jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-SEPT) 27



     c1)      l’explosion


Madame Quá Khứ crut bon servir un verre de vodka – elle doubla même la dose – à celui qui venait de la surprendre par ses propos; un café pour Daniel Bloch et l’habituel thé froid pour Khuôn Mặt (le visage ravagé). On nageait en eau trouble alors qu’une bouée de sauvetage fut lancée, ajoutant l’ahurissement à la surprise que provoquèrent les mots de Thần Kinh (le nerveux) :

– Il me manquait des bout à l’histoire que tu viens de raconter mais j’aimerais te montrer quelque chose. Attends-toi à être anéanti.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) pianota sur son cellulaire, fit dérouler des images pour enfin trouver ce qu’il cherchait; il remit l’appareil à Thần Kinh (le nerveux). Celui-ci se leva, fit trois pas puis revint vers la table, prit une cigarette dans le paquet qui rapidement se vidait. Ses yeux égarés dans les larmes et la furie ne savaient plus sur qui s’arrêter.

Pour une rare fois, on le vit défait, entièrement ahuri, à la porte de la paralysie.

– Je n’en crois pas mes yeux, réussit-il à dire alors qu’il remettait l’appareil à son propriétaire. Je veux le tuer. Arrêtez-moi car je le veux tuer. Je veux le tuer. Il ne cessait de répéter ces mots qui s’étouffaient dans sa gorge en feu.

Daniel Bloch se leva, le saisit par les épaules, lisant une telle détresse dans ce visage méconnaissable.

– Calme-toi. Madame Quá Khứ apportez-lui un autre verre de vodka, il en a besoin. Calme-toi. Assieds-toi. Tu dois maintenant écouter ton ami. Il mettra du contexte autour de ce que tu viens de regarder. Nous permets-tu d’examiner l’objet de ton bouleversement?

Thần Kinh (le nerveux) respirait à pleins poumons.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) :
– Avec ce que je viens d’entendre, je peux maintenant reconstituer les éléments qui se sont produits ce soir-là. Je n’ai été témoin que d’une partie de l’histoire. Ils étaient tous les deux près du petit sentier menant à la pinède. On devrait condamner cet endroit de malheur. Un policier semblait les interroger. Je n’ai pas trop fait attention jusqu’au moment où j’ai vu Thần Kinh (le nerveux) tomber par terre, le policier partir avec la moto, la jeune fille assise derrière, immobile. Je devais être à moins de cent mètres d’eux. D’un coup de moteur, j’ai emprunté une allée peu fréquentée craignant toutefois que l’on ait pu entendre le tintamarre de ma moto.

Tous écoutaient comme s’il s’agissait de l’abrégé d’un film. Un film d’horreur car la suite en prenait la marque.

La suite et la fin se résument en peu de mots mais se retrouvaient captées sur des photos pour le moins explicites. Étendu au sol, sa moto appuyée à un grand pin, muni de la caméra de son cellulaire, Khuôn Mặt (le visage ravagé) assista à la scène impliquant la jeune fille et le policier. Il capta toute une série de clichés, ceux qu’il venait tout juste de présenter à Thần Kinh (le nerveux) et qui produisirent simultanément un épisode de violence suivi d’une crise d’apoplexie. S’adressant à Daniel Bloch et à Madame Quá Khứ, il les invita à jeter un coup d’œil sur ce qui devenait maintenant des pièces à conviction.


      c2)     l’explosion


Concentrés sur les effets de cette bombe lâchée, ses possibles dommages collatéraux, attablés au fond de la grande salle extérieure du café Con rồng đỏ, le barouf du quartier ne semblait aucunement atteindre la bulle qui les entourait, se solidifiant graduellement. Le cellulaire reposait au centre de la table sur laquelle des verres et des tasses vides s’entassaient. Chacun, à tour de rôle, y jetait un coup d’œil comme pour se persuader que ce qu’on venait de voir n’avait rien de fictif, avait crûment fixé la réalité sur pellicule numérique. Les photos présentaient un peu de flou en raison de l’obscurité mais révélaient parfaitement bien la physionomie des deux acteurs : une actrice passive, un acteur pugnace.

Dep s’approcha délicatement de la tablée :

– On vient de me transmettre une nouvelle fort intéressante. Si j’ose déranger votre réunion, je vous la communique.

Daniel Bloch répondit au nom du groupe :

– Nous t’écoutons avec plaisir.
– Le Comité populaire m’annonce que le projet que je leur ai présenté vient d’être accepté. Il ne reste plus maintenant qu’à le soumettre aux gens du quartier pour approbation.
– Quelle une excellente nouvelle! Ça ne fera que des heureux et comblera un grand besoin chez la population.


