vendredi 23 décembre 2005

Le soixante-deuxième saut de crapaud

Conte de Noël

Ce matin-là, d’une éclatante blancheur, ne pouvait qu’appeler notre grand-père vers la grève. Une froidure hivernale à geler la mer. Un vent en provenance du nord soulevait la neige. Aveuglante. À quelques heures de la fête de Noël, journée que la mélancolie rend plus belle encore, il ne put résister à aller s’emplir les poumons d’un air qui, s’infiltrant en lui, s’amusait à secouer des souvenirs profondément enfouis, juste derrière les images que l’on déballe à cette période pour se redire, une fois de plus, que la vie est belle.

Autant que l’institutrice qui arriva à l’Anse-au-Griffon, la première que le village reçut. Elle portait un prénom prédestiné : Ève.

À cette époque, celle où notre grand-père entra à l’école pour une première fois, et longtemps par la suite, la maîtresse d’école demeurait sur et dans les lieux. Je veux dire par là qu’une fois en place, elle risquait d’y demeurer un bon moment. Voilà sans doute l’ancêtre de la sécurité d’emploi. On lui offrait, à titre d’avantage relié à la tâche, la résidence, le bois pour l’hiver et un chèque mensuel, dont je tairai la teneur…

Éve Gaudreau. Grand-père peut encore, si longtemps après, redessiner dans son cœur et son âme, la beauté de cette jeune fille provenant d’un tout petit village à quelques minutes du sien, Saint-Maurice-de-l’Échouerie. Sa vie durant, lorsqu’elle en parlait, c’est en le nommant l’Échouerie avec un mouvement des lèvres donnant l’impression qu’un baiser s’en dégageait. Une chevelure noire, remontée en toque, des yeux balançant vaguement entre le bleu et le vert, un visage si fin, si doux sur lequel les reflets des bougies qu’elle aimait installer un peu partout dans la salle de classe, s’y arrêtaient laissant une légère et gracieuse teinte oranger…

Je crois que notre grand-père tomba amoureux de l’institutrice dès le premier jour. Lorsqu’elle se dirigea vers lui, prenant sa main afin de l’assigner à une place, il jugea être trop éloigné de son bureau. Elle disposait les élèves de façon à ce qu’un ancien puisse prendre en charge un nouveau. Même chose pour les filles.

- Quel est ton prénom?

La voix qui venait de chatouiller ses oreilles, encore maintenant il sait la faire rejaillir en lui. Minuscule tintement, celui que le vent accroche dans les capteurs-de-rêves…

- Jean, répondit-il avec comme des larmes dans la voix.
- C’est ton premier jour. Je comprends que tu puisses trouver cela difficile, mais tu verras tout ira bien.
Il la vit, de dos, retournant vers la table qui allait lui servir de pupitre et de bureau tout au long de sa carrière. Lorsqu’elle réapparut dans toute sa grâce, lui adressant un sourire comme un envol d’ange, notre grand-père sut que l’école devenait le portail du ciel.

Ève demeura la maîtresse d’école de l’Anse-au-Griffon si longtemps, qu’elle enseigna à plusieurs générations de petits Gaspésiens. Tous l’aimaient. Tous, mais aucun comme notre grand-père.

Ce qui caractérisait l’enseignante et s’incrusta dans l’âme même de notre grand-père, c’est bien ce rituel du conte qu’elle avait instauré dans sa classe, en fait dans ses classes. Elle racontait avec cette voix chantante d’où sortaient des sons mélodieux, des histoires tellement fantastiques, magiques parfois, que les rêves qui en naissaient, se paraient de couleurs et d’odeurs tellement vraies que la réalité devenait fade à l’entendre. C’est le vendredi, quelques minutes avant qu’elle ne laisse partir les élèves pour un trop long congé selon notre grand-père, qu’elle s’assoyait à sa table, s’éclaircissait la voix avant de littéralement projeter les enfants dans l’imaginaire.

- Comme nous arrivons aux portes de Noël, je vais vous raconter une histoire qui vous suivra durant toute la période des Fêtes. Mais avant de commencer, je veux que vous sachiez que les contes reposent toujours sur un peu de vrai. On s’arrange pour que cela soit beau mais il y a toujours un fond de réalité. Aussi, celle-ci je ne vous la lirai pas, je vous la raconte de mémoire puisqu’elle s’est passée dans mon village de l’Échouerie.

Notre grand-père Jean ne savait trop s’il devait se concentrer sur les paroles qui allaient venir d’une voix qui le chamboulait ou sur l’histoire qui lui en apprendrait davantage sur son institutrice. Il se plaça en mode écoute. Il ne fut pas déçu.

