Je croyais Nathan davantage habile à l’écrit qu’au parlé. Lors de cette rencontre, celle qui l’a mené au groupe de soutien, vraiment, il s’en est donné à coeur joie. Il y a dans cet extrait trois choses intéressantes : la continuité, la parole et l’écoute. Les deux amoureux se sont laissés, conservant toutefois en tête les notes d’une musique et un « la vie continue ». Nous saurons plus loin dans ce récit comment Isabelle vit l’événement, mais ayant plus de données sur Nathan dont la réaction première fut de retourner chez lui, dans son grenier de la maison familiale, puis à la suite d’une rencontre fortuite, une dame âgée lui a remis une adresse à laquelle se réunit régulièrement un groupe de soutien, je me centrerai sur celui que j’imagine se présentant la première fois et les suivantes, penaud, cherchant à disparaître dans le décor. Il aura écouté, d’abord ; voir les limites à ne pas franchir pour demeurer dans le respect inconditionnel de ceux et celles qui offrent leur âme dans toute impunité. C’est évident que la vie continue, mon cher Nathan. Peut-elle toutefois continuer dans d’autres directions ? Je me souviens avoir lu dans ton premier cahier ces quelques phrases. « Fini l’école primaire. Fini le temps du prof qui nous appelle «les amis ». J’entre au secondaire. Première année. Est-ce que ce sera le même bus ? Je suis le dernier à monter dedans. Notre maison est si loin du village. Certains disent qu’on est des sauvages. Ne me suis pas intéressé au choix d’école des autres. Je n’ai pas d’amis. N’en veux pas. N’en aurai pas. Pas important pour moi. Il y a Isabelle. J'étais dans la même classe qu’elle. Au secondaire, je sais pas. J’aimerais. On verra. Les vacances s’achèvent. Mon frère Benjamin sera en cinquième. Dernière année. Puis ce sera le CEGEP. On ne se parle pas beaucoup lui et moi. Il me trouve trop «bébé». Lui, c’est le chouchou de mes parents. Depuis toujours. Ça ne me fait rien. Je sais qu’il aime lire. Mon père trouve ça bizarre. Il aimerait mieux le voir s’intéresser aux travaux de la ferme. Benjamin, la ferme ça lui dit rien. Il veut voyager. Il parle de partir pour l’Europe. Peut-être avant d’entrer au CEGEP. Ma mère l’encourage. Mon père dit que ce sont des idées de fou. Benjamin n’est pas fou. Il lit. Tellement plus que moi. À l’école on a mis un mot rare à côté de mon nom : dislexique. Ça veut dire que je ne comprends rien à ce que je lis. Isabelle m’encourage. Mais je n’aime pas lire. J’aime mieux être tout seul dans mon grenier. Écouter de la musique électronique. Ça sonne comme je voudrais être. La prof du primaire a dit : le secondaire c’est continuer le primaire. Mais en plus difficile. Je verrai quand j’y serai. C’est loin l’école secondaire. En plus il y a beaucoup de monde. On aura plusieurs professeurs. Des nouvelles matières. J’ai toujours été le dernier de classe. Non, le gros Sirois et moi on se disputait la queue du peloton. Je gagnais plus souvent que lui. Les maîtresses disaient que je ne ressemble pas à mon frère Benjamin. Lui il était toujours premier de classe. Des étoiles dans son cahier, il y en avait des tas. Moi, pas du tout. Faudra travailler a dit ma mère. Le secondaire c’est pas le primaire. Faudra te forcer. Je sais que je forcerai pas. Je déteste l’école. J’aime que mon grenier. Mon père a défriché notre terrain en forme d’arc. La maison est comme dans un fer à cheval. Ouverte en avant. Entourée d’arbres sur les autres côtés. Moi, je suis en haut. Du côté nord. Dans les fenêtres sans rideaux, des arbres. Les fenêtres sont larges. Comme je les voulais. C’est pas pareil selon les saisons. C’est tout le temps à mon goût. Personne ne monte dans mon grenier. Benjamin dit que je vis sous les combles. Il a des mots que je ne comprends pas. Surtout qu’il les explique pas quand il les dit. Moi je suis bien. Jamais personne ne vient ici. Aucun ami parce que je n’ai pas d’amis. Je n’en veux pas. Isabelle, peut-être. On verra.» Au moment où Nathan écrit ces mots, la première véritable continuité pour lui, à part la vie, est la poursuite de son cursus scolaire. Ça ne sera pas facile. Les échecs s’accumuleront en raison surtout du fait que jamais il