Monsieur le maire en compagnie de Don, le garde-forestier, discutent avec le vétérinaire à l’endroit où le camion devrait arriver d’une minute à l’autre pour récupérer la carcasse étendue sur les bords de la rivière Croche, celle de l’ours blessé par une flèche. Il serait mort au bout de son sang, d’après le spécialiste des grands animaux et animaux sauvages. On pratiquera une autopsie dans les laboratoires de l’école de médecine vétérinaire, à Saint-Hyacinthe.
- Vous me disiez qu’on l’a vu pour la première fois il y a maintenant près d’une semaine, ça m’apparaît assez plausible que de jour en jour il se soit affaibli. Comme il se préparait pour hiberner je serais porté à croire que cet animal avait entrepris le processus d’hibernation en se nourrissant beaucoup, question que ses graisses lui permettent d’entrer dans cet état de torpeur qui dure quand même un bon moment, alors cette blessure a sans doute entravé sa démarche. Manifestement il aurait été dérangé avant ou après sa blessure. Vous me rappeliez, Don, que la région ne recèle pas beaucoup d’ours noirs. En avez-vous dénombrés quelques-uns?
- Personnellement, c’est le premier que je vois par ici, répondit le garde-forestier.
- Les chasseurs parlent davantage de coyotes, ajouta le maire soulagé de voir enfin le problème réglé. Avons-nous maintenant à remplir des documents, aviser quelque ministère ou quoi que ce soit d’autre ?
- Vous avez très bien agi, la fin de semaine a quand même beaucoup ralenti notre action, mais on peut dire que tout est bien qui finit bien… sauf évidemment pour votre curé.
- Malheureusement oui, mais ce que je ne comprends pas, continua le maire, c’est que l’ours se soit dirigé dans le cimetière, un endroit où il n’y a rien à manger.
- Le comportement des animaux sauvages est parfois imprévisible. Tiens voici l’ambulance… c’est ainsi qu’on appelle notre camion croque-mort si on peut dire.
Deux hommes en descendent, se dirigent vers le vétérinaire qui leur indique l’endroit où ils pourront récupérer le cadavre, précisant de ne pas oublier de prendre quelques photos.
L’opération dura à peine quelques minutes. Une fois l’animal installé dans le camion, l’un des techniciens lança une question vers les trois hommes qui quittaient lentement les lieux. » Vous avez parlé d’un ours noir blessé par une flèche, mais on n’a pas de flèche.
- Vous avez bien fait le tour des lieux, demanda le vétérinaire.
- On peut retourner vérifier.
Le mystère demeurait complet. On avait l’animal, mais pas la flèche ayant servi à l’abattre ; on avait un homme, Monsieur le curé, étendu dans le cimetière sans que l’on sache exactement quand la crise cardiaque, cause du décès selon les premiers répondants, l’avait frappé et qui précisément l’avait retrouvé. On se retrouvait en présence de circonstances graves sans que personne puisse orienter les recherches. Comme l’ours avait été retrouvé plus tard après la découverte du curé et tout de même assez loin du cimetière, peut-être avait-on présagé un scénario sans que nécessairement les deux événements soient concomitants.
Monsieur le maire considérait avoir rempli ses responsabilités conformément à sa charge, rassuré par le vétérinaire que tout avait fait selon les règles de l’art, il ferma le dossier qui, à sa grande surprise, sera rouvert dès la fin de la journée. » Beau début du mois de décembre, se dit-il saluant tout le monde rassemblé autour du camion.
*****
Dès le lendemain les agents de la Police provinciale furent reçus à la salle municipale par l’ensemble du conseil apprenant qu’une mort suspecte nécessite toujours une investigation et doit être rapportée à un coroner. De cette réunion à la fois brève et formelle, dirigée par un enquêteur-général venu de Montréal, trois éléments manquaient afin d’éclaircir l’événement : qui avait vu Monsieur le curé avant ou après qu’on ne le trouve mort dans le cimetière ? ; qui avait vu l’ours blessé avant qu’il ne soit localisé près de la rivière ? ; si la flèche n’était pas dans la cuisse de l’ours, où était-elle ? Chacun des participants à la réunion remarquèrent que le mot «témoin» n’avait pas été utilisé par l’enquêteur-général, sans doute que l’on gardait ce terme pour un possible procès. Déjà les hypothèses les plus farfelues se mirent à circuler un peu partout, une habitude dans des endroits où de manière rarissime des faits spectaculaires viennent bouleverser la tranquillité des lieux.