Khuôn Mặt (le visage ravagé) sourit à la jeune fille qui s’excusa d’avoir interrompu un conciliabule de la plus haute importance. Elle retourna vers le comptoir cherchant à débrouiller à partir des physionomies de chacun, quelques éléments pouvant indiquer le motif entourant une telle intensité. Cependant, ses pensées se concentrèrent davantage sur le message qu’on venait de lui porter. Enfin, se dit-elle, un bout de chemin est fait. Convaincre les gens? Mais comment pourraient-ils être en désaccord avec l’idée d’ouvrir une bibliothèque dans le quartier? Comment pourraient-ils ne pas voir d’un bon œil que des enfants, des adultes aussi, puissent nouer contact avec la lecture? Dans son projet, on mettrait sur pied des cours d’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour les analphabètes de tous âges. Cela s’avérait un argument supplémentaire. On lui demanda de ne pas ébruiter l’information quant au futur emplacement de la bibliothèque, cela revenant au président du Comité populaire. Elle n’émit aucune objection alors qu’elle pensait à Cây (le grêle) :

– Comme il sera utile.

Madame Quá Khứ, comment s’en surprendre, avait déjà un plan en tête. Habituée depuis si longtemps à réagir à la seconde près, parfois moins, elle saurait comment bouger ses pions dans cette situation. Surtout ne pas rater l’échec et mat. Pour cela, la plus complète confiance en ce conventicule nouvellement formé devait lui être certifiée. Sa plus grande discrétion, aussi. S’adressant à Khuôn Mặt (le visage ravagé), elle lui signifia de ne pas instruire Dep de tout ce qui venait de se dérouler ici. Puis, au principal intéressé :

– Je comprends ce que tu ressens. Mon mari a été assassiné, lâchement, une balle dans la tête tirée alors qu’il avait le dos tourné. Tué par le même homme qui a planté un poignard dans ton cœur faisant éclater tes rêves d’avenir. Il s’est attaqué bassement à cette jeune fille, visant sans aucun doute ses parents du même coup. La ruse, la fourberie, la perfidie de cet homme sont sans limites. Je le connais trop bien. Malgré le vertige qui s’empare de toi, sache attendre. Le bon moment viendra. Cette couleuvre, ce serpent sait se faufiler adroitement. Le piège que nous lui tendrons exige d’avaler notre rancœur. Si nous le suivons à la lettre, ça ne devrait pas rater. Comme tu seras l’appât, ne te laisse pas distraire. Si tu m’écoutes et fais exactement ce que je vais te dire, ça réussira.



     c3)      l’explosion



« La guerre repose sur le mensonge. »

« La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. »

« Il faut combattre l’ennemi dans ses plans. »

« A la guerre, tout est affaire de rapidité. On profite de ce que l’autre n’est pas prêt, on surgit à l’improviste. »

« Poussez l’ennemi à l’action pour découvrir les principes de ses mouvements. »

Sun Tzu
L’art de la guerre

Lorsqu’elle s’engagea à la fin des années 1950 dans les services du renseignement de l’armée vietnamienne, ce fut sur recommandation de son mari. Lui, patriote ayant pour idole Hô Chi Minh qui menait le Viet-Minh dans la lutte armée jusqu’à la victoire contre les Français en 1954, à Dien Bien Phu, reconnaissait chez son épouse des talents particuliers dans l’art de recueillir des informations auprès des gens du peuple. Il ne se gênait pas pour lui transmettre celles qu’il obtenait alors qu’il campait avec ses compatriotes tout près de Hanoï. On se fia à lui et Madame Quá Khứ reçut une formation dont la base reposait sur les principes de Sun Tzu. À ce moment-là, elle croisa la Main, également nouvelle recrue.

Elle n’a pas toujours été vieille Madame Quá Khứ. Les relations avec son mari s’envenimèrent lors que celui-ci n’avait en tête, et dans ses propos, que la guerre, la révolution et la défense de la pensée du Président Hô Chi Minh. Son patriotisme démesuré, ses continuels rabâchages sur la victoire contre les Français et que le même sort attendait les Américains, finirent par les désunir, du moins officieusement. Lorsque son mari, en permissions spéciales, revenait à la maison, le ton montait rapidement allant parfois même jusqu’à la dispute. La famille de son mari manifestait peu d’estime pour cette femme que l’on croyait infidèle en raison des visites régulières d’un autre membre de son service militaire. En effet, la Main la côtoyait de près, certains diront de très près même.


Dans les faits, ce fut tout autre, on l’apprendra plus tard. Celle qui n’a pas toujours été vieille, fut, jeune fille, d’une grande beauté. Comme très peu de femmes étaient enrôlées dans l’armée – on préférait les laisser derrière les combats à travailler pour la cause dont l’une parmi les plus importantes fut sans aucun doute l’érection de la Piste Hô Chi Minh* – le fait qu’elle soit une militaire l’exposait à des commentaires parfois déplacés. On aurait pu croire qu’elle trompait son mari; leurs engueulades sauraient le prouver, ainsi que ses accointances avec ce jeune homme venant régulièrement prendre le thé chez elle.


