dimanche 5 février 2006

Le quatre-vingt-sixième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si… du 84ième…

L’institutrice Gaudreau reçut les enfants du village, ce lundi matin de fin janvier, de manière singulière. Elle savait que l’événement vécu par tous, risquait d’avoir troublé leur imagination ou, du moins, les avoir perturbés à des niveaux différents. Reprendre la classe là où ils l’avaient laissée lui paraissait invraisemblable. Puisque toujours elle utilisait les occasions que la vie lui offrait afin de bonifier sa manière d’enseigner, Ève avait décidé que le retour à l’école serait une circonstance idéale lui permettant de fixer dans l’âme et le cœur des enfants, les grandes leçons tirées de ces heures sombres et à la fois illuminées, que l’incendie avait laissées en eux pendant près de deux jours.

Aucun conte, aucune histoire ne pouvaient remplacer à ses yeux la fulgurante authenticité de ces vingt-quatre heures ininterrompues qu’au fond de soi, chacun et chacune endurèrent. Elle connaissait les dégâts que peut produire la peur à l’intérieur d’un enfant. Elle savait à quel point les ravages des émotions retenues dévastent les êtres, beaucoup plus qu’un incendie. Elle craignait chez certains un cantonnement dans le silence qui refluerait la parole, cette porte qui mène aux autres, vers des zones inconscientes; qu’ils y mettent un cadenas que la rouille du temps empêcherait par la suite d’ouvrir.

Son amour pour les enfants, l’infaillible guide qui l’accompagna toute sa vie, lui dicta la marche à suivre.

Elle voulut, d’abord, ne rien changer à l’apparence de la classe. Pour elle, que les enfants retrouvent intacts ce qu’ils avaient laissé avant de la quitter, tombait sur le sens. Ils allaient entrer, aussi timidement qu’en début d’année scolaire. Ils allaient trouver tout à la même place. Au même endroit. Inaltéré. Elle voulait qu’ils sachent ainsi que la vie continuait, plus forte que tout. Ils allaient s’asseoir. Le silence, elle n’aurait pas à l’exiger. Il serait tout à côté d’eux. Un silence silencieux. De la famille de ceux qui environnent les plus solennels moments de la vie. Ceux qu’on n’oublie jamais. Ils allaient, tout doucement, se glisser chacun à leur place. Vérifier si le crayon y est encore. Ressentir les lieux. Jeter un regard autour d’eux. La date écrite au tableau noir, de la si belle écriture en lettres attachées de leur institutrice, indiquerait la bonne journée. Certains toussoteraient. D’autres racleraient la surface de leur pupitre comme pour y détacher quelques vestiges de poussière ou de suie. Toujours en silence. Qu’elle ne briserait pas immédiatement.

Elle, droite comme un arbre effeuillé au beau milieu d’une plaine enneigée, vêtue de blanc, elle voulait être vêtue de blanc, les regarderait, l'un après l’autre, avec ce regard chargé de tendresse et de force. Comme à son habitude, doucement, de ce geste d’une délicatesse cotonneuse, elle passerait sa main dans ses cheveux, avec une profonde sensibilité au bout des doigts.

Quelques mots seulement. Sachant que le meilleur discours est toujours celui que l’on ne fait pas, elle se dirigerait vers ce drap blanc qu’elle aura tendu devant son bureau. Avec la délicatesse des anges, en détacherait les épingles à linge qui le soutient. Puis… Puis, la magie.

Elle aurait préparé et déposé sur son bureau, d’où toute trace de choses scolaires aurait été éliminée, des biscuits au gingembre ainsi que des tasses vides. Personne n’avait perçu l’odeur de cette épice, sauf, vous vous en doutiez bien, notre grand-père qui dès son entrée dans l’école sut qu’Ève Gaudreau, une autre fois, saurait l’émerveiller.

- J’aimerais que vous preniez le temps de sentir. C’est, de nos sens, celui qui ne ment jamais. L’odeur s’installe quelque part dans notre intelligence et, vous verrez, quand elle revient, c’est fou comme cela chatouille nos souvenirs.

Les enfants salivaient. Toutefois, les tasses vides laissaient pantois un groupe d’enfants qu’une certaine fragilité rendait encore nerveux.

- Jean, j’aimerais que tu ailles dans ma cuisine et rapportes avec toi ce que tu trouveras sur la table.

Il ne fallait pas beaucoup de mots de la part de son institutrice pour que notre grand-père s’exécute. Il revint presqu’aussitôt. Rentrant dans la classe, c’est embaumé par les effluves du chocolat, ceux qui se dégageaient d’un grand bol encore chaud et fumant que fièrement il portait dans ses mains.

Une fois la porcelaine devant elle, Ève dit :
- Chacun et chacune, vous allez venir en verser une tasse que vous remettrez à votre voisin ou votre voisine de bureau.

L’institutrice, toujours, ne donnait qu’une consigne à la fois. Celle-ci faite, quelle ne fut pas sa joie de voir les enfants, biscuit au gingembre et tasse de chocolat chaud devant eux, attendre que tous soient servis, Ève aussi, avant de savourer ce goûter qui fut pour eux, au-delà du délice, un moment d’une pure beauté!

Le gingembre et le chocolat réunis installèrent dans l’intelligence de notre grand-père, les premières odeurs, celles qui jamais ne s’évaporent.

…à suivre… …nmu’ltes…

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Léa chérie,
ton papie Jean a si bien décrit ton arrivée ici-bas. Il a également saisi la force et la passion qui t'habitent. Je ne t'ai vu que le lendemain de ta naissance, puisque la tempête m'enpêchait de quitter l'Outaouais. Une fille née le 4, comme sa grand-mère, son arrière grand-mère et son arrière-arrière grand-mère. Comme ta tante Éloïse aussi. La lignée des femme qui se poursuit en toi et qui donne un sens unique à la vie. J'ai pleuré quand je t'ai tenue dans mes bras. J'étais à l'écart et voulais être seule avec toi. Je te tenais serrée et tu es passée à travers moi, corps et âme. Tu es un flambeau de femme, un bijou, une bâtisseuse...puisse la vie te protéger et être à la hauteur de l'humanité qui t'habite.

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