Rapidement ces trois éléments furent ébruités dans la municipalité et les environs, invitant les gens ayant des informations aussi quelconques qu’elles puissent leur paraître à venir les partager auprès des policiers qui s’installèrent dans la salle municipale... pour un petit bout de temps, croyait-on. Ce qui ne fut pas le cas, car dès le lendemain le livreur du supermarché jura avoir vu Monsieur le curé se promenant dans le cimetière, même que ce dernier ayant reconnu le camion de livraison salua de la main son chauffeur. Selon ce dernier, tout semblait normal. Une marche de santé puisque la température le permettait. À son retour vers le supermarché, plus de Monsieur le curé. Il lui sembla apercevoir entre deux stèles quelque chose d'anormal. Il s'y est rendu, constata l'état de prêtre et rapidement en informa monsieur Delage, le propriétaire, qui appela les secours.
Peu de temps après, dans la même journée, un citadin assura les enquêteurs avoir vu l’ours blessé - il devait être autour de midi - près de la rivière sans pouvoir dire si la fameuse flèche était toujours collée à sa cuisse. » J’ai eu tellement peur, j'ai pensé qu'à m’en aller, sans courir comme on nous l’avait dit à la réunion, et rentrer chez nous. Ne restait donc plus que cette fameuse flèche à éclaircir : les techniciens de l’école de médecine vétérinaire avaient été formels, un ours noir mort, la cuisse ensanglantée, coagulée, mais aucune trace de flèche. Même résultat lorsqu’ils retournèrent à la demande du vétérinaire passer le périmètre au peigne fin. Les photographies prises à ce moment-là devaient être postées à l’enquêteur-général dans les plus brefs délais.
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La réunion commandée par Monsieur le maire, le samedi 30 novembre - jour d’anniversaire de Abigaelle - revenait régulièrement à son esprit lorsque l’appel de madame Saint-Gelais, deux jours après le pic des événements, lui parvint.
- Monsieur le maire, vous devez certainement vouloir tourner la page sur cette histoire d’ours blessé avec tout ce que cela vous a apporté comme surplus de travail ?
- Madame la directrice, je ne fais que mon boulot. C’est plutôt calme d’habitude, mais cette fois-ci… je dirais que c’est la pire chose que j’ai eu à m'occuper.
- Vous avez toute mon admiration. Je m’accroche beaucoup au principe d’utilité, je veux dire par ceci qu’il nous faut viser au bonheur, éviter le malheur. Parfois l’un prend le dessus sur l’autre, il faut alors gérer tout ça avec justice.
- Je vous comprends. Quelque chose de précis me vaut cet appel?
- L’affaire de l’ours blessé a fait des vagues dans ma cour d’école.
- J’en suis parfaitement conscient.
- Patrick, votre fils, aurait fustigé la jeune indienne dont le père est votre garde-forestier.
- Il n’a pas été violent j’espère ?
- Je me doutais qu’à la maison il a dû entendre parler de toute cette histoire et que sa compréhension des faits en aurait peut-être été chamboulée. Toutefois, ce qu’il a dit à la petite sauvageonne, à mon avis, reflète parfaitement bien ce qui circule dans la municipalité. C’est pour cette raison que l’ayant reçu dans mon bureau je ne lui ai pas donné de conséquence, même pas lui annoncer que j’allais vous appeler.
- Souhaitez-vous que j’intervienne auprès de lui ?
- Je ne crois pas que cela soit nécessaire, le fait d’avoir été retiré de la récréation m’apparaît suffisant.
- Merci madame Saint-Gelais pour ces renseignements et sachez que vous avez toute ma collaboration si nécessaire.
Une fois l’appareil téléphonique déposé, les oreilles de la directrice furent attirées par une voix connue, mais qui n’a rien à voir avec son école.

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