amis qui veulent savoir où il est.
- Puis-je?
- Allez-y donc, un de plus ou de moins, c'est pareil.

Patrice se retrouva dans le salon, une pièce dont les meubles défraîchis dataient de plusieurs années. Le téléviseur fonctionnait et la mère d'Éric le ferma avant de s'asseoir sur une berceuse au dossier de laquelle pendait un châle vert émeraude.

- Je suis plus capable, monsieur, dit-elle, en examinant ce personnage inquiétant. Êtes-vous, vous, capable de comprendre que je n'en peux plus. C'est plus fort que mes résistances. Quand ce n'est pas son père, c'est lui. Je suis au bout du rouleau.

Patrice la laissa parler. Toujours debout, il se dirigea vers la fenêtre.

- Vous pouvez vous asseoir, monsieur. Monsieur?
- Patrice Lanctôt. Je viens de terminer un stage au centre...

Pendant qu'il déballait son histoire, madame Tanguay lui proposa une tasse de thé (sans doute à cause de son allure asiatique). Ils se retrouvèrent dans la cuisine. La vaisselle sale remplissait l'évier; par terre, de la poussière en moutons roulait, poussée par une chatte aussi vieille qu'Éric.
La fenêtre de la cuisine donnait sur une minuscule vérenda en décripitude. Et la ruelle. Patrice y jeta un regard comme pour tenter de découvrir un peu mieux le décor où avait grandi son jeune fugueur.


L'arrière-cour lui rappelait à quel point son enfance à la campagne fut différente de celle de ce garçon. Les poubelles allongées contre des clôtures fatiguées, des rebuts pavant le chemin jusqu'à l'avenue, des clôtures bigarrées aux balcons desquels des objets hétéroclites s'amoncelaient, tout cela composait un paysage rabat-joie.

- Il y a longtemps que vous vivez ici?
- Trente ans, monsieur.
- C'est plutôt rare, on déménage beaucoup à Montréal.
- Pas moi. Vous saurez que j'ai passé mon enfance dans le quartier, mon adolescence et maintenant je suis à peu près certaine d'y mourir... au rythme où vont les choses.
- Vos parents vécurent dans cette maison?
- Mes parents?

Patrice semblait avoir atteint un point sensible. Serait-ce une deuxième nature, l'influence d'Éric qui agissait?

- Ils étaient propriétaires de la maison. Lorsqu'ils sont décédés, ils me l'ont donnée en héritage. C'était en 1967.
- L'année de l'Exposition internationale de Montréal.
- Ça ne doit certainement pas vous dire grand chose. Ce n'est pas de votre âge.

Juste au moment où il allait dire quelque chose, le téléphone sonna. Madame Tanguay s'excusa pour aller répondre. L'appareil étant dans sa chambre, Patrice ne pouvait suivre la conversation mais concentré au maximum, il capta quelques mots. Elle revint.

- Dix fois par jour, c'est bien simple. Il appelle dix fois par jour. Je n'exagère pas.
- Le centre?
- Nous parlions d'Expo'67, monsieur Lanctôt.
- Est-ce le centre qui vient de appeler?
- Non. Un jeune homme que je ne connais pas. J'espère que ce n'est pas des individus louches.
- Éric a fréquenté différentes personnes.
- À qui le dites-vous? J'en suis devenue quasiment folle. À dix ans, imaginez-vous, à dix ans, cet enfant-là ne rentrait coucher qu'aux petites heures du matin. Pourquoi il est comme ça? Vous le savez, vous? Vous avez fait des grandes études pour comprendre ces enfants-là. Pourquoi ça m'est arrivé? C'est vrai qu'avec un père qui ne vaut pas cher!

Elle se mit à pleurer. Patrice était mal à l'aise devant cette femme de plus de quarante ans, mais qui en paraissait soixante tellement les misères de la vie avaient ravagé son visage et son corps.

- Est-il venu directement ici?
- Qui?
- Celui qui vous appelle dix fois par jour.
- Non, il ne fait que téléphoner. On croirait un message enregistré.
- Vous pourriez reconnaître sa voix?
- Mieux que celle d'Éric. Lui, ça fait je ne sais plus combien de temps qu'il ne me parle plus. Depuis la dernière fugue, celle où il s'est amené ici. Les éducateurs l'ont ramassé tout de suite l'après-midi.
- Vous les aviez appelés?
- Non, ce sont les voisins. Ils le détestent tellement. Tout le voisinage le déteste. Tous ceux qui l'ont connu l'ont haï.

Patrice tentait de mettre bout à bout les informations de la mère et celles du fils.

- Vous ne m'avez pas dit pourquoi vous êtes venu, monsieur Lanctôt.
- Deux choses, madame. La première, pour prendre des nouvelles de votre fils et la deuxième pour une information personnelle. Le nom de Prince ne vous dirait pas quelque chose?
- Prince?
- C'est une dame qui aurait vécu sur la rue Hochelaga dans les années 1967.
- C'est long la rue Hochelaga.
- Trente ans dans le même quartier aussi.

Madame Tanguay partit dans ses réflexions. Elle avait donné à son fils les mêmes yeux et cette façon toute énigmatique de vous regarder, comme si on voulait en savoir davantage qu'en dire. La ressemblance fascinait Patrice. Il cherchait chez cette femme d'autres signes dont le fugueur aurait pu hériter mais n'en trouva pas.

- Vous savez, lors de l'Expo'67, il y a beaucoup de gens qui louaient leur sous-sol ou des chambres aux visiteurs. Il y en a même qui ont acheté des maisons dans le coin, juste pour le temps de l'exposition et revendaient par la suite. C'est incroyable tout le va-et-vient qu'il y avait à l'époque. On ne dormait pas beaucoup, tellement ça grouillait de monde.
- À ce que je vois, vous n'avez pas beaucoup dormi dans votre vie.
- Prince. Vous n'avez pas son prénom?
- Malheureusement.
- Êtes-vous allé aux archives municipales?
- Et pour quelle raison?
- Si elle a habité le quartier un certain temps, son nom devrait encore être inscrit sur les registres. Je ne sais pas moi, relevés de taxes ou encore expropriation ou encore...
- Merci madame Tanguay.
- Si jamais...
- J'aimerais que vous ne parliez pas de ma visite au jeune homme qui appelle dix fois par jour. Vous devriez d'ailleurs lui dire que la police enquête sur le dossier d'Éric et que pour vous, c'est terminé.
- C'est un peu cela aussi.

Patrice laissa la mère d'Éric à son évier encombré, ses moutons vivant dans la poussière qu'une chatte vieilllissante ne semblait même plus pourchasser.

- Puis-je voir sa chambre avant de partir?
- Il n'a plus de chambre ici depuis qu'il est en centre d'accueil.
- Depuis cinq ans?
- Et quatre mois.

Lorsque Patrice ouvrit la portière de la camionnette, il s'aperçut que l'oiseau était endormi.

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