vendredi 6 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*2)



Chapitre 1
Les études...terminées!





- Hé! le Jap.
- Tu connais mon nom Éric, alors utilise-le.
- Fais pas ton petit éducateur ici, t'es rien qu'en stage.
- Ce n'est pas une raison pour ne pas m'appeler par mon nom, reprit Patrice, fixant le garçon de seize ans droit dans les yeux.

Patrice avait un regard coupant, celui qui tranche et arrête les discussions inutiles. Ses yeux bridés, bleus comme le firmament, avaient la froideur de l'acier. Lorsqu'il scrutait quelqu'un, ce dernier ne pouvait le dévisager longtemps sans ressentir ce côté glacial et distant qui l'habitait.
- Je termine mon stage aujourd'hui, Éric. J'aimerais garder un bon souvenir de toi.
- Tu retournes à l'université?
- Le temps de deux ou trois examens, ensuite j'ai complètement fini.
- T'es bien courageux!
- Pourquoi dis-tu cela? demanda Patrice en ramassant ses livres et ses notes restés sur la table.

Le local où se trouvait l'adolescent puait la cigarette. C'est un peu une des caractéristiques des centres d'accueil; à croire que les jeunes pensionnaires n'ont pas autre chose à faire que de fumer et d'attendre.

- Jamais je ne ferai de longues études, reprit l'adolescent en tentant de chiper un cahier que Patrice venait de placer dans son sac.
- Tu ne touches pas à cela.
- C'est si précieux?

Patrice regardait Éric avec un air à la fois compréhensif et déterminé.

- Qu'est-ce qui t'empêche de faire de longues études et de vouloir réussir dans la vie?
- Réussir dans la vie, réussir dans la vie, vous n'avez que cela dans la tête, vous autres, les adultes.
Et pourtant Patrice n'avait pas que cela dans la tête. Que non!

- C'est ce que tu penses, Éric. Un jour tu verras bien que les études peuvent te libérer de bien des emprises.
- Veux-tu que je pleure avec ça?

Patrice le regardait et avait une certaine difficulté à se reconnaître en lui. Pourtant, une dizaine d'années tout au plus les séparaient.

- Moi, ma vie est comme déjà toute tracée.

Patrice l'écoutait mais semblait avoir la tête ailleurs. Est-ce possible qu'à seize ans la vie nous soit toute tracée? Et lui, sa vie n'était-elle pas déjà dessinée depuis ce mois de mai 1968, un an après l'Exposition internationale de Montréal de 1967?

- Que veux-tu dire? reprit Patrice, revenant de sa courte rêverie.
- De toute manière, personne ne s'intéresse vraiment à qui je suis.
- Tu dis cela pour que je ne parte pas tout de suite.
- T'es pas pareil aux autres, Patrice. Je te trouve différent des autres.
- On est tous différents, à notre manière.

Éric essayait de voir à l'intérieur du sac de Patrice ce cahier qui semblait aussi âgé que son propriétaire.

- C'est quoi ton cahier que tu caches?
- Je ne cache rien, Éric.
- Alors, montre-moi ton vieux cachier, le Jap.
- Je t'ai dit de m'appeler par mon nom, sinon...
- Tu vas m'envoyer au trou?
- ...je pars tout de suite.

L'atmosphère devint tendue. Éric réussissait toujours, en frappant au bon endroit, à faire grimper les éducateurs ou les stagiaires. Et avec une précision remarquable!

- C'est un vieux cahier que je traîne toujours avec moi, reprit Patrice avec une espèce de nostalgie dans les yeux.
- Des souvenirs?
- Tu as le don de ne pas te mêler de tes affaires?
- Quand t'as pas d'affaires à toi, tu t'occupes des affaires des autres. Ça remplit le temps.
- Tu devrais peut-être, justement, t'occuper de tes affaires.
- Chaque fois que j'en parle, le psychologue vomit.

Patrice se sentait pris. Allait-il continuer cette conversation même si son quart était terminé? Il avait la vague impression que s'il creusait avec Éric c'est un peu en lui-même qu'il piocherait.
Devant ses yeux couraient une foule d'images, à la fois réelles et irréelles. Il se revoyait dans sa chambre, cette pièce fermée à tout le monde et cela depuis sa tendre enfance. La seule pièce où il pouvait ouvrir ce vieux cahier. Où il poyvait regarder par la fenêtre en cherchant le Pacifique.

