lundi 21 mai 2007

Le cent soixante-quatrième saut de crapaud (16)




Chapitre 40


- Je pense que j'en ai un, dit Mario en tirant sur sa ligne à pêche improvisée.
- Une belle petite truite!
- L'eau est si pure que le poisson sera certainement succulent, reprit Mario qui venait tout juste de sortir du ruisseau une truite d'environ vingt centimètres et la jeta sur la berge.
- Ça nous fera un très bon dîner.
- Es-tu capable de faire cuire cela?
- No problem!
- Si on pouvait en prendre encore deux ou trois de plus, il y en aurait pour tout le monde.
- Pas sûr que Joe soit amateur, dit Bob, un sourire aux lèvres.

Mario se demanda s'il ne profiterait pas de ces moments, seul avec le chef, pour avoir une conversation compte tenu de ce que Rock lui avait dit plus tôt ce matin. Il jugea préférable d'attendre:
- À quelle heure prévois-tu aller visiter la grotte?
- Dans deux ou trois poissonns!

Plus la journée avançait, plus elle devenait merveilleuse: les nuages, hauts et d'une blancheur immaculée; une toute petite brise ramasseuse d'odeurs de fleurs des champs les promenait partout dans la clairière.

Raccoon gambadait devant Annie et Joe, s'arrêtant, se retournant puis repartant aussi vite.
- Ça te fait bien ton habit, Joe, dit Annie se collant sur lui.
- Connais-tu ça toé, les champignons?
- Non, mais Bob va les trier.

Ils avancèrent, se penchant parfois pour ramasser des fraises sauvages. Annie cueillit quelques fleurs sauvages qu'elle épingla dans la chevelure volumineuse de Joe, reculant pour mieux le regarder:
- Tu es pas mal beau comme ça, lui dit-elle avec un sourire admiratif.
- Ça pousse où des champignons? Joe désirait changer l'atmosphère devenant un peu trop... romantique à son goût.

Annie s'approcha de lui, fixa ses yeux dans ceux du grand militaire sans bérêt. Son coeur battit très fort alors qu'elle posa ses lèvres sur celles de Joe se demandant ce qu'il devait faire. Il recula. S'immobilisa. Ferma les yeux, laissant monter en lui une bien étrange émotion.

- Je sais que dans le fond de toi, c'est Caro que tu aimes. Annie lui tourna le dos.
- Qu'est-ce qui t'fait dire ça?
- J'ai seulement à te voir la regarder. Elle n'a qu'à ouvrir la bouche, dire un mot et tu te tais, tu deviens sérieux et tu l'écoutes comme t'as pas l'habitude de faire.
- Pis cé toé qui m'embrasse?
- Parce que je t'aime, Joe.
- Lé filles aiment n'importe quel gars en autant qu'y en ont un.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- J'veux dire qu'lé filles, en autant qu'y ont un gars pour dire à leu amies qu'y ont un chum, cé toute s'qui compte.
- Tu penses vraiment ça, Joe?
- Oui.
- Vous autres, les gars, vous vous sauvez tout le temps quand ça commence à être sérieux. Toi, c'est ça en tout cas.
- J'me sauve pas là.
- Dans deux secondes, tu vas te mettre à chercher Raccoon.
- Cé vra ça, où est-ce qu'y'é lui, dit Joe regardant autour de lui.
- Tu vois, je te l'avais dit.
- J'toujours ben pas pour l'laisser tu seul.
- Pis moi, tu me laisses bien toute seule.

Annie retint Joe par la main, lui serra le poignet au point qu'il ne pouvait s'empêcher de ressentir qu'elle était sur le point de se donner à lui.

Dans sa tête... Les longues soirées avec la gang du parc, celle qu'il fréquentait avant septembre dernier... Le goût des cigarettes de marijuana dans sa bouche... Les discussions inutiles dans les sous-sols humides, chez l'un ou chez l'autre... Les effets dans son cerveau de toutes ces drogues dont il ne connaissait même pas le nom... Les nausées... La gorge serrée où la bière peinait à passer avant de tomber dans un estomac mal en point... Les filles étendues par terre... Inconscientes... Les garçons s'enroulant sur et dans elles... Les gémissements de douleur ou d'écoeurement...

Joe regarda Annie. Elle lui semblait si fragile, si loin de tout ce qu'il avait connu auparavant. Il s'avoua que c'était le regard de Caro qu'il cherchait dans celui d'Annie, toute proche de lui.

