... la suite ...
En route vers chez elle, Élisabeth se disait que si la mer avait pris une couleur féminine, alors la femme et la mer seraient éternelles. De cette indomptable éternité qui pousse sur les eaux, bouillonne sur elle-même, bifurque toujours vers la même direction comme appelée sur des rivages qui l’éloignent. L’éternité ne serait-elle pas, du moins Élisabeth se le demandait-elle, étirant son pas sur une route boueuse, un fils endormi reposant dans le berceau roulant que Joseph lui avait confectionné, l’éternité ne serait-elle pas deux lointains opposés, en marche l’un vers l’autre? Leur rencontre sur la mer? Un clin d’œil mille fois répété s’ouvrant sur une réalité aléatoire?
Les paroles de la sage-femme ne réussirent pas à soulager l’inquiétude d’Élisabeth. Elle vécut, suite à cette rencontre, dans une attente perpétuelle. Que les choses puissent par usure ou par érosion, se modifier! Que les femmes puissent réaliser que la mer ne porte pas qu’une seule vague! Que sur le temps, ce petit morceau d’éternité, elle puisse y installer un peu d’elle-même!
Pendant longtemps encore, les femmes de la côte déposèrent chez la couturière autant les morceaux de tissu que des morceaux de leur vie. Comme le lui avait suggéré madame Synnott, Élisabeth les écoutait. Mais dans son âme, une grande voix criait, ardente, souhaitant les bousculer, les pousser à démolir leur impuissance à grands coups de cuisines abandonnées, de chambres à coucher profanées, de travaux refusés, de messes du dimanche et de sermons oubliés, de maris divorcés, d’enfants espacés… Cette voix éclatait dans sa tête. Pendant toutes ces années, elle sut l’assourdir, la craignant tout à la fois.
Élisabeth ne rencontrait aucune opposition. Joseph lui obéissait au doigt et à l’œil. Ni critique ni discussion. Elle se sentait comme une guerrière, seule sur un champ de bataille déserté par un ennemi qui ne s’est même pas présenté. Tout pouvait bien être parfait, étant continuellement comme elle le faisait ou le faisait faire, selon ses plans et ses critères. Les femmes l’enviaient mais connaissaient bien son mari. La bataille n’était pas la même. Menait-elle une bataille? Elles en doutaient. De sorte qu’elles arrivaient difficilement à se reconnaître en elle. Et avec le temps, c’est la couturière plus que la confidente que l’on venait voir.
Élisabeth le remarqua très rapidement. On déposait le tissu, on s’entendait sur le patron, on faisait une ou deux séances d’essayage, on réglait et on s’en allait. Parfois en jetant un regard sur cette maison qui resplendissait de propreté. Sur un Joseph assis à la fenêtre lorsqu’il était à l’intérieur ou sur cette berceuse sur le perron extérieur. Les femmes parlaient de moins en moins d’elles, de plus en plus de choses vagues et futiles. Élisabeth accepta la situation avec une forme de résignation qui ne lui ressemblait pas tellement.
Les années passèrent ainsi. À la suite d’Herménégilde, une fille naquit. Elle lui donna le nom de Marie-Ange. Madame Synnott l’accompagna pour les deux premières naissances. Par la suite, ce fut le médecin installé à Rivière-au-Renard qui prit la relève, la sage-femme vieillissante ne sortant à peu près plus, sauf pour certains cas que l’on appelait « les difficiles ». Tout le monde savait qu’il s’agissait là de filles-mères n’ayant pas les moyens de partir pour la grande ville, de femmes qui souhaitaient ne pas se rendre au bout de leur grossesse. Pour ces cas « difficiles », on entourait le travail de la vieille sorcière d’une espèce de solidarité trempée dans le mutisme.
Joseph se retournant de plus en plus sur lui-même, Élisabeth s’occupait de tout, au point que les années passant, la voix qui s’était installée en elle devenait de plus en plus ténue, quasi imperceptible. Elle n’y faisait plus attention mais pour sa fille Marie-Ange, Élisabeth développa une vigilance presque maladive. Ça dépassait le contrôle auquel elle avait habitué la société gravitant autour d’elle. Son insistance à ce qu’elle fréquente l’école, qu’elle ait à choisir parmi les occupations ménagères ou celles reliées à la ferme, qu’elle donne son avis sur tout et sur rien, qu’elle ait droit aux mêmes attentions et aux mêmes regards que les fils de la maison (Marie-Ange fut la deuxième, après elle vinrent quatre autre enfants, trois garçons et une dernière fille, Ange-Aimée), à tout cela Élisabeth tenait sans trop pouvoir le formuler dans les mots qui l’habitaient.