- Est-ce que tu désires me parler ou me faire vomir aussi? demanda Patrice en essayant de voir dans les yeux de ce jeune garçon sans famille et sans avenir, une lueur de vérité et non ces continuelles luttes de pouvoir.
- Je trouve ça triste que tu partes. Je commençais à m'habituer à toi.
- C'est un peu le temps. Ça fait six mois que je suis en stage ici.
- Je dis pas ça pour faire téteux, dit Éric qui s'allumait une cigarette.

Ce stage, le dernier dans sa vie d'étudiant en psychologie, avait été le plus difficile pour Patrice et, à la fois, le meilleur. Les autres l'avaient un peu ennuyé: que ce soit celui auprès des personnes âgées dans un centre ultra spécialisé; que ce soit celui auprès des déficients mentaux où parfois certaines personnes, pour rire, lui demandaient s'il était un trisomique 21, à cause de ses yeux.

- Alors, tu le dis pourquoi?

Patrice regardait Éric droit dans les yeux avec toute la sincérité dont il sentait capable.

- Je te trouve différent des autres.

Combien de fois avait-il entendu cela, d'aussi loin que ses souvenirs pouvaient retourner? Même son meilleur ami, Alex, revenait là-dessus parfois. Il ne voulait pas tout revoir dans sa tête alors qu'Éric semblait sur le point de lui faire une confidence, mais il ne pouvait s'empêcher de se remémorer son temps à l'école primaire.

- C'est pas juste dans ta face, je veux dire différent dans ta manière de penser.

Éric parlait lentement, entrecoupant ses paroles d'une bouffée de cigarette. Et Patrice se retrouvait à l'école secondaire, où il avait réussi facilement jusqu'en secondaire 5, où il avait rencontré des filles qui l'avaient aimé, d'autres qui s'étaient moquées de lui. Dans cette polyvalente, où il devint l'un des meilleurs joueurs de hockey sauf en deuxième secondaire alors qu'il sortait avec Valérie. D'ailleurs, cette fille l'avait plutôt éloigné de tout cette année-là...

- M'écoutes-tu, Patrice?
- Excuse-moi, j'étais parti.
- Où?
- Je ne sais pas trop.
- Dans ton vieux cahier?

Pendant qu'Éric vidait son sac - certains traînent des sacs d'autres des cahiers - Patrice se retrouvait au bal des sortants, dernier été avant le CEGEP. Cette soirée un peu spéciale au cours de laquelle Alex lui avait présenté Jennifer. Il s'était surtout demandé comment il se faisait qu'un prénom puisse avoir autant de charme et d'autres en être totalement privé. Cette Jennifer fut pour lui la révélation de son été. Il ne cessait de lui dire à quel point il était amoureux de son prénom.

- C'est comme ça que tout a commencé...

Éric venait-il de finir son histoire? Patrice brassait-il ses pensées depuis longtemps? Voyait-il cette ferme immense devant ses yeux comme une bouée de sauvetage ou une prison?
Pourtant, il n'avait rien à reprocher à ses parents adoptifs. Ils avaient toujours été corrects avec lui. C'est vrai que, de son côté, jamais il n'avait refusé de faire les travaux agricoles que monsieur et madame Lanctôt lui demandaient de faire.

- Pourtant ce n'est pas de ma faute si ma mère a toujours...
- Qu'est-ce que tu dis au sujet de ta mère? coupa Patrice ramené à la réalité par les dernières paroles d'Éric.
- Je n'ai rien dit encore. On dirait que tu m'écoutes par petits bouts.

Physiquement, Patrice est fort et toutes les heures passées aux travaux extérieurs l'on rendu encore plus solide. À son entrée à l'université, ses parents adoptifs lui dire qu'il pouvait donner du temps sur la ferme mais sur une base volontaire. Ses frères, ayant moins de talent que lui et aucun intérêt pour les études, prendraient la relève.

- Ça n'a jamais bien marché entre mon père et ma mère. D'ailleurs, je ne me souviens plus de lui.
- Tu lui en veux pour cela? demanda Patrice instantanément.

Il lui était facile de suivre une conversation et penser à autre chose. Il avait développé cette habileté très jeune. Un ancien professeur disait de lui qu'il méditait tout en faisant ses travaux.

- Je ne leur en veux pas mais...
- Mais quoi?
- Ce n'est pas de mes parents que jeu veux parler, dit Éric, c'estde moi.
- Parfois en parlant d'eux, on parle de soi.
- Que veux-tu dire?
- Rien. Continue.
- Ça t'intéresse vraiment?

