mardi 7 mars 2006

Le cent deuxième saut de crapaud

Le corps gisait là, derrière l’église. Inerte et froid déjà. Depuis combien d’heures, personne n’aurait pu le dire mais ça se comptait ainsi, pas en journées, cela est certain. La flaque de sang dans laquelle il reposait, croûtée. Les yeux ouverts, tristement exorbités, fixant nulle part et le gris de la pierre. Les veines de ses mains gonflées et la jugulaire éclatée.

La neige avait pris le temps de fondre légèrement, traçant autour du cadavre dans laquelle il reposait, un filet aux couleurs diluées. Un soleil capricieux prit la place d’une pleine lune froide et, pour l’occasion, messagère de malheur.

- Finir ainsi, avait dit madame Aldège retenant un mouchoir brodé sur sa bouche.

- J’aurais pu comprendre si ça avait été Constant Jones, il me semble qu’il avait tout pour faire cela, ajouta le père Guillemette. Il était rapidement accouru auprès du macchabée, craignant y trouver un mortel retour de sa fille Clémence disparue depuis cette fameuse saison où le temps fit des siennes.

Émile, le marchand général, s’inquiétait du fait que la mort par suicide nous renvoie tous quelque part en nous, nous poussant presqu’à imaginer que telle ou telle personne puisse en être alors qu’une heure auparavant on n’y songeait même pas. Portons-nous cette prédisposition ainsi qu’une fatalité contre laquelle il n’y aurait rien à faire ? Traverser la ligne du mouvement vers l’immobilité, consciemment, une arme fatidique à la main, serait-il inscrit chez certains comme une hypothèse ou une solution ou l’éclatement d’une crise intolérable ou l’explosion d’un gène hybride ? Se suicider est-ce mourir ou tout simplement s’enlever la vie ? Cela exige-t-il une force surhumaine ou un inconscient laisser-aller dans le désespoir ?

Le curé Boudreau appela immédiatement le secrétaire de l’archevêché afin de s’enquérir des procédures à suivre.

Le maire Léo refusa net de se rendre sur les lieux du drame, n’ayant pas la force pour supporter un tel événement. De plus que la vue du sang le rendait fragile et lui faisait perdre conscience. Il mandata le bedeau Arthur afin qu’il enveloppe la dépouille puis fit venir les enquêteurs de la Police Provinciale qui en portait toujours le nom à l’époque.

Quelques femmes sortirent les rubans noirs qu’elles accrochèrent aux arbres, alors que l’institutrice Gaudreau réfléchissait à comment elle devait aborder le sujet auprès des enfants de l’école.
Dans ces instants où une tragédie brise la suite tranquille des choses ; dans ces moments où trouver les mots justes relèvent de la voltige ; dans ces actuellement où chacun cherche en soi des justifications… l’ordinaire de la vie suspend son cours, inscrit dans l’agenda de tous, en lettres majuscules, la singularité d’un geste.

Étrange comme ce n’est pas tout à fait à la mort que l’on songe quand elle arrive par ce chemin, mais beaucoup plus aux intentions, aux raisons… un roman dont la finale ne serait pas écrite… l’inachevé qui s’arrête sans avoir entièrement tout dit.

Bizarre ce sentiment qui nous habite : doit-il rejoindre celui qui a décidé de partir ou accompagner ceux qui restent ? Où situer la culpabilité ? Le coupable a disparu, se laissant comme seul et unique preuve. Chercher dans l’hier ou l’avant-hier, la parole lancée ou l’autre, retenue, qui aurait pu…

Indéfinissable que cette émotion devant un corps inanimé, que l’on connaissait plus chaud avant. Ces heures durant lesquelles il sera là, froid de plus en plus, ne réagissant à rien, dormeur ensommeillé, expulsant ses rêves noirs dans nos cauchemars.

On faisait la parade devant lui. Plusieurs, dans le seul but inavoué d’inscrire dans leur mémoire les dernières images, sans ombres, d’un quelqu’un qu’ils ne savaient plus comment nommer. D’autres, horrifiés par la brutalité instantanée du départ, vérifiaient pour combien de temps encore leur ticket de vie était valide. Certains, incrédules, ne pouvaient rien dire.

Lorsque le bedeau eut recouvert le corps d’un linceul, la géométrie de la scène changea. Tout se confondait avec la neige. Des traces rosacées s’imprimèrent sur le drap en divers endroits. Près de la tête surtout. L’arête du nez saillait. Les pieds dépassaient. Quelques-uns partirent emportant avec eux, pesamment déposés sur leurs épaules vivantes, le dernier reflet hallucinant de la mort.

Après, tout se déroula rapidement. Comme un scénario préenregistré se déroulant à vive allure. Comme lorsque la vie s’extirpe de quelqu’un alors qu’il a décidé de l’évacuer. Une ligne si mince entre avant et après. La conscience de l’avant et l’inconnu de l’après. Une non-suite.

Les policiers mandèrent l’ambulance après avoir, dans des coups de phosphore instantanés, pris en photos le blanc du drap, l’intérieur du drap et l’autour du drap. Les brancardiers débarrassèrent l’arrière de l’église d’un corps gelé, le déposant dans un patatras mêlé de chair et de métal, ce qui sema l’émoi dans la paroisse de l’Anse-au-Griffon. Ils laissèrent derrière eux, dans une commotion extrême, des êtres pantois chez qui les larmes du deuil ne réussissaient pas à sourdre.

Aucun bruit de sirène ne chercha à faire de l’écho.
...à suivre...


Aucun commentaire:

Parfois... mon âme

                                                                                                          parfois Parfois mon âme se met à...