mardi 20 septembre 2005

Le onzième saut de crapaud

Notre grand-père tenait un galet à la main. Il le passait de la droite à la gauche. Son regard balayait inlassablement les grands coups de vague sur la mer. Depuis quelques jours, aucune nouvelle de son crapaud. Le grand silence. L'étang ne bougeait que par ses longues quenouilles dépassant d'une tête les aulnes fragiles qui tenaient courageusement le coup face aux brusqueries du vent. Grand-père savait qu'à cette époque, celle de la frileuse météo, tout comme les grands oiseaux de passage, nomades courant du nord au sud derrière la vie, son crapaud chercherait asile dans un endroit toujours inconnu pour lui. Pourquoi ne pas l'avoir salué avant son dernier plouf! ploc! ? Parce qu'un crapaud, eh! bien ça ne dit pas bonjour ni à l'arrivée ni au départ. C'est là, un point c'est tout. Il s'agit pour lui de trouver le bon étang. Calme et nourriture. Non pas l'abondance mais la régularité.
Ce crapaud qui ne connait sans doute que l'entrée du parc Forillon, quel âge a-t-il? Où macère-t-il ses expériences de vie? Que sait-il d'elle? Grand-père se souvient de leur première rencontre. On n'oublie jamais les premières rencontres. Que ce soit avec les gens, les animaux ou les choses. Dans une lettre qu'il écrivait à Wagner, Charles Beaudelaire disait quelque chose comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer.
C'était un matin particulièrement frais. Rien pour empêcher de sortir, aller saluer la mer laissant au ressac mille messages pour ceux qui ne lisent pas comme lui les odeurs et les couleurs du temps. Grand-père le rencontra. Plouf! Ploc! Un grand trou dans l'étang. Et ce fut le début de toute une série de rencontres et de conversations univoques. Mai à septembre. Sans rater un seul jour. Pour un crapaud, le beau temps est celui de la journée. Jamais grand-père ne l'a entendu chialler. Toujours le même. La seule modification importante, en fait il y en a deux: la couleur sous la pluie lorsque ne plongeant pas, il se laissait humidifier par cette eau douce mêlée à l'eau de mer et le dernier plouf! ploc!
Grand-père savait sa propre permanence et craignait pour celle du crapaud. Grand-père trouvait des nuances dans le temps et chez les hommes. Pas lui. Ce crapaud n'est devenu géant que plus loin dans leurs rencontres. Et c'est ce souvenir que ce matin de galet à la main il revivait. Les souvenirs, grand-père les conserve dans une mémoire plus affective que chronologique où les phéromones des gens et des choses s'imprègnent définitivement.
Le crapaud était là, tout près de lui, inquiet et solitaire. Issu de l'étang comme un étranger cherchant sa route sans la demander. Immobile. Beau dans sa laideur. Grand-père s'arrêta, il s'en souvient le galet était dans la main droite. Leurs regards l'un dans l'autre se fixèrent. Et le crapaud fit son plouf! ploc!. Déjà il venait de se relancer à l'eau. Grand-père le cherchait. Tous les autres matins, de mai à septembre, ils se croisaient. Combien de fois les événements doivent-ils se reproduire avant qu'ils ne puissent prendre du sens? Mais dès là, le crapaud devint le compagnon essentiel. Sachant, en silence, recevoir les mots du grand-père avant de retourner à sa demeure.
Comment le crapaud devint géant? Par le simple fait d'être présent, de revenir inlassablement offrir son mutisme aux élans de l'âme d'un marcheur de grève. De grave comme on dit par ici. Les gens que la vie, dans ses grandes occurrences, nous permet de recevoir sont comme un crapaud. Parfois, ce n'est que plouf! et ploc!, un point c'est tout. Mais les faire devenir des géants pour soi, voilà l'occasion superbe qu'il faut saisir. Des géants de taille réelle, car grand-père voyait ce crapaud plus grand que nature par le simple fait que ses yeux le cherchaient quotidiennement dans un espace si vaste qu'il lui fallait absolument l'agrandir pour qu'il s'installe définitivement en lui. On ne rend jamais assez géant tout ce que l'on aime.

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