- Il était une fois, à l’époque où la Gaspésie se trouvait encore isolée du reste du monde, une jeune fille qui ne croyait pas que la terre était ronde. Elle voyait bien, fixant l’horizon au bout de la mer qu’une courbe s’immobilisait et semblait regarder vers la côte. Elle s’amusait tous les jours à descendre vers la grève. Les saisons transformaient ses traces en de petits trous de la grandeur de son soulier qu’aussitôt la mer remplissait, puis en des pistes neigeuses s’imprimant derrière elle. Un matin de 24 décembre, comme à son habitude, alors qu’elle marchait dans une neige qui fut pendant quelques instants poudreuse puis immobile comme un lièvre au garde-à-vous, elle vit tout au loin, accrochée au bout de l’horizon, une espèce d’oiseau qui lui sembla immense. Elle connaissait bien les mouettes et les cormorans de l’été, mais un oiseau de cette nature s’envolant vers les berges enneigées et granuleuses, elle ne pouvait dire exactement qui il était. S’approchant d’elle, la majesté de ses ailes, la couleur de son plumage et ses griffes acérées lui inspirèrent de la crainte. Dans un long geste de ralenti, il se posa aux pieds de la jeune fille abasourdie, secoua le frimas que son lent atterrissage avait versé sur lui comme une poudre farineuse emmêlée à la neige fondante. Ses yeux, telles des billes d’une noirceur infinie, la regardaient. Aussitôt l’inquiétude de l’enfant se dissipa.

- Je viens du pays rond, dit-il dans un caquetage facilement que la jeune fille facilement déchiffra, elle qui n’en revenait pas de l’entendre lui parler et de pouvoir si bien le comprendre.

- Mais il n’existe pas ce pays, reprit-elle une fois la surprise apprivoisée.

- Si, il est là-bas, accroché sur la ligne d’horizon. En regardant bien, ne te laissant pas distraire par le parallèle des lignes, le perpendiculaire des objets qui s’y dirigent ou toute géométrie qui essaie de te démontrer que le paysage est un long chemin qui tombe dans le néant, tu peux voir le pays rond. J’en reviens et j’y retourne. Ne pouvant venir de nulle part et retourner vers nulle part, c’est qu’il existe, m’attend et me recevra quand j’arriverai.

- Comment puis-je être certaine que ce que tu dis est la vérité?

- Tu n’as absolument pas besoin de l’être. Comment es-tu certaine que la porte du vide soit cet horizon qui se profile devant tes yeux que tu viens saluer sur la grève? Que devant lui, cet immense invisible à tes yeux, soit la fin de tout et le début de rien?

- On me l’a dit. À moi ainsi qu’à tous les autres avant moi et nous le répéterons à ceux qui suivront. Parce que voilà la vérité.

- Laisse-moi te dire quelque chose. Les grandes vérités qui alimentent ton monde proviennent souvent de légendes, d’histoires ou de contes se transmettant des uns aux autres afin de combattre l’ignorance. Vous, les humains, avez ce besoin absolu d’immobiliser tout ce qui bouge afin d’en comprendre les dangers. Vous vivez dans la peur continuelle. Les étoiles ne devraient pas susciter la crainte, elles sont vos ancêtres. Le vent ne devrait pas vous effrayer, il vous apporte des ambassades. Les saisons, et vous voilà situer dans le temps et dans l’espace. La nature vous donne l’occasion de vivre et de rêver. Et l’horizon, la permission de voir plus loin et plus grand.

L’oiseau poussa sur ses pattes avec une ardeur telle qu’en quelques envolées, la jeune fille le perdit de vue. Pas entièrement, car elle suivit cette tache dans le ciel jusqu’au moment où elle devint un minuscule point allant se percher sur l’horizon. À ce moment-là, pivotant la tête de gauche à droite, elle s’aperçut que la grève s’étendant vers les villages du côté du soleil levant puis ceux du soleil couchant, était bien petite par rapport à la vastitude s’étendant devant ses yeux.

La jeune fille fit quelques pas. S’arrêta. À son grand étonnement, une fleur rouge se hissait de sous la neige. Un 24 décembre, sur la grève, une fleur. Un miracle ou encore un cadeau abandonné par l’oiseau du pays rond souhaitant lui démontrer que la réalité dépasse ce sur quoi nous nous appuyons pour la définir. Elle se pencha pour la cueillir afin d’apporter avec elle la preuve de sa découverte. Puis elle hésita, se disant que les preuves ne servent à rien d’autres que de tenter d’enfoncer l’ignorance et d’écraser les rêves.

Elle lui donna le nom de poinsettia. Enfin, c’est comme cela qu’on l’entendit prononcer de sa bouche, mais en fait elle l’appela le point qui est là… là, pour là-bas.



Ève, l’institutrice, marqua un long moment de silence après avoir raconté son histoire. Elle promenait un regard sur chacun de ses élèves avant de s’arrêter dans les yeux de notre grand-père toujours sous le charme. Elle sourit. Leur souhaita de joyeuses fêtes et les laissa partir.

Ce fut à ce moment-là que notre grand-père entreprit ses longues promenades sur la grève, cherchant quelque part dans l’atmosphère et au fond de l’horizon, le minuscule point noir qui saurait s’approcher de lui un poinsettia au bec.


Joyeux Noël.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Toute grenouille que je suis, gelée sous la surface de l'étang en cette avant-veille de Noël, j'avais oublié le crapaud; d'ailleurs, je ne comprends toujours pas ce qu'est un blogue, mais découvre ce soir avec fascination un monde enneigé, cristallisé dans la mémoire de celui qui survit aux années, s'incruste dans le temps comme un fossile pour faire sa marque, effleurement de la pierre, de ce qui a été et de ce qui passe si vite.
La Louve

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...