... quelques années auparavant…
Les enfants, ça ne regarde jamais plus loin que très proche. En fait, leurs yeux ne sont pas encore devenus des radars, ils sont géodésiques. Ils voient ce qu’ils dévisagent, c’est tout. Premier degré. Par la suite, dans les empreintes de la mémoire, là où tout s’est concentré sans nuances de teintes et de significations, comme installées quelque part bien au chaud dans un grand ensemble vierge de possibles, s’organisent les remous. Les bousculades fusionnent. Ils n’arrivent pas encore à discriminer le nécessaire de l’important ou de l’essentiel. L’œuvre du temps prend la relève. Les années codifient ces flashs stroboscopiques, les structurant comme si elle y mettait de l’ordre. Un grand ménage du printemps.
Le chien sans nom léchait ses pattes. Les premières fontes de neige l’obligeaient à cette hygiène, une tâche à laquelle il s’appliquait avec une patience carnassière. Il y était, suite à la demande de la cousine Suzanne, depuis la fin de l’été. Les foins étaient coupés. Entassés dans la grange. Les odeurs mêlées. Celle de la luzerne, surtout. À moins que ce ne fut du sarrasin.
À l’automne, Joseph Lacasse remarqua le poil de la bête devenir épineux, les yeux d’un jaune progestatif et les crocs, comminatoires. Il se souvint de ce matin, une fois son père parti vers le village, où le monstrueux animal, babines rouges et corps luisant, ayant sans doute attaqué un coyote audacieux puis s’étouffant au bout de sa chaîne, l’air bouffi d’orgueil qu’il ne partagerait avec personne, manifestant une rage contenue. Les frères et les sœurs de Joseph jugèrent plus prudent de ne pas le nourrir. Le chien savourait une victoire, les pattes ensanglantées.
L’hiver fut rigoureux. Le chien hurla quelques nuits sans attendre pour le faire que la lune fût pleine. Il guettait des proies, tapi dans l’ombre, enveloppé dans un silence complet. Arracheur de vies.
Les attaques de Suzanne vis-à-vis Joseph, depuis l’installation de la bête, prirent une nouvelle direction. Comme un scientifique rigoureux, elle colligeait des données sur la routine et les habitudes de ce jeune orphelin de mère qui n’osa pas s’enquérir du portrait disparu de la crédence. Même la dentelle tressée sur laquelle reposait le cadre n’y était plus. Un coup de chiffon effaça les derniers signes de la seule présence ayant pu le rassurer.
Elle tenta quelques initiatives belliqueuses dont le seul objectif visait à gauger la défensive de l’autre. Celui-ci ne pouvait rivaliser en stratégies. Une seule : il quittait précipitamment pour aller se blottir à la même place, dans la grange. Entrée. À droite. Une porte. Le foin. L’attente que tout fut redevenu calme.
Le printemps passa ainsi. Qu’elle ne le prenne pas en défaut sur quoi que ce soit, cela représentait une journée de répit. Qu’elle réussisse à lui lancer un objet ou une volée de coups, cela représentait une journée normale. Qu’elle progresse dans l’élimination de la distance qui la séparait de lui et parvienne à lui retenir un bras, y enfonçant des ongles acérés, cela lui rappelait les failles de sa défensive.
Combien de fois espéra-t-il qu’elle parte ? Que le père lui signifie que sa présence n’était plus requise ? Il invoquait l’intervention de sa mère. Cela n’advint jamais. Traqué, s’épuisant rapidement à tenter de croire que ce supplice ne pouvait être que temporaire, inconscient du fait que sa cachette était brûlée, Joseph se construisit un château-faible au beau milieu d’une île imaginaire. Le foin était l’eau. La porte, le continent, loin à ses yeux, tel un mirage. Et cette ardente certitude que jamais ne viendront les secours. Il s’effilochait de jour en jour, de nuit en nuit, de cachette en cachette. Seuls les grognements rauques du chien le ramenaient à une réalité qui progressivement l’expulsait du temps.
Suzanne n’avait plus besoin maintenant d’accélérer les sautillements que ses pas marquaient inégalement sur le plancher de la cuisine ou dans les marches de l’escalier. L’enfant répondait continuellement de la même manière, mécaniquement, à ses charges. Elle avait renoncé à crier, sauf l’abject « espèce de petit morveux » préfaçant le début des hostilités. Elle goûtait déjà au miel de la victoire. En redemandait.
En mai, le mois consacré à Marie, en fin de journée, tous les habitants du village se réunissaient sous l’imposant calvaire jouxtant le cimetière. Le curé de l’époque y invitait les paroissiens pour des prières, les premières depuis les grandes cérémonies de Pâques. Cela permettait aux gens de se rencontrer, d’échanger sur la saison présente et celle à venir.
Le père de Joseph tenait absolument à ce que ses enfants participent, se targuait devant son fils aîné, officiant près du curé. Il ne tarissait pas d’éloges pour celui qui, avec une facilité incroyable, s’était mis au latin et semblait même le comprendre.