Un éducateur, entrant dans la pièce, annonça que l'activité hockey-balle commencerait dans quelques minutes. Son regard se dirigea vers le stagiaire et le pensionnaire:
- Éric, vas-tu jouer?

Celui-ci ne répondit pas, se leva et se dirigea vers la sortie en saluant Patrice.

- Difficile ce gars-là, dit Christian, un éducateur nouvellement embauché par le Centre Jacques-Cartier, un centre sécuritaire, en fait le plus sécuritaire qui puisse exister à Montréal.

- Je ramasse mes affaires et je salue tout le monde avant de partir.

Patrice quitta le centre d'accueil pour retrouver sa camionnette blanche dans le stationnement. Jetant un dernier regard derrière lui, il croisa Éric qui courait vers la patinoire. Le soleil chaud du mois d'avril avait rendu la patinoire impraticable pour le hockey sur glace mais la terre assez sèche pour y jouer avec une balle.

- Salut Patrice! Oublie pas ton vieux cahier!
- Vite les gars, dit Christian au groupe tout en saluant Patrice de loin.

Il monta dans sa camionnette. La journée était belle et sentait le printemps.

- Je me demande comment c'était la journée d'ouverture d'Expo'67? Et il démarra.

Sur le pont Jacques-Cartier, il vit les îles. Ses yeux ne poiuvaient les quitter. Son regard cherchait quelque chose qu'il y aurait perdu. À chaque fois qu'il y passait, et cela maintenant depuis près de cinq ans, Patrice ne cessait de scruter du côté des pavillons encore existants d'Expo'67, de la Ronde et du fleuve qui longe cet emplacement où des millions de personnes y découvrirent les diverses cultures du monde. L'ambiance y était vivace pour ne pas dire unique. Les gens semblaient oublier la guerre, les problèmes sociaux et envisageaient les années '70 avec optimisme.

Patrice arriva chez lui. Madame Lanctôt, sa mère adoptive, regardait au loin, droite sur son balcon.

- Qu'est-ce que tu cherches? lui demanda Patrice, son sac à l'épaule.
- Ça y est? C'est fini le stage?
- Encore deux examens et je pourrai dire que c'est complètement fini.
- Il me semble te voir partir pour la maternelle. Près de la route, tu attendais l'autobus. Si petit mais décidé, rien ne te faisait peur. Et là je te vois revenir, les études finies. Psychologue!
- Pas encore, mère.
- Mais c'est tout comme, voyons.
- Sont-ils aux champs?

Patrice jeta lui aussi les yeux dans la même direction, au loin vers le bois.

- Depuis le matin. Ils ne sont pas montés dîner. Tu as reçu un coup de téléphone.
- Alex?
- Non, quelqu'un que je ne connais pas. Le numéro est sur ta porte de chambre.

Montant l'escalier quatre à quatre, Patrice arriva tout de suite en haut. Sa chambre, à l'étage, ressemblait à un grenier. Une fenêtre donnait sur le soleil levant. En hiver, c'était blanc et immobile. En été, vert et seule la forêt à l'horizon lui cachait le bout du monde.

- Je ne connais pas ce numéro.

Dans cette chambre, son petit monde comme le disait sa mère adoptive, c'était beaucoup le Japon reconstitué. Du moins tout ce qu'il en savait par ses lectures et ses recherches.
En y entrant, un tatami sur une grande partie de la surface du plancher jusqu'à une petite table en rotin près de son lit où reposait un livre de Mishima s'intitulant "Le marin rejeté par la mer". Au mur, un immense drapeau blanc au cercle rouge en plein centre. Les autres étaient remplis de photographies et de toiles représentant ce pays qui lui paraissait tatoué dans la figure.

- Ici Patrice Lanctôt, je retourne votre appel.

À l'autre bout de la ligne, le directeur d'une école spécialisée pour enfants présentant des troubles de la conduite et du comportement lui annonçait que sa candidature avait été retenue et que s'il désirait passer une entrevue pour le poste de psychologue, on l'attendait. Qu'il pourrait même commencer au début du mois de mai si tout allait bien.

- Merci monsieur. Je vais me rendre à l'entrevue mais j'aime autant vous dire tout de suite que je ne compte pas travailler avant le mois de septembre. Vous savez, après toutes ces études, je souhaite prendre un peu de congé durant l'été
- Comme vous le voulez, mais nous vous attendons pour l'entrevue au début de la semaine prochaine. Lundi, treize heures pour être plus précis.
- Merci. Comptez sur moi, je serai présent.

