lundi 19 septembre 2005

Le dixième saut de crapaud


Jean-Pierre Ferland, dans une chanson aux couleurs et aux accents d'une autre époque, dit qu'il peut paraître démodé d'aimer encore sa mère et d'embrasser cette vieille dame. Je ne connais pas le prénom de la mère de Ferland. Cette vieille dame assise sur le perron de mon jardinet s'appelle Fleurette. Toute ma vie, lorsque j'avais à déclamer son prénom, tout un chacun me regardait, petit sourire en coin, notant que c'était fort joli. J'ajouterai, unique. Je ne me souviens pas l'avoir entendu personnifiant quelqu'un d'autre.
Je parle de Fleurette, cette vieille dame, ma mère, car je suis allé chez elle en fin de semaine. Son nouveau chez elle depuis un an. C'est fort peu comparé à la quarantaine d'années qu'elle a vécues dans ce que parfois, encore, elle dira sa maison. On sent qu'elle la met de côté sans jamais l'oublier. Difficile d'effacer tout ce temps, meuble et immeuble. De plus que son nouveau chez elle se situe dans l'Outaouais, bien loin de sa Montérégie d'adoption et son Estrie natale.
Nous avons passé de bons moments. Courts. Nous rappelant, d'abord, les heures gaspésiennes de cet été. Elle a réalisé un vieux rêve. Voir Percé et son rocher face à face. Elle a dû souffrir pour l'atteindre. Marchant avec difficulté, canne à la main devenu son bâton de pèlerin, le regard porté haut et fier, elle a gravi les marches menant à l'observatoire. Les seules paroles prononcées furent de dire qu'elle avait le droit de mourir maintenant. Ses yeux et son coeur plongés dans une espèce d'inaccessible. J'avais l'impression que l'inaccessible pour cette vieille dame reposait sur le fait qu'à son âge, elle ne se donnait plus le droit à de folles escapades. Elle a monté. A-t-elle vu, de ses yeux taquins, s'ouvrir à elle cette force immense qui l'a accompagnée durant ces maintenant quatre-vingt-deux ans? Je ne le sais pas, mais pour une des rares fois dans ma vie avec elle, j'ai perçu de la fierté. De cette fierté que l'on doit à personne d'autre qu'à soi-même.
Elle me disait être disponible pour la Gaspésie l'été prochain. C'est beau d'entendre de la voix d'une personne dorée cette volonté de continuer parce qu'au bout se trouve ce que l'on veut et non pas ce que l'on nous impose. Sans aucune hésitation. Comme si les cinq mille kilomètres qu'elle s'est tapés entre Gatineau, Montréal, Gaspé et Sept-Îles en juillet et août derniers n'avaient eu aucun effet de fatigue sur elle. Car les personnes dorées, on ne veut pas les fatiguer. On veut tellement ne pas les épuiser qu'on risque de les diminuer autant physiquement que moralement.
Cette femme a longtemps vécu par la vie des autres, plaçant ses goûts et ses besoins au service des autres, retenant ses émotions et ses sentiments dans une grande bulle de silence afin que les autres puissent mieux s'épanouir, courant le risque de devenir une autre. Une autre comme une inconnue. Elle est difficile à percer cette vieille dame qui naquit à l'époque de la grande crise, profondément marquée par cette angoisse, - je crois qu'elle l'habite toujours - que l'essentiel allait venir à manquer. Cet essentiel se résumant trop souvent aux besoins de base.
Et nous avons aussi jaser du temps avec son mari, mon père. Veuve depuis plus de dix ans. Dans ses souvenirs, on croirait qu'elle le fut bien avant la mort de cet homme si longtemps absent de sa famille nucléaire et formidablement présent à cette famille politique qu'il a créée et qui l'a abandonné une fois décédé. Mais, dans ses réminiscences du passé, c'est elle qui transparaît. Un autre point de vue s'impose. Le sien. Celui qui voyait tout, semblait accepter tout, protégeant de la famine émotive six enfants marqués à jamais par une structure familiale unicéphale.
Elle en parlait sans aucune amertume, avec énormément de sagesse et de résignation; on ne peut rien changer de toute façon. Sachant éviter les moments pénibles, difficiles, dont nous nous rappelons tous,elle dénichait dans tel ou tel souvenance une couleur passée de mode, mais une couleur dont elle connaît fort bien le nom.
Avec ma mère, partir est difficile. Ce le fut également en ce dimanche après-midi ensoleillé. Elle est sortie, debout sur la pelouse où des traces de jaune s'installaient, le regard profond dans chacun, la main haute, nous saluant. Je la regardais tourner, dos courbé et entrer. Convaincu qu'elle continuera en elle les discussions entamées.
Fleurette, petite fleur. La mienne, toujours, restera ce bouquet duquel il sera impossible de nommer chacune des fleurs qui le compose.
Je ne crois pas qu'il soit démodé d'embrasser cette vieille dame.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

bonjour Jean, votre "blog" est si intéressant que j'en suis à la deuxième lecture. Votre texte sur Fleurette, "un vrai bijou" - vous devriez écrire tout un livre sur vos souvenirs. Merci et félicitations, Alice Pelletier

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