dimanche 2 avril 2006

Le cent quinzième saut de crapaud

… la suite …


… en temps décousu…

L’Anse-au-Griffon, sous l’impulsion donnée par le père de Joseph Lacasse devint graduellement ce qu’il est maintenant. Un petit village sur la côte gaspésienne où l’on s’installa progressivement, progressa. Agréable à vivre. La mer et la montagne, à la porte de cette étendue boisée qui deviendra plus tard le parc Forillon, belles et porteuses d’espérances.

Joseph, libéré de la présence tyrannique de cette cousine, la boiteuse Suzanne – dont on apprendra quelques années plus tard qu’elle quitta la Gaspésie pour la grande ville de Montréal où elle fut employée par une riche famille afin de s’occuper de l’éducation des enfants – se maria à Élisabeth Gendron. La femme parfaite pour lui. Peu sensible aux élans de l’âme, pratique en tout, soucieuse de l’organisation de la maison afin que toujours on puisse s’y trouver bien, d’une propreté maladive et, de manière presque compulsive donnait au temps une logique froide et indiscutée.

Ils eurent huit enfants : quatre garçons et quatre filles. Herménégilde, l’aîné de la famille, le seul à demeurer à l’Anse-au-Griffon, s’intéressera aux travaux de la ferme. Les autres quittèrent rapidement, n’y revenant qu’à Noël, à Pâques et parfois, un jour ou deux, au cours de l’été. Ce fut d’ailleurs le drame de la vie de celle qui deviendra grand-mère Lacasse, ne plus revoir ses enfants. Elle jettera son dévolu sur la douzaine d’ Herménégilde et Jeanne.

Dire qu’à la suite de la boiteuse, Joseph fut un être intéressant, quelqu’un dont on recherchait la compagnie, serait mentir. Certains avancèrent qu’il vivait dans sa tête. Lui parler c’était le déranger. Comme si on allait le chercher dans une dimension qui n’était pas celle de tout le monde.

Sa peur des chiens, légendaire. Au fond de lui-même, était-ce celle des chiens ou la hantise qu’une bête aux yeux jaunes et aux crocs noircis ayant un jour pris le chemin de la forêt, ne revienne ? En coyote peut-être ? De sa fenêtre à laquelle il s’assoyait si souvent, dans l’inconfortable insécurité que ses yeux gris acier laissaient transparaître, Joseph Lacasse fixait la forêt. Dans des silences entretenus qu’avec les années on interpréta comme de la sagesse. Ses paroles d’énigmatiques qu’elles étaient, devinrent mystérieuses, sibyllines.

On le savait tout le contraire de la méchanceté. Docile, grand-mère Lacasse le menait par le bout du nez, parlant pour lui, décidant pour lui, agençant la vie familiale comme s’il s’agissait de la vie tout court.

Il aura vécu une existence disloquée. La maison paternelle devint la sienne puis deviendrait celle d’Herménégilde. On transforma périodiquement l’étage selon les nécessaires commodités que l’arrivée d’un enfant supplémentaire nécessitait.

Jamais, plus jamais, Joseph Lacasse n’était retourné au grenier. La porte fut close. Personne ne remarqua les soubresauts qu’il eut lorsqu’on parla de le réaménager pour l’arrivée des douze enfants. Il n’allait pas donner un coup de main. La chambre dans laquelle, à la noirceur la plus complète, il avait passé ses nuits d’homme marié deviendrait celle de son fils. Il emménagerait dans la chambre froide, l’ancien petit salon, en bas.

Les amours avec Élisabeth Gendron furent des amours industrielles. Jamais il ne ressentit pour cette femme qui l’accompagnera toute sa vie durant, autre chose qu’une forme différente mais semblable à de l’attendrissement. Tranché de ses émotions, ne pouvant leur faire confiance, il accompagnait cette femme sans la connaître entièrement. Il ne l’avait jamais regardée, nue. Ne l’avait touchée intimement. Il ne lui avait jamais dit l’aimer. Elle était là près de lui, comme une odeur sortant du bois, comme la couleur des nuages, comme la suite de la suite des choses. Il ne lui parla jamais. Elle le savait secret. Il était obéissant et surtout, il n’était pas méchant. Le reste rejoignait le superflu.

Joseph Lacasse, une fois la famille de son fils installée, sut où était le couteau. Il refaisait le chemin de la berceuse à l’atelier, au couteau, mille fois par jour dans sa tête fêlée. Mesurait la longueur de chaîne retenant les chiens, au millième de pouce. Savait quand les restes de table leur étaient lancés. Et s’installait dans l’attente. Essayait de modifier la peur de la mort en la calquant sur ses références passées. Regardait, souvent, grand-mère Lacasse.

Joseph avait choisi le mois de mars. Certain que dans son imagination, l’île nouvelle, celle que depuis tant d’années il reconstruisait après l’avoir ensevelie puis remontée et encore défaite, saurait supporter son pas lourd. Le gris acier serait la couleur du drapeau qui y flotterait.

Il palpait sa jugulaire comme celui qui a mal et qu’aucun médicament ne peut soulager.

Il partit. On ne s’en rendit pas compte. Aucun ange ne sonna de cloches. Prit le couteau alors que les chiens grugeaient les os. En route, il ne jeta aucun œil derrière lui. La neige grisonnait. La lame du couteau à l’intérieur de son manteau. Froide et invitante.

Le village traversé, l’église devant lui, il regarda la mer. Se coupa la jugulaire. Mourut.

Au loin, encore plus loin que l’espace d’une vie, comme un cri gigantesque de coyote qu’une chaîne piégée aurait étouffé, sur une île invisible que le soleil timide mordillait, entre jaune et noir, puis gris, acier, quelqu’un, les yeux crevés de s’être trop agrafé au même paysage, à petits pas, dans la plus apeurante nudité… pleurait.

Une femme vêtue de tweed jaune assista aux funérailles.

…Fin…


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