n’ouvre un livre et que les avertissements pour devoir non remis s’accumulent. Ça lui passe par-dessus la tête. Ses parents, habitués à cette situation, ont comme lancé la serviette. Ils ne savent plus quoi répondre aux appels répétés de la direction de l’école secondaire les avisant que leur fils se dirige tête baissée sur le mur des échecs. Ils se consolent se disant que ce ne sont pas des absences. Les enseignants notent dans son dossier, de façon régulière, « Nathan n’est pas absent, il n’est tout simplement pas là. » Le seul intérêt qui l’incite à se présenter à l’école et ça sera ainsi jusqu’à la fin du secondaire, c’est Isabelle. Ils voyagent dans le même bus et durant le trajet elle réussit tant bien que mal à lui fournir l’essentiel des connaissances qui feront partie des évaluations. Elle, c’est une «bol». Tout ce qu’elle touche se transforme en réussite. Personne ne comprend l'intérêt qu’elle manifeste pour un garçon si différent. On trouve tout de même que les deux réunis, c’est beau à voir. Ils traverseront le cours secondaire, Nathan attaché aux pattes d’Isabelle et frapperont à la porte du CEGEP. C’est à ce moment qu’ils déménagent à Montréal, qu’ils partageront le même appartement. On retrouve dans un cahier, celui qui trace le parcours de la dernière année du secondaire, une page sur le bal des finissants, une activité traditionnelle pour les étudiants qui doivent maintenant se séparer et orienter leur vie dans un autre endroit que ce village n’offrant plus rien après le diplôme DES (Diplôme d’Études Secondaires). Ce diplôme, Isabelle le reçoit avec une très haute distinction alors que Nathan devra absolument s’inscrire à des cours de mise à niveau en raison de notes insuffisantes. Il écrit : « C’est à la fin qu’on s’aperçoit que 5 ans c’est court. Isabelle a tout réussi. J’ai tout échoué. Elle a les portes ouvertes. Moi, j’ai besoin de passer dans un labyrinthe pour entrer. Nous allons au bal ensemble. À l’après-bal aussi. Certains disent que c’est là qu’on peut prendre notre première «cuite». D’autres disent notre première «cuisse». Benjamin m’énerve. Il me dit que ça commence à être le temps de perdre ma virginité. Isabelle aussi, peut-être ? On verra sur place. Nous les gars on est plus des «jaseux» que des «faiseux». J’ai quand les oreilles ouvertes. Je pourrais en apprendre d’ici le bal. En parler à Isabelle, c’est pas évident. Comme on dit, on verra. Ses parents m’aiment bien. Je ne veux pas gâcher ça. Surtout qu’on doit partir ensemble pour Montréal. Il y tellement d’affaires qui arrivent en même temps. Des fois, je sais plus quoi penser. »
Selon moi tout s’est bien passé, du moins le narrateur de ce récit ne semble pas avoir perçu quoi que ce soit qui puisse modifier un tant soit peu leur projet à court terme. Retournons au texte, alors que Nathan se retrouve dans le métro de Montréal à la suite de sa prise de parole au groupe de soutien.
Selon moi tout s’est bien passé, du moins le narrateur de ce récit ne semble pas avoir perçu quoi que ce soit qui puisse modifier un tant soit peu leur projet à court terme. Retournons au texte, alors que Nathan se retrouve dans le métro de Montréal à la suite de sa prise de parole au groupe de soutien.
Nathan, assis dans le wagon du métro de Montréal - ligne orange, direction Berri-UQAM - sursaute lorsqu’il entend :
“Prochaine station, De la Concorde ”.
“Station De la Concorde “
“Prochaine station, Cartier”
- Il a aimé et devrait réfléchir au commentaire de l’animatrice à la fin de son intervention : “ Nathan, tu dois entrer en toi un peu comme si tu visitais un territoire vierge et nous partager les paysages que tu découvres. ” Il ne parvient pas à capter les messages surtout s’ils cachent un sens obscur. Pour lui, ça n’existe pas des paysages intérieurs. Il ne saurait dire comment il faut les décrire si c’était réel. Quand il se réfère aux autres participants du groupe de rencontre, il trouve extraordinaire de les entendre distinguer une émotion d’un sentiment et les suivre dans l’expression de ce qu’ils ressentent. Lui, il ne peut pas faire cela. Pas encore du moins. Peut-être que ça viendra un jour. Cela lui sera-t-il utile.