- Pas mal moins fainéant que Joseph, celui-là.
Le père reçut les paroles de Suzanne comme un compliment envers celui dont il espérait secrètement le voir partir pour le séminaire.
Joseph Lacasse n’aimait pas y être. À ses oreilles, ce qu’il entendait, prenait des airs de bien inutiles lamentations.
… à suivre …
Le chien sans nom léchait ses pattes. Les premières fontes de neige l’obligeaient à cette hygiène, une tâche à laquelle il s’appliquait avec une patience carnassière. Il y était, suite à la demande de la cousine Suzanne, depuis la fin de l’été. Les foins étaient coupés. Entassés dans la grange. Les odeurs mêlées. Celle de la luzerne, surtout. À moins que ce ne fut du sarrasin.
À l’automne, Joseph Lacasse remarqua le poil de la bête devenir épineux, les yeux d’un jaune progestatif et les crocs, comminatoires. Il se souvint de ce matin, une fois son père parti vers le village, où le monstrueux animal, babines rouges et corps luisant, ayant sans doute attaqué un coyote audacieux puis s’étouffant au bout de sa chaîne, l’air bouffi d’orgueil qu’il ne partagerait avec personne, manifestant une rage contenue. Les frères et les sœurs de Joseph jugèrent plus prudent de ne pas le nourrir. Le chien savourait une victoire, les pattes ensanglantées.
L’hiver fut rigoureux. Le chien hurla quelques nuits sans attendre pour le faire que la lune fût pleine. Il guettait des proies, tapi dans l’ombre, enveloppé dans un silence complet. Arracheur de vies.
Les attaques de Suzanne vis-à-vis Joseph, depuis l’installation de la bête, prirent une nouvelle direction. Comme un scientifique rigoureux, elle colligeait des données sur la routine et les habitudes de ce jeune orphelin de mère qui n’osa pas s’enquérir du portrait disparu de la crédence. Même la dentelle tressée sur laquelle reposait le cadre n’y était plus. Un coup de chiffon effaça les derniers signes de la seule présence ayant pu le rassurer.
Elle tenta quelques initiatives belliqueuses dont le seul objectif visait à gauger la défensive de l’autre. Celui-ci ne pouvait rivaliser en stratégies. Une seule : il quittait précipitamment pour aller se blottir à la même place, dans la grange. Entrée. À droite. Une porte. Le foin. L’attente que tout fut redevenu calme.
Le printemps passa ainsi. Qu’elle ne le prenne pas en défaut sur quoi que ce soit, cela représentait une journée de répit. Qu’elle réussisse à lui lancer un objet ou une volée de coups, cela représentait une journée normale. Qu’elle progresse dans l’élimination de la distance qui la séparait de lui et parvienne à lui retenir un bras, y enfonçant des ongles acérés, cela lui rappelait les failles de sa défensive.
Combien de fois espéra-t-il qu’elle parte ? Que le père lui signifie que sa présence n’était plus requise ? Il invoquait l’intervention de sa mère. Cela n’advint jamais. Traqué, s’épuisant rapidement à tenter de croire que ce supplice ne pouvait être que temporaire, inconscient du fait que sa cachette était brûlée, Joseph se construisit un château-faible au beau milieu d’une île imaginaire. Le foin était l’eau. La porte, le continent, loin à ses yeux, tel un mirage. Et cette ardente certitude que jamais ne viendront les secours. Il s’effilochait de jour en jour, de nuit en nuit, de cachette en cachette. Seuls les grognements rauques du chien le ramenaient à une réalité qui progressivement l’expulsait du temps.
Suzanne n’avait plus besoin maintenant d’accélérer les sautillements que ses pas marquaient inégalement sur le plancher de la cuisine ou dans les marches de l’escalier. L’enfant répondait continuellement de la même manière, mécaniquement, à ses charges. Elle avait renoncé à crier, sauf l’abject « espèce de petit morveux » préfaçant le début des hostilités. Elle goûtait déjà au miel de la victoire. En redemandait.
En mai, le mois consacré à Marie, en fin de journée, tous les habitants du village se réunissaient sous l’imposant calvaire jouxtant le cimetière. Le curé de l’époque y invitait les paroissiens pour des prières, les premières depuis les grandes cérémonies de Pâques. Cela permettait aux gens de se rencontrer, d’échanger sur la saison présente et celle à venir.
Le père de Joseph tenait absolument à ce que ses enfants participent, se targuait devant son fils aîné, officiant près du curé. Il ne tarissait pas d’éloges pour celui qui, avec une facilité incroyable, s’était mis au latin et semblait même le comprendre.
- Pas mal moins fainéant que Joseph, celui-là.
Le père reçut les paroles de Suzanne comme un compliment envers celui dont il espérait secrètement le voir partir pour le séminaire.
Joseph Lacasse n’aimait pas y être. À ses oreilles, ce qu’il entendait, prenait des airs de bien inutiles lamentations.
… à suivre …
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