Au moment où il déposait l'appareil, on frappa à la porte. Sa mère adoptive entra, une grande enveloppe à la main, enveloppe qui semblait avoir été tenue cachée depuis fort longtemps.

- Patrice, ça fait longtemps que j'attends ce moment.

Comme il lui arrivait souvent, Patrice écoutait alors que sa pensée partait, il ne savait trop où. Sa mère, nerveuse, la lui tendit.

- Je me demande Patrice pourquoi tu ne nous a jamais posé de questions sur tes origines?

Il était droit debout, face à la fenêtre. La vitre lui reflétait son image alors qu'il poussait son regard le plus loin vers l'horizon.

- J'étais inquiète lorsque tu nous es arrivé. Je me demandais ce que serait la vie avec un enfant adopté. Ce que serait ta vie. Mais tout s'est bien passé. Tu ne nous as jamais donné de troubles. Tu as toujours bien réussi à l'école, dans les meilleures classes. Tu es devenu pour nous un garçon modèle. Bien adapté dans notre famille qui est devenue la tienne. Tes frères et tes soeurs, tu les as toujours aimés et eux aussi...

Les paroles de madame Lanctôt s'éloignaient de lui bien qu'elles fussent gentilles. Malgré le fait que ses parents adoptifs l'aient toujours trouvé distant et un peu froid, ils avaient agi avec lui comme s'il était leur fils. En aucune occasion quelqu'un de la famille n'avait fait mention de la différence, celle qui se voyait de plus en plus en vieillissant. Il n'avait rien des Lanctôt.

- ...tu as fait de belles études, tu nous as toujours aidé sur la ferme même si cela n'était pas nécessairement...

Patrice était à deux places à la fois: dans sa chambre, à écouter cette femme, qui, toute sa vie, avait agi en mère suppléante et au bout de son regard, là où des idées défilaient sans qu'il ne les comprenne. Ne les saisirait-il peut-être jamais?

- ...souvent je me suis demandé si tes études en psychologie ce n'était pas une manière d'essayer de comprendre...

Patrice se tourna vers sa mère adoptive et lui dit:
- J'ai reçu une proposition d'emploi dans une école spécialisée. L'entrevue est la semaine prochaine et si tout va bien, je pourrais commencer à travailler au mois de mai.
- Je suis fière de toi.
- Mais je pense prendre un peu de vacances.
- Excellente idée! Ton père va certainement te dire la même chose. Tes frères semblent décidés à s'installer, comme ça tu ne te sentiras plus obligé de donner un coup de main.
- S'installer!
- Je veux dire prendre la relève.

Patrice reprit place à la fenêtre. À ses pieds, il voyait la camionnette blanche avec laquelle il avait si souvent voyagé.

- C'est pour toi.
- Pourquoi me remettre cette enveloppe aujourd'hui?
- Parce que tu ne l'as jamais demandée.
- Qu'est-ce qu'il y a dedans?
- Tu verras par toi-même.

Madame Lanctôt quitta la chambre. Elle a toujours eu beaucoup de difficulté à discuter avec son fils adoptif. La différence entre lui et ses propres enfants était trop grande pour qu'elle réussisse à bien saisir ce garçon si doux, si calme et si intérieur. Combien de fois l'a-t-elle imaginé malheureux parce qu'il ne disait pas tout haut ce qui se passait tout bas.
Son mari aimait Patrice car il était costaud et que le travail ne lui répugnait pas. Jamais il ne critiquait, était toujours le premier à répondre à ce qu'on demandait. Ce n'était pas évident de se lever tôt le matin, d'aller à l'étable et répéter le même scénario au retour de l'école.
Ses frères et soeurs avaient pour Patrice ce respect que l'on porte à une personne de passage, celle qui pourrait nous quitter du jour au lendemain. Petits, il n'y avait aucune différence entre eux mais une fois l'école entreprise, les questions des autres avaient rendu frères et soeurs plus distants face à cet étranger venu on ne savait d'où.

- J'oubliais, dit madame Lanctôt avant de sortir, Alex est passé sur l'heure du dîner. Il reviendra cet après-midi.
- Merci.

La porte se referma. Patrice, l'enveloppe à la main, restait debout, immobile, le regard vers la fin du monde. Il se mit à repenser à Éric et se dit qu'il n'avait pas été de la meilleure écoute.

- C'est beau pour un psychologue! Ne pas écouter quelqu'un qui se confie à lui.

Il s'étendit sur le lit. L'enveloppe tomba par terre.

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