“Station Cartier”
“Prochaine station, Sauvé”
- « Au fait, qu’est-ce qu’il y a en moi ? Des choses cherchent-elles à surgir ? Des voies à poindre ? Quand j’écoutais ceux qui ont pris la parole dire leurs joies et leurs douleurs, la manière employée pour le faire m’a étonné. Ils révèlent des faits, se campent à leur côté, les examinent tout en les décrivant pour ensuite interpréter ce qu’ils voient. Ça semble si facile ... mais je n'y arrive tout simplement pas. Analyser des plans d’électromécanique, comprendre le fonctionnement de l’électricité et ce qu’on peut faire avec, ça c’est simple. Il n’y a pas de paysages dans ces domaines, des inputs et des outputs seulement. On arrive automatiquement au résultat que l’on cherche à obtenir. Si je prends pour exemple l’opération de décoder notre séparation, Isabelle et moi, au-delà de la source de douleur qui ne veut pas se tarir, je ne sais pas comment entrer en moi et, comme on le dit dans le groupe de rencontre, observer les contours d’un supposé paysage intérieur. »
“Station Sauvé”
- « Je me souviens d’un enseignant à l’école secondaire, un prof d’histoire, qui nous répétait : « lorsqu’une personne s’adresse à nous, souvent elle parle d’elle-même. » Je ne sais pas si c’est exact, mais il se passe quoi lorsque tu ne parles pas. Isabelle me le reprochait. Tous les jours. “ Tu devrais dire ce que tu éprouves lorsque nous discutons, pas seulement opiner de la tête pour signifier ton accord à ce que je dis. ” Je recevais ces paroles comme un reproche, sans réagir, craignant la décevoir ou la perdre. Finalement, les deux options se sont réalisées. Ça serait peut-être une bonne idée de revenir sur notre dernière conversation et... m’exprimer. Mais cette discussion a été pour elle comme une conclusion à nos années de vie ensemble.»
- « Nous avions l’habitude, non, non, j’avais l’habitude de remplir l’appartement de musique ; souvent la même. Un jour, rentré de mes cours - en fait le jour de notre dispute - Isabelle a coupé le son et se planta devant moi. Ses yeux me fixaient. Elle dit : “Cela ne peut plus durer. Nous vivons comme des automates. Toujours la même routine. Isolés comme des ermites. Même train-train. Dévorés par des habitudes de plus en plus ennuyantes, celles d’un muet et d’une extravertie”. J’ai reçu ses paroles avec stupéfaction. Nous n’avions pas le même regard sur la situation. En fait, je n’avais jamais regardé notre quotidien avec autant d’attention qu’Isabelle le faisait, insistant sur l’idée que nous devions mieux nous connaître maintenant que notre choix de vivre ensemble s’opérait ; ce qui lui semblait un tremplin était pour moi une réalisation, un but atteint.»
Une jeune fille se lève, se dirige vers les portes du métro. Sort. Nathan remarque qu’elle a oublié un livre sur le siège qu’elle occupait. Il étire la main pour le récupérer. Le titre : LES LIVRES TIENNENT TOUT SEULS SUR LEURS PIEDS. L’auteur : Virginia Woolf.
Il le parcourt se disant que voici certainement le premier bouquin qu’il feuilletait mis à part les volumes scolaires. Il s’attarde sur une page prise au hasard : “ Car le paysage d’un écrivain est un territoire à l’intérieur de son cerveau ; nous courons le risque d’être déçus si nous voulons que ces villes fantômes soient faites de brique et de mortier. Nous y faisons notre chemin sans avoir besoin de panneaux indicateurs ou de policiers et nous pouvons saluer les passants sans avoir été présentés. Aucune ville, aucun individu, ne sont plus réels que ceux que nous inventons ; chercher à leur trouver un équivalent dans la réalité leur enlève tout leur charme. De même que les morts célèbres viennent en nous s’ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, et que leur image est plus palpable et réelle que n’importe quel corps fait de chair et de sang.” Nathan relit le passage. Referme le livre. Le rouvre, se met à mémoriser les phrases qu’il vient tout juste de lire et découvre au centre du bouquin, une enveloppe postale.