Jamais de toute sa vie elle ne réalisa que devant elle, on pliait, alors que derrière on faisait bien à sa guise. Sauf Joseph. Mais ses enfants apprirent très vite la façon d’être qui correspondrait à ce que leur mère attendait ou du moins espérait d’eux. Marie-Ange, et ce fut la même chose pour sa sœur cadette, une fois les études primaires achevées et qu’afin de poursuivre elles devaient s’exiler loin de la Gaspésie, ce qui fut un objet de dispute entre Élisabeth et le curé Boudreau, nouvellement arrivé à l’Anse-au-Griffon, les deux filles de Joseph et d’Élisabeth ne revinrent jamais sur la côte. Herménégilde fut le seul à s’intéresser à la ferme. Ses frères quittèrent également la maison familiale et s’installèrent, étrangement, les trois aux Etats-Unis qui à cette époque offraient de belles opportunités dans les usines de la Nouvelle-Angleterre.
Élisabeth ne revint plus sur tout ce qui, plus jeune, alimentait cette voix hurlante dans sa tête. Elle regardait vieillir son mari après avoir vu la quitter ses enfants. Lorsque Herménégilde proposa de venir s’installer dans la maison familiale, elle en fut heureuse, chargée d’une nouvelle énergie d’autant plus qu’elle aimait bien cette Jeanne, douze fois mère déjà.
Elisabeth vécut la mort tragique de son Joseph avec dignité, comme si elle voulait qu’on voie dans le geste suicidaire du vieil homme autre chose que la mort : la profonde difficulté d’un être humain à se réaliser.
Le soir du grand incendie, Élisabeth perdit le contrôle de tout et mourut dans sa maison. Tout ce qu’il y avait de Lacasse dans l’Anse-au-Griffon la suivit.
En route vers chez elle, Élisabeth se disait que si la mer avait pris une couleur féminine, alors la femme et la mer seraient éternelles. De cette indomptable éternité qui pousse sur les eaux, bouillonne sur elle-même, bifurque toujours vers la même direction comme appelée sur des rivages qui l’éloignent. L’éternité ne serait-elle pas, du moins Élisabeth se le demandait-elle, étirant son pas sur une route boueuse, un fils endormi reposant dans le berceau roulant que Joseph lui avait confectionné, l’éternité ne serait-elle pas deux lointains opposés, en marche l’un vers l’autre? Leur rencontre sur la mer? Un clin d’œil mille fois répété s’ouvrant sur une réalité aléatoire?
Les paroles de la sage-femme ne réussirent pas à soulager l’inquiétude d’Élisabeth. Elle vécut, suite à cette rencontre, dans une attente perpétuelle. Que les choses puissent par usure ou par érosion, se modifier! Que les femmes puissent réaliser que la mer ne porte pas qu’une seule vague! Que sur le temps, ce petit morceau d’éternité, elle puisse y installer un peu d’elle-même!
Pendant longtemps encore, les femmes de la côte déposèrent chez la couturière autant les morceaux de tissu que des morceaux de leur vie. Comme le lui avait suggéré madame Synnott, Élisabeth les écoutait. Mais dans son âme, une grande voix criait, ardente, souhaitant les bousculer, les pousser à démolir leur impuissance à grands coups de cuisines abandonnées, de chambres à coucher profanées, de travaux refusés, de messes du dimanche et de sermons oubliés, de maris divorcés, d’enfants espacés… Cette voix éclatait dans sa tête. Pendant toutes ces années, elle sut l’assourdir, la craignant tout à la fois.
Élisabeth ne rencontrait aucune opposition. Joseph lui obéissait au doigt et à l’œil. Ni critique ni discussion. Elle se sentait comme une guerrière, seule sur un champ de bataille déserté par un ennemi qui ne s’est même pas présenté. Tout pouvait bien être parfait, étant continuellement comme elle le faisait ou le faisait faire, selon ses plans et ses critères. Les femmes l’enviaient mais connaissaient bien son mari. La bataille n’était pas la même. Menait-elle une bataille? Elles en doutaient. De sorte qu’elles arrivaient difficilement à se reconnaître en elle. Et avec le temps, c’est la couturière plus que la confidente que l’on venait voir.