Annie enleva la fleur des cheveux de Joe, la mit dans sa bouche et se lova contre lui. Cherchant à reprendre ses esprits, son corps lui criait de se laisser aller. Le corps de Joe, immobile et droit devant elle, l'appelait. L'espace d'un instant, elle oublia toutes les recommandations de sa mère pour ne pas étouffer ce désir qui surgissait en elle. Annie enleva le veston de Joe, puis son t-shirt. Torse nu dans cette matinée chaude, le grand regardait Annie et cherchait à ne pas la comparer à toutes les autres qu'il avait connues.

La jeune fille, mesurant ce qui lui restait de courage, se laissa tomber par terre, Joe à côté d'elle. L'impression qu'ils tombaient dans le ciel alors qu'ils regardaient au-dessus d'eux. Elle chercha la main du grand. La trouva. La déposa sur son coeur.

- Ça bat vit' la d'dans.

Annie se tourna vers lui, le regarda dans les yeux avant de laisser sa tête se déposer sur sa poitrine. Son âme chavirait. Sa gorge devint sèche. Pour cacher sa grande nervosité, elle respira tout doucement, la tête sur le coeur du grand.
- Tu sé, les filles qu'j'ai connues y étaient pas comme toé. Sa grande main, timidement, ébouriffait les cheveux d'Annie.
- Elles étaient comment?
- Silencieuses... pis rapides.
- Tu veux dire quoi?
- J'veux dire c'que j'veux dire.
- Ça veut dire quoi?
- Que... que... on s'déshabilla même pas... on fesa ça vite sans parler pis se r'garder... pis c'ta toute.
- Ce n'est pas la première fois que tu fais l'amour... Joe?
- Tu veux dire baiser, parce que moé, faire l'amour ché pas cé quoi.

Annie, troublée, préféra se taire, ne sachant plus ce qu'elle devait faire. Joe, là, sous elle. Les oiseaux chantaient dans le bois près de la clairière. Personne.

- J'aimerais que tu me fasses l'amour, Joe.

Il la fit basculer sur le dos:
- Imagine toé pas que chu un as! J'sais qu'tout l'monde pense que j'baise toué soirs avec des filles différentes et qui s'meurent de plaisir. Cé pas d'même que ça s'passe.
- Ça se passe comment?
- Euh!
- Dans les livres ou les romans d'amour, la jeune fille vierge attend le beau prince charmant venu la chercher sur son cheval blanc. Il la porte dans ses bras vers un château tellement grand, tellement beau, tellement ensoleillé avec plein de jardins tout en fleurs, des fontaines qui font jaillir des jets d'eau de toutes les couleurs. Reçus par des domestiques habillés de blanc, ils leur ont préparé un festin avant de les conduire dans une magnifique chambre rose. Un lit à baldaquin drapé de soie trône au milieu de la place face à une immense fenêtre donnant sur un paysage montagneux. Ils se couchent. S'embrassent durant des heures. Le beau prince charmant glisse à l'oreille de la douce jeune fille des mots si doux, si tendres, qu'elle en pleure. Puis, ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre. La nuit laisse entrer un vent tiède dans la chambre fraîche. Au matin, dans les rayons du soleil qui s'étire, les bruits de la nature les réveillent. Ils sont beaux. Se regardent amoureusement. Il la prend dans ses bras. Les longs cheveux blonds de la jeune amante traînent sur l'oreiller encore chaude de sommeil. Il l'embrasse dans le cou. Elle devient folle de désir. Il lui fait l'amour comme Don Juan. Elle le regarde dans les yeux. Il lui dit l'aimer plus que tout au monde, que rien jamais ne les séparera.
- Cé tu une légende, ça aussi?

Annie, enivrée par ses propres paroles, reconnut le prince charmant dans Joe, colla ses lèvres sur les siennes se laissant aller à sa seule présence.

Au bout d'ils ne savent plus combien de temps, ils entendirent Rock crier au bout de la clairière. Annie prit ses vêtements et rapidement, se rhabilla. Joe la regarda:
- C'éta tu comme ça dans ton roman?