“Prochaine station, Crémazie”
- « Je me souviens d’un enseignant à l’école secondaire, un prof d’histoire, qui nous répétait : « lorsqu’une personne s’adresse à nous, souvent elle parle d’elle-même. » Je ne sais pas si c’est exact, mais il se passe quoi lorsque tu ne parles pas. Isabelle me le reprochait. Tous les jours. “ Tu devrais dire ce que tu éprouves lorsque nous discutons, pas seulement opiner de la tête pour signifier ton accord à ce que je dis. ” Je recevais ces paroles comme un reproche, sans réagir, craignant la décevoir ou la perdre. Finalement, les deux options se sont réalisées. Ça serait peut-être une bonne idée de revenir sur notre dernière conversation et... m’exprimer. Mais cette discussion a été pour elle comme une conclusion à nos années de vie ensemble.»
“Station Crémazie”
“Prochaine station, Jarry”
- « Nous avions l’habitude, non, non, j’avais l’habitude de remplir l’appartement de musique ; souvent la même. Un jour, rentré de mes cours - en fait le jour de notre dispute - Isabelle a coupé le son et se planta devant moi. Ses yeux me fixaient. Elle dit : “Cela ne peut plus durer. Nous vivons comme des automates. Toujours la même routine. Isolés comme des ermites. Même train-train. Dévorés par des habitudes de plus en plus ennuyantes, celles d’un muet et d’une extravertie”. J’ai reçu ses paroles avec stupéfaction. Nous n’avions pas le même regard sur la situation. En fait, je n’avais jamais regardé notre quotidien avec autant d’attention qu’Isabelle le faisait, insistant sur l’idée que nous devions mieux nous connaître maintenant que notre choix de vivre ensemble s’opérait ; ce qui lui semblait un tremplin était pour moi une réalisation, un but atteint.»
“Station, Jarry”
“Prochaine station, Jean-Talon”
Une jeune fille se lève, se dirige vers les portes du métro. Sort. Nathan remarque qu’elle a oublié un livre sur le siège qu’elle occupait. Il étire la main pour le récupérer. Le titre : LES LIVRES TIENNENT TOUT SEULS SUR LEURS PIEDS. L’auteur : Virginia Woolf.
“Station Jean-Talon”
“Prochaine station, Beaubien”
- « Il semble bien que cette image, celle de paysages se déployant à l’intérieur de soi, me poursuit depuis la fin de ma réunion jusque dans le métro. Isabelle dirait : “ C’est un signe dont tu dois en décoder le sens. ” A-t-elle raison ? »Toutefois, ce qui attire d’abord son attention, c’est la signature de la probable détentrice du livre : Gabrielle. La curiosité le pousse à jeter un oeil sur l’enveloppe. Même prénom. Il lui est toutefois impossible de déchiffrer le nom de famille qu’une eau de pluie, une larme peut-être ou encore quelques flocons de neige auraient effacé.
“Station Beaubien”
“Prochaine station, Rosemont”
- Le fait que deux prénoms s’achèvent de manière identique, “ -elle ”, le captive davantage l'éloignant de la recherche de sens qu’un signe envoyé par l’entremise de quelques phrases tirées d’un livre oublié à la station Jarry. « Suis-je tant superficiel que cela me détourne des véritables questions ? Serais-je “ brique et mortier “ davantage que fantôme ? Plus “ panneaux indicateurs et policiers ” qu’inventeur de chemins à suivre ? Incapable de créer une ville et des individus, m’en remettant à la réalité ambiante ? »
“Station Rosemont”
“Prochaine station, Laurier”
Nathan manipule le livre sans s’arrêter sur une page en particulier.
“Station Laurier”
“Prochaine station, Mont-Royal”
Il se demande s’il peut y avoir un lien entre l’enveloppe postale et la page dans laquelle elle repose.
“Station Mont-Royal”
“Prochaine station, Sherbrooke”
Le wagon se vide de plus en plus.
“Station Sherbrooke”
“Prochaine station, Berri-UQAM”
Il descendra à cette prochaine.
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