Piste Hô Chi Minh*.      La piste Hô Chi Minh n’était pas une voie unique, mais un ensemble de routes et de sentiers empruntés par les forces militaires pendant la Guerre du Vietnam (1964-1975). L’objectif était de relier le Nord et le Sud passant par le Laos et le Cambodge, essentiellement pour le ravitaillement des forces rebelles luttant contre les forces américaines. Cette route était une vraie toile d’araignée (un réseau élaboré de voies de différentes tailles à travers les montagnes, la jungle) d’une longueur totale de 2000km. Construite par 300 000 militaires permanents, tout corps de métier confondus, des jeunes femmes volontaires, des fermiers, des travailleurs locaux qui travaillèrent ardemment avec patriotisme contre un supplément de nourriture.


     c4)      l’explosion


Madame Quá Khứ proposa un plan, une fois assurée que le gardien de sécurité n’ait rien entendu du scénario que les deux jeunes venaient d’exposer – l’après-midi, il cuve son vin de riz et les ronflements qui s’ensuivent annoncent bien l’état de sommeil dans lequel il est plongé – . Consciente que des alliés peuvent changer de clan en un tour de main, elle demanda si Daniel Bloch entretenait des relations avec quelque membre de l’administration vietnamienne. Surpris par la question, il répondit :

– Oui, mais elles semblent s’être détériorées suite à ma rencontre avec l’inspecteur-enquêteur.
– Vous le connaissez donc un peu?
–  En fait, je ne lui avais jamais adressé la parole avant qu’il m’ait enjoint de me rendre au poste de police. Je me suis rapidement aperçu qu’il avait enquêté sur moi, mes antécédents ainsi que les contacts que j’ai ici à Hanoï.
– Et vous avez des contacts ici à Hanoï?

Cela ressemblait à un véritable interrogatoire, ce qui fit sourire l’étranger au sac de cuir, qui enchaîna aussi vite :
– Un ancien étudiant travaille à l’ambassade des USA. Par lui j’ai réussi à obtenir facilement un visa valide pour une année. Étrangement, il réside au même hôtel que moi, tout juste en face du lac de l’Ouest. Souvent appelé à bouger d’un pays à l’autre du Sud-Est asiatique, il n’a pas jugé bon de s’installer de meilleure façon. C’est un brillant garçon qui achève une thèse de doctorat en sciences politiques sur les suites sociologiques au conflit survenu entre le Vietnam et les USA. Le dossier sur lequel il travaille présentement est fort intéressant. Il en parle avec beaucoup d’enthousiasme : la prochaine visite du Président Obama.

Les propos de Daniel Bloch rassérénèrent la tenancière du café Con rồng đỏ qui dévoila le piège qu’elle allait tendre à la Main. Le schéma était simple et complexe à la fois. Je vous évite les détails, que les grandes lignes. Il devint tout à fait clair pour chacun des auditeurs qu’elle connaissait parfaitement bien l’individu, ses forces autant que ses faiblesses. C’est là qu’elle allait frapper. Pour cela elle avait besoin que Thần Kinh (le nerveux) fut d’accord, que Khuôn Mặt (le visage ravagé) lui remette des copies des images prises le soir de l’agression de la jeune fille, que Daniel Bloch s’absente quelques jours du café et, surtout, que Dep ignore totalement l’enchaînement de sa stratégie. Elle fut formelle sur chacun de ces points.

1) Tout se jouerait ici, au café Con rồng đỏ;
2) Madame Quá Khứ s’ouvrirait à la Main quant aux craintes qu’elle ressent au sujet de son ex-employé qui fut un modèle d’ouvrier, à qui elle n’avait rien à reprocher mais qui revenait sans cesse au café depuis la fin des travaux, tous les jours et sans trop de raisons;
3) elle lui avouerait cacher beaucoup d’argent dans sa demeure, que le jeune homme est au courant et craindrait qu’il attende le bon moment pour la voler puisqu’un jour elle a intercepté une conversation entre lui et Daniel Bloch, portant sur les procédures à suivre pour quitter rapidement le pays. L’étranger au sac de cuir semblait dire qu’il avait de bonnes relations et moyennant une certaine somme, le tout s’arrangerait très facilement;
4) Thần Kinh (le nerveux), un jour où la vodka l’avait amené à s’ouvrir à elle, lui aurait dit connaître l’auteur du vol chez l’oncle de Dep sans toutefois l’avoir nommé;
5) pour mettre un peu de piquant, elle ajouterait qu’il ne serait pas indifférent aux charmes de la jeune fille;
6) devant tous ces éléments, Madame Quá Khứ semblait certaine que la Main agirait avec célérité de sorte que les aptitudes de Khuôn Mặt (le visage ravagé) devenaient cruciales : la finale du piège se retrouvait entre ses mains, dans sa capacité à prendre de bonnes images, si possible en mode vidéo, des erreurs que l’inspecteur-enquêteur commettrait. Elle lui préparerait une cache à l’étage, à l’endroit où une forte somme d’argent se trouve dissimulée.


Ne restait qu’à attendre. La machination qu’elle avait pondue relevait d’une connaissance chirurgicale de l’individu, de ses travers, ses goûts démesurés, ses ambitions mais aussi de la profondeur des vices qui l’habitent. Le lendemain, le gardien de sécurité ira au poste de police mander la présence de l’inspecteur-enquêteur au café. À son arrivée, Thần Kinh (le nerveux) quitterait les lieux en vitesse faisant démarrer sa moto noire le plus bruyamment possible. Un nuage de fumée lancée aux yeux de la proie.


À suivre

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