Annie ne dit rien. Des larmes coulaient alors que Joe, à moitié nu, ses membres démesurément grands, se fondait au sol. Où était toute cette poésie d'il y avait quelques minutes? En elle, une blessure ou une amère déception, elle ne saurait le dire. Rien d'aussi tendre, ce qu'elle attendait, ne s'était produit. Seulement un grand gars malhabile qui lui fit mal... au coeur, au corps... à l'âme.

Rock ne cessait de crier: « C'est l'heure de dîner. ».

Caro attendait près de la table improvisée. Bob et Mario, revenus de la pêche avec quatre truites, les préparaient pour le repas.

- Faudrait trouver un peu de champignons avant de rentrer au campement, dit Annie essuyant une larme et s'allumant une cigarette.
- Pourquoi tu pleures?
- Pour rien. C'est ça... pour absolument rien.

Ramassant son bouquet de fleurs, elle s'avança vers l'orée du bois où elle cueillit en quelques instants une dizaine de champignons. Joe, debout, grand dans le soleil mais petit dans les illusions d'Annie, tenait machinalement son veston à la main.

- As-tu vu Raccoon dans les parages?
- Personne.
- Rentre au campement, j'va essayer d'le trouver.

Annie, jetant un dernier regard vers Joe, se dirigea lentement vers la voix de Rock. Elle marchait sans trop d'assurance. Les choses n'étaient plus tout à fait les mêmes, maintenant: son coeur, ses sentiments venaient de chavirer. Son corps lui parlait de déception plus que de blessure.

- Pourrai-je encore regarder Joe dans les yeux?



Chapitre 41







Joe entra dans le bois, enfilant son t-shirt car hors du soleil le temps était plus frais. Il cherchait Raccoon. Il appela son raton laveur: pas de réponse:
- On dira qu'on peut pas s'occuper d'deux affaires à fois. Si nous a vu, la jalousie l'a pognée pis è partie. Cé-tu assez mal faite la vie! La droille... c't'a p't'être moins compliquée... Au moins les filles y pleure pas eux autres.

Tout en avançant, il se sentit épié ou suivi, Joe ne pouvait pas le dire. Il cria le nom de Raccoon au même moment qu'un courant d'air froid lui passa dans le dos. Rien. Il se retourna. Toujours rien.

- C'tu bizarre, iciite!

Vitement, le bois s'opacifia et s'il continuait à avancer, Joe n'était plus certain de pouvoir retrouver le chemin pour revenir. C'est alors qu'il vit, à quelques mètres devant lui, la carcasse d'un animal mort. Il s'approcha. À ses pieds gisait un squelette; de quelle famille provenait-il, difficile à dire? « Au moins cé pas Raccoon!». L'odeur qui s'en dégageait puait la charogne. Joe plaça son veston en plein sur son nez puis changea de direction. Là aussi, dans celle qu'il venait de prendre, un autre. Un autre encore. Quelle que fût la direction qu'il prit, il se retrouvait en face de ces carcasses nauséabondes. Elles avaient toutes la même forme, la même couleur, le même aspect et surtout la même odeur répugnante. Si ces animaux avaient été tuées, ils le furent de la même manière et déposées de la même façon, la tête pointant vers la même direction.

- Si Bob voyait ça, y dira qu'les têtes sont toutes au nord ou ché pas quoi. P'être qu'y'm'dira que je voé rien aussi. Ou que ca a un sens....





Joe était entouré. Partout où il avançait, les carcasses obstruaient le passage. Il se sentit totalement perdu. Les arbres, aussi hauts que sur le chemin entre l'étang et le premier campement. Joe ne voulait pas succomber à la panique et concentra son attention à la recherche de Raccoo.

- Chu sur qu'dans dix pas, j'le r'trouve éventré lui itou.

N'ayant pas la formation scoute de Bob, encore moins le sens de l'orientation, il ne pouvait se fier qu'à l'observation. Il s'arrêta. Chercha des repères. Mais les arbres étaient tous semblables et le soleil peinait à se faire un chemin entre eux. Plus il avançait, plus il avait l'impression de marcher sur ces espèces de carcasses fétides.

- Un vra cimetière de chats morts!

Il écouta du mieux qu'il put afin de percevoir un bruit ou un cri, peut-être celui de Rock s'étant avancé près de la clairière l'appelant à venir manger. Non. Le vide total.

- Raccoon, cria-t-il avec l'énergie du désespoir et pour faire passer ce malaise l'enveloppant.

