Chacun a sa propre histoire à raconter. Étrangement, ou pas, certains préfèrent leur propre récit à l’écoute de l’histoire de l’autre… quand ce ne sont pas les histoires.
Depuis que le crapaud déambule à l’aide de béquilles, à de nombreuses occasions et non pas seulement lors de la semaine nationale des handicapés – elle s’est tenue la semaine dernière – mais en fait voilà environ un mois, il remarque qu’on le remarque… Certains se permettent des gentillesses : «mais allez-y monsieur», «je vous en prie, prenez votre temps». Des banalités. Des clichés. D’autres, et c’est plus intéressant, vous suivent, à votre rythme, et tout à coup… on lance : «C’est arrivé comment?» On croit que nous sommes partis pour la plus intime des conversations alors que l’on vient tout simplement d’ouvrir une porte derrière laquelle se camoufle… leur histoire. Une histoire de blessure.
Il y eut cette dame que j’identifierais comme étant « la dame au verglas», celle qui a trois sœurs plus petites qu’elle, donc moins fortes physiquement, incapables de monter au troisième palier où elle demeure pour l’aider à redescendre, celle dont la cheville se brisa alors qu’elle s’aventurait sur une couche de verglas et fit une malencontreuse chute qui la conduisit à l’hôpital puis dans un foyer pour vieillards où elle passa toute la période des Fêtes à s’ennuyer et partager son ennui avec des personnes âgées sans famille… Elle me racontait tout cela et brusquement me laissa pantois au coin de la rue parce qu’elle arrivait à destination, en criant bonne chance avant de risquer perdre pied sur la marche qui la menait au restaurant où elle travaille. Je n’ai pas eu le temps de raconter mon historiette!
Il y eut ce monsieur qui dit au crapaud que je marchais très bien la dernière fois qu’il m’a vu, il y a un mois de cela. Comme ça doit être pénible pour quelqu’un d’actif que de se retrouver ralenti de cette manière. Je ne le connaissais pas, ne me souvenais pas l’avoir croisé lors d’une de mes nombreuses et longues marches, mais lui, fin observateur, m’avait remarqué. Il n’avait pas d’histoire à me raconter, seulement et avec une précision d’horloger que je marchais convenablement il y a un mois. Si j’avais étiré la conversation, je suis certain qu’il m’aurait dit où c’était, dans quelle direction j’allais, comment j’étais vêtu. Lui, son histoire, c’est de tout observer…
Il y eut cette vieille dame, celle du centre d’achat, qui m’arrête, m’interpelle presque cavalièrement, me demandant si j’avais été soigné pour une orteil-marteau. Stupéfait, je lui demande ce qu’est une orteil-marteau et pourquoi elle établissait un lien entre mon état d’handicapé sur béquilles canadiennes et ladite orteil. Lorsque deux orteils se chevauchent, l’orthopédiste doit briser les os de chacune puis installer une orthèse en forme de botte. Comme il y avait similitude entre les deux bottes, la mienne et celle de sa compagne à la résidence où elle demeure, la vieille dame aux cheveux bleutés et à la parole rapide croyait que moi aussi je vivais le même martyre que son amie. Parce qu’elle a souffert cette dame. Vous auriez dû l’entendre me raconter l’histoire de cette pauvre dame à l’orteil-marteau… Moi, deux mots à peine sur Achille!
Les gens aiment bien raconter leurs histoires à des personnes qu’elles ne connaissent pas. Par pudeur ou parce que cela n’a aucune incidence sur l’avenir immédiat. Ou parce que cela permet d’exorciser quelque chose, je ne sais trop. Ou encore parce qu’elles n’eurent jamais une occasion précise d’en parler sans l’effet boomerang… Dans les relations humaines, l’effet boomerang pourrait correspondre au retour de l’ascenseur, non, pas exactement, plutôt à cette crainte qu’en se disant un peu, beaucoup ou passionnément, on se place dans cette situation étrange de devoir écouter l’autre, de se trouver des points communs qui feront que la relation risque de s’ancrer dans du plus ou moins solide. Quelque chose du genre!
Et moi, cette histoire d’Achille? Au début, je ne souhaitais pas en parler, un peu comme si je voulais l’oublier, l’obnubiler, l’obscurcir. On n’en parle pas, ça n’existe pas. Sauf que dans le cas d’une blessure (du corps, de l’âme ou de l’esprit) pendant un bon moment, il y a toujours quelqu’un qui y pénètre. Cette personne ne souhaite pas nécessairement entendre votre épisode mais en même temps elle en arrive assez rapidement à compatir; compatir dans le sens de… «ouf! Ce n’est pas moi qui béquille, c’est l’autre… Et ça me rappelle telle affaire!» Complexe plus que compliqué.
Mais moi je sais une chose. À chaque fois que quelqu’un de gentil et de charmant m’arrête pour prendre des nouvelles de ma belle botte noire ou ouvrir les vannes de son histoire, moi, je trouve qu’Achille m’aura permis de me rapprocher de tous ces êtres dont le tendon d’Achille ne les dérange absolument pas…
«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»
A F F É T E R I E ou A F F È T E R I E (nom féminin)
. abus du gracieux, du maniéré dans l’attitude ou le langage
- (affectation, mièvrerie, minauderie, préciosité)
A M É N I T É (nom féminin)
. agrément d’un lieu
. amabilité pleine de charme (affabilité)
. (au pluriel) paroles blessantes ou injurieuses
Au prochain saut
1 commentaire:
Oui, comme vous avez raison, chacun a son histoire et c'est ce qui fait la beauté de chaque être humain et la source de son unicité.
Je choisi " pas " pour " étrangement ", car la Vie nous a donné deux oreilles et une bouche mais il est bien rare que l'on s'en serve en proportion...
Merci en leur nom de nous rappeler " La semaine nationale des personnes handicapées ", il y a encore tant à faire pour améliorer leurs conditions de vie, que c'est de 52 dont elles auraient besoin.
Eh! oui, évidemment, le " oh! Monsieur vous souffrez, si vous saviez comme moi aussi, laissez moi vous voler deux petites minutes, histoire de pouvoir enfin me déverser un tant soit peu "...
En espérant ne pas être taxée d'afféterie et d'autre part d'avoir su demeurer loin de toute forme d'aménités.
RC
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