Élisabeth le remarqua très rapidement. On déposait le tissu, on s’entendait sur le patron, on faisait une ou deux séances d’essayage, on réglait et on s’en allait. Parfois en jetant un regard sur cette maison qui resplendissait de propreté. Sur un Joseph assis à la fenêtre lorsqu’il était à l’intérieur ou sur cette berceuse sur le perron extérieur. Les femmes parlaient de moins en moins d’elles, de plus en plus de choses vagues et futiles. Élisabeth accepta la situation avec une forme de résignation qui ne lui ressemblait pas tellement.
Les années passèrent ainsi. À la suite d’Herménégilde, une fille naquit. Elle lui donna le nom de Marie-Ange. Madame Synnott l’accompagna pour les deux premières naissances. Par la suite, ce fut le médecin installé à Rivière-au-Renard qui prit la relève, la sage-femme vieillissante ne sortant à peu près plus, sauf pour certains cas que l’on appelait « les difficiles ». Tout le monde savait qu’il s’agissait là de filles-mères n’ayant pas les moyens de partir pour la grande ville, de femmes qui souhaitaient ne pas se rendre au bout de leur grossesse. Pour ces cas « difficiles », on entourait le travail de la vieille sorcière d’une espèce de solidarité trempée dans le mutisme.
Joseph se retournant de plus en plus sur lui-même, Élisabeth s’occupait de tout, au point que les années passant, la voix qui s’était installée en elle devenait de plus en plus ténue, quasi imperceptible. Elle n’y faisait plus attention mais pour sa fille Marie-Ange, Élisabeth développa une vigilance presque maladive. Ça dépassait le contrôle auquel elle avait habitué la société gravitant autour d’elle. Son insistance à ce qu’elle fréquente l’école, qu’elle ait à choisir parmi les occupations ménagères ou celles reliées à la ferme, qu’elle donne son avis sur tout et sur rien, qu’elle ait droit aux mêmes attentions et aux mêmes regards que les fils de la maison (Marie-Ange fut la deuxième, après elle vinrent quatre autre enfants, trois garçons et une dernière fille, Ange-Aimée), à tout cela Élisabeth tenait sans trop pouvoir le formuler dans les mots qui l’habitaient.
Jamais de toute sa vie elle ne réalisa que devant elle, on pliait, alors que derrière on faisait bien à sa guise. Sauf Joseph. Mais ses enfants apprirent très vite la façon d’être qui correspondrait à ce que leur mère attendait ou du moins espérait d’eux. Marie-Ange, et ce fut la même chose pour sa sœur cadette, une fois les études primaires achevées et qu’afin de poursuivre elles devaient s’exiler loin de la Gaspésie, ce qui fut un objet de dispute entre Élisabeth et le curé Boudreau, nouvellement arrivé à l’Anse-au-Griffon, les deux filles de Joseph et d’Élisabeth ne revinrent jamais sur la côte. Herménégilde fut le seul à s’intéresser à la ferme. Ses frères quittèrent également la maison familiale et s’installèrent, étrangement, les trois aux Etats-Unis qui à cette époque offraient de belles opportunités dans les usines de la Nouvelle-Angleterre.
Élisabeth ne revint plus sur tout ce qui, plus jeune, alimentait cette voix hurlante dans sa tête. Elle regardait vieillir son mari après avoir vu la quitter ses enfants. Lorsque Herménégilde proposa de venir s’installer dans la maison familiale, elle en fut heureuse, chargée d’une nouvelle énergie d’autant plus qu’elle aimait bien cette Jeanne, douze fois mère déjà.
Elisabeth vécut la mort tragique de son Joseph avec dignité, comme si elle voulait qu’on voie dans le geste suicidaire du vieil homme autre chose que la mort : la profonde difficulté d’un être humain à se réaliser.
Le soir du grand incendie, Élisabeth perdit le contrôle de tout et mourut dans sa maison. Tout ce qu’il y avait de Lacasse dans l’Anse-au-Griffon la suivit.
FIN
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