mardi 28 mars 2006

Le cent treizième saut de crapaud

… la suite …


… quelques années auparavant…
…de celles qui perdureront…


Joseph Lacasse avait mal au sang. Il n’arrivait pas à établir une ligne de démarcation entre le sien et celui que Suzanne fit éclabousser dans son âme. Était-il bien à lui ou à sa mère, ce sang que la cousine arbora diaboliquement devant ses yeux ? Son cœur boitait. Son île s’asséchait.

Joseph Lacasse avait mal au corps. Il ne parvenait pas à balayer de son esprit les reflets de cette personne, plus infirme qu’il ne la voyait en plein jour. Les artifices de la nuit… La boiteuse nue bousculait des images auxquelles, jamais auparavant, il ne s’était arrêté. Était-ce lui qui l’avait ainsi mutilée ? Ou le résultat charnel de ce qui accompagne la méchanceté ? Le corps parle, plus menaçant encore quand il se lève la nuit, du feu à la main, du feu dans les yeux, du feu sur le sang. Joseph ne pouvait plus regarder son propre corps. Son corps sali. Il se mit à craindre ce spectre se faufilant près des hanches de Suzanne. Allait-il l’attaquer, l’estropier s’il se touchait ainsi qu’elle le fit devant lui ? Son corps se froissa.

Joseph Lacasse avait mal au sexe. Il n’avait jamais porté attention au sien avant cette nuit fantomatique. Pourquoi était-il différent de celui de la boiteuse ? En serait-il amputé un jour comme punition pour la mort de sa mère ? Deviendra-t-il à ce moment-là, infirme ? Comme elle. Et méchant ? Comme elle. Y avait-il les bons, les sans-sexe, et les mauvais, les avec-sexe ?

Joseph Lacasse avait mal au monde. Il n’avait jamais remarqué que la guerre isole. Qu’elle bat son plein sur des ailleurs que les belligérants n’ont pas choisis, mais que leur impose la cruauté. Qu’on ne choisit pas ses adversaires. Ils nous arrivent tout droit de l’éclatement perfide de l’égoïsme. Un acte d’orgueil gigantesque armé jusqu’aux dents. Un forage d’instincts meurtriers. Un choix entre la fatalité de vivre ou de mourir. Le monde devenait à ses yeux une caserne assise sur de la poudre à canon.

Joseph Lacasse avait mal à la lumière. Il apprit dans un fulgurant éclat de phosphore tout l’artificiel des rayons du soleil et ceux de la lune. Il ne pouvait plus nommer leurs dissemblances. Le jour, il cherchait la nuit. La nuit, s’apeurait du lacté dans lequel les ombres s’empoussiéraient. Il colora son île imaginaire en noir et blanc. Avec les pourtours gris, comme ses yeux. Sur tout ce que son regard s’arrêtait, les couleurs dégoulinaient, se rapetissaient dans une mare délavée.

Joseph Lacasse avait mal à lui. Il reçut la métamorphose nocturne comme une nouvelle naissance. Il enfantait d’un autre qu’il n’avait pas désiré. Un être couvert d’abjections qu’il nourrirait de stériles pourritures, de restes de table où il ne sera jamais convié. Comme si au lieu de les jeter au chien, on les engouffrait furieusement dans la gueule avide d’un fou. Il côtoierait un Joseph Lacasse non baptisé, en retard sur la route des limbes. Un lui à côté de lui. Leurs ombres superposées projetant encore plus d’ombre.

Joseph Lacasse avait mal à l’avenir. Il n’arrivait plus à départager hier et demain. Il n’y avait que la nuit dernière. Que la peur de la nuit prochaine. Que la nuit. Que la peur. Celles qui s’approchent, nuit et peur confondues. L’éternité de la nuit. Il lui donna des noms comme s’il devait les démarquer sur l’ardoise du temps. « Celle-là », puis « l’autre après », et « encore une autre »… Il se mit à les indéfinir afin de mieux estamper la mémoire de l’horreur. Plus de place ne restait en lui pour autre chose que cette chose qui charpenta sa marche à l’aveugle dans les brouillards remplissant ses yeux.

Joseph Lacasse avait mal à la mort. Il la voyait maintenant. Collée à ses reins, cherchant à lui consumer l’intérieur. Un brasier d’os, de chair et de sang qu’alimentait sadiquement une main habile à lui charogner les derniers vestiges d’une vie offerte au bourreau, comme un sacrifice inévitable. L’espace entre la vie et la mort était aspiré, capté et emprisonné dans un grand filet à papillons. Étourdi, Joseph Lacasse voltigeait au coeur des grands huit articulés par un chorège païen, centrifugé aux mailles du piège. La danse macabre commençait.

Joseph Lacasse avait mal à la vie. Il ne la voyait plus maintenant. Le linceul noir dans lequel elle s’était drapée, l’en empêchait. Rejoindre sa mère. Revenir en elle. Ne plus bouger afin qu’elle ne meure plus. À rebours, comment faire ? S’accrocher à l’aile blessée de la mouette qui plonge dans la mer ? Ramper sous la paille de son île ? Arracher l’acier de son œil ? Ou tout simplement se laisser envahir par l’insensibilité des mots, des gestes ? Se donner en pâture à la haine et à la rancune ? Traverser comme un marcheur épuisé les jours et les nuits, la tête haute à ses pieds, les sentiers sans ruisseaux ? Mordre ? Comme un chien dévorant des coyotes…

Joseph Lacasse n’était plus Joseph Lacasse. Il ne souvenait plus de lui. On avait déformé le peu, si peu de lui avec lequel il pouvait composer. Un sans-nom sans abri perdu dans un pays inconnu.

Joseph Lacasse, égaré parmi les siens, ne put, jamais plus sourire. Les réflexes innocents de l’enfant en lui furent stigmatisés. Une vague asséchée.

Joseph Lacasse n’avait plus d’identité. On avait croqué dedans. À grands coups de ruissellements de sang. Une jambe boitant l’avait frappé si fort que les ecchymoses inapparentes à ceux qui ne le regardaient plus, se logèrent en locataires éternels dans l’exigüité de son être. Le seul endroit où il pouvait être petit.

Il changea de nom. Joseph Lacasse était devenu Joseph… Le cassé.


… à suivre …











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