Rien ne bougeait, quelques feuilles à peine, Joe ne saurait le dire, lui qui puisait dans ce qui pouvait lui rester de calme pour trouver une solution à son problème: perdu au beau milieu du parc national, les autres de la gang à quelques mètrees de lui, sans doute, mais incapable de les rejoindre, de les avertir... sauf sa voix qui tremblait:
- Raccoon. Il y eut deux ou trois tons dans ce cri déchirant.

Il se souvint que, une fois perdus en forêt, les gens avaient tendance à tourner en rond alors qu'il leur serait préférable de ne pas bouger puis attendre les secours. Lui, dont jamais personne et cela depuis les premiers instants de sa vie, n'était venu à son secours... de qui aurait-il pu attendre de l'aide? De Raccoon, certainement, mais il devait être mort à l'heure actuelle et ressembler aux carcasses qui se multipliaient autour de lui...

- Raccoon. Ce cri s'adressait au raton laveur mais aussi à qui ce que ce fut, tellement il se sentait abandonner la lutte.

L'immobilité se collait aux feuilles des arbres... Quelques chants d'oiseaux, Joe ne pouvait dire s'il les entendait devant ou derrière lui... Il était dans un état second que seule la peur réussit à installer dans le sang qui glaçait de plus en plus... Assis au pied d'un arbre, un érable comme ceux que la ville de Rodon Pond avait plantés le printemps dernier dans le parc, il s'adossa au tronc, sentit ses yeux fixer devant lui, là où les couleurs se confondaient entre le vert et le noir... Joe Belleau allait mourir, ça devenait évident, ne restait plus qu'à en déterminer le moment où il finirait comme ces carcasses... L'obscurité se dirigeait vers ses pensées...

Ce fut à ce moment qu'il entendit gratter derrière lui. Sursautant, il se leva en troisième vitesse pour apercevoir Raccoon:
- Veux-tu ben me dire où cé que t'éta?

Joe en avait les larmes aux yeux. Ne plus se sentir seul... À deux, ils s'en sortiraient. Raccoon ne perdit pas une seconde, se dirigea vers une destination qu'il semblait très bien connaître. Joe le suivit. En moins de deux minutes, les deux inséparables se retrouvèrent dans la clairière, en plein soleil, en pleine liberté.

Le grand prit le bébé raton laveur dans ses bras, le serra si fort que ce dernier laissant tomber un petit cri sauta par terre, s'assit sur ses pattes postérieures et regarda son maître, sa mère ou son frère... peut-être ne le saurons-nous jamais.

- Tu sais, Raccoon, cé la promière fois d'ma vie que j'pense que j'va mourir. Pis tu m'as sauvé la vie, dit-il, les larmes aux yeux, comme si elles ne voulaient plus partir.

La peur venait de prendre un nouveau sens pour lui. Lorsqu'il prenait de la drogue, tout le monde le savait à l'école. Les professeurs et les « bollés » lui disaient qu'il allait en mourir ou que son cerveau sècherait. Il ne croyait rien de cela. Ça ne lui faisait pas peur, alors que chez les autres on sentait que leurs paroles y nageaient. Mais là, dans le bois, avec son petit raton laveur, l'expérience de la peur qu'il venait de vivre, accrochée aux trippes sans le lâcher, avait transformé la réalité à un point tel que maintenant il se regardait différemment.

Joe savait que personne au monde ne pourrait lui faire abandonner la drogue. Elle lui était une compagne à la fois fidèle et traitresse, mais toujours elle était là lorsqu'il en avait besoin. Ici, entouré de carcasses puantes, sentir dans ses veines la froideur de la peur, comme si elle remplissait son sang, se logeant en lui, le paralysant; l'inquiétude de ne pas savoir quand la peur laissera la place à la mort, celle qui viendra te lécher le visage avant de t'engloutir... Mort et drogue se rejoignaient par des chemins inversés...

- J'ai eu peur, Raccoon. Joe mit son veston d'armée malgré la chaleur, c'était en-dedans que le froid s'était installé.

Joe se mit à courir de toutes ses forces, et plus vite encore, arriva au campement en peu de temps.

- Où tu étais? Ça fait une demi-heure que je crie comme un perdu, demanda Rock à un Joe complétement détrempé par la sueur.
- Au bord du bois, répondit Joe, se dirigeant vers son sac vert dans lequel il déposa son veston. Bob, j'peux-tu te parler?

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