… quelques années auparavant…
Son île imaginaire, établie dans la grange, là où jambes à son cou il trouvait refuge quand la boiteuse cousine Suzanne le prenait en chasse, s’installa en lui. En fait, elle y est toujours demeurée. Des années après les événements, marié à Élisabeth Gendron, il devait fréquemment y retourner. Comme un abri que le temps instilla dans son sang. Une réponse sommaire à la réalité des autres. Sans être un rêveur, la vie de Joseph tenant plutôt du naufrage. À un oubli de naufragé… Une longue tige d’acier, grise comme ses yeux, le reliant encore à la berge qui s’éloignait dans des bruits devenus rumeurs… Il lui semblait vivre à côté de la vie.
Les membres de la famille Lacasse, et Suzanne, revenaient des prières du mois de Marie en compagnie des Gendron. Les hommes discutaient. La boiteuse écoutait la mère. Les enfants s’entremêlaient. Joseph fermait la marche. Le jour tombait. Le chien les attendait.
Un soir de ce mai aux odeurs de lilas, ce fut avant les concerts de criquets et de cigales, ces annonceurs de beau temps, restera imprégné dans l’âme et le corps de Joseph. La boiteuse ne s’était pas intéressée à lui de la journée. Avec le temps, une victime finit par se sécuriser des attaques de son bourreau. Elles le maintiennent en vie. L’empêchent de mourir de lui-même. Il n’allait jamais se douter que maintenant on piétinerait ses nuits.
Le grenier, d’où il appelait le sommeil qu’accompagnerait une sentinelle vigilante, transformé en chambre inconfortable, froid en hiver, suant en été, les entre-saisons voguant entre le deux, ce grenier possédait une porte donnant sur l’étage de la maison. Les frères et les sœurs de Joseph dormaient dans cette grande pièce où quatre lits s’entassaient. La chambre de son père. Puis la dernière, adjacente à l’ancienne nuptiale, l’antre de Suzanne. Le périmètre de sécurité était délimité par une rampe qui, lorsqu’on s’y accrochait, menait à la cuisine d’hiver au rez-de-chaussée et à l’entrée du grenier.
Grand-père Lacasse voyait bien sous le pas de la porte, la lueur scintillante d’une lampe à l'huile. Elle restait là, à plat ventre sur le plancher, nuançant des teintes de jaune avant de s’évanouir dans un noir le plus obscur. Cette raie de lumière ne possédait qu’une seule vie. Sans doute l’espace compris entre se dévêtir et se mettre au lit. Parfois, l’humidité des doigts de Suzanne égrenant les aves de son chapelet traversait les murs dans une fragilité graduée.
Ses frères et ses sœurs dormaient. Les enfants rejoignent vite le pays des songes. Ils ont tellement accumulé d’images au cours de la journée que leurs yeux grattent. Ils sont tellement occupés à suivre les fées qui emplissent leur nuit que rien ne les distrait. Ils se retrouvent dans cet ailleurs que le mélange des sons, des couleurs et des odeurs a mis en bouquet et qu’ils respirent comme un oxygène concentré.
Cette nuit-là.
Cette nuit-là, Suzanne n’éteignit pas le fanal. Elle se leva, et telle une louve silencieuse mariée à un chien sanguinaire, l’ogresse somnambule se dirigea vers le grenier. Boitait-elle ? Joseph ne put le dire. Il entendit le gond de la porte tourné sur lui-même. Apparaître à ses yeux. Rêvait-il ? Les cheveux de la cousine se perdaient derrière son cou. Nue. Blafarde. Même en nageant dans les sueurs qui l’inondaient, son ’île était trop loin. La noyade ne venait pas. Le squelette des mots lui barrait la gorge. L’asphyxie respirait pour lui. Paralysé dans des gestes urgents, sa mâchoire pleurait. Son cœur vomissait.
- Vois ce que tu m’as fait, espèce de petit morveux.
Une coulée de sang filamenteux, rouge et noir selon les reflets de cette lumière qui insistait à la main de la cousine, cheminait vers sa cheville difforme. L’autre main, ouverte et maculée, tendue vers Joseph, l’accusait. Le condamnait. Une cible s’avançant.
- Espèce de petit morveux.
Elle martelait plaintivement ses paroles, toujours le fixant. C’est l’âme qu’elle visait. Inépuisablement, comme si d’avoir entrepris ce pèlerinage diabolique la rendait plus humaine à ses yeux. Plus vivante de la mort qui s’écoulait d’elle.
Joseph, comme un fœtus pourri, recroquevillé en lui-même, paralysé de peur et de honte, reçut le pubis de la cousine en pleine figure. À la senteur du sang, à l’heure où le chien guettait les coyotes et hurla sa rage, il perdit connaissance.
À l’aube, quand naissent les couleurs du jour, Joseph ouvrit un œil. La porte de sa chambre refermée ressemblait à un catafalque. On bougeait sous le plancher. Il lui sembla entendre le « bonjour » de son père qui partait. La chaîne cliqueter. Des chuchotements au-dessous parvenant à ses oreilles évanouies, il ne repérait qu’une seule voix. Visqueuse.
Son île l’appelait.
- Penses-tu que je fais faire deux déjeuners, Joseph Lacasse ? Tu viens de passer tout droit.
Il y avait dans le voisement de Suzanne, en plus de la haine habituelle, le signal que le champ de bataille où déjà coulait le sang, avait été déplacé.
… à suivre …
Aucun commentaire:
Publier un commentaire