Traînent sur le lit de ta chambre une liasse de billets de vingt dollars. Cinq. Ça fait tout de même cent dollars. Assez pour qu'ils soient une invitation, si je me permets de regarder la situation avec les yeux d'un passé encore proche, à t'évader vers des paradis artificiels. Ceux qui ont garni ta vie depuis si longtemps. L'ont gâchée également.
Jamais, depuis le temps que je te connais, tu as laissé ainsi ce passeport vers la galère attendre bêtement sur un lit. Il t'amenait, après avoir réveillé des obsessions compulsives vers la poudre blanche. Et tu t'y lançais à corps perdu. À te perdre. Cela pouvait durer des heures mais plus souvent qu'autrement des jours... des semaines. Tu te plongeais tête première dans cette engelure du corps et de l'esprit qui n'avait pour mérite que de te faire oublier qui tu étais et que tu souhaitais détruire.
Pendant plus de six mois, dans une maison de thérapie où on t'a obligé à suivre un programme de réhabilitation, chaque instant que tu y as passé t'aura permis de mettre des mots sur cette vie dont il est bien simpliste de dire qu'elle ne te fût pas facile. Elle n'est pas facile pour personne, cette vie à laquelle on s'attache souvent malgré soi ou encore par manque d'espérance de la laisser, mais la tienne que je connais pour l'avoir vue passer et repasser tant de fois, cette vie tu t'es donné l'occasion de la dévisager, de l'affronter et de la remettre en action selon un nouvel ordre.
Rien n'est acquis pour toute personne présentant des problèmes de dépendance. Imaginons pour ceux dont la dépendance représente la seule présence réelle qui les accompagne! Rien n'est acquis sauf ce qui l'est. Et l'on acquiert bien ce que l'on veut en autant que des choix puissent se présenter, qui, une fois jaugés s'installent en soi et nous redéfinissent.
Six mois. Certains diront que cela représente bien peu de temps lorsque mis en perspective avec toutes ces années au cours desquelles consommer quotidiennement était le lot. On ajoutera qu'il est difficile de modifier des comportements, de bousculer des habitudes ou plus encore de changer carrément sa façon d'agir. Sans doute qu'il y a du vrai dans cela, mais lorsque c'est sa façon d'être que l'on transforme, revoir une liasse de vingt dollars sur un lit, le matin, vers la fin du mois, si la métamorphose n'est que superficielle ou artificielle, résister tient du prodige.
La dépendance aux drogues ou à tout autre substance de quelque nature que ce soit, c'est accepter que cela nous contrôle et que l'on échappe à notre propre contrôle. Il y a tellement de théories qui s'esquintent en hypothèses ou en vérités ex cathedra qu'à la fin, le plus important demeure encore "le dépendant", celui qui tente d'y voir là sa raison de plaisir, sa raison de vivre. Sauf, comme dans toute réalité humaine, le plaisir et la vie appellent leur contraire: la souffrance et la mort. La drogue ne serait-elle pas une manière d'affronter à petite dose l'angoisse de la souffrance de même que celle de la mort? Je ne le sais pas mais pour t'avoir vu et souvent accompagné sur ces routes poussièreuses, je serais porté à croire qu'elle n'est pas totalement innocente.
Lors de mon dernier voyage en France, je me suis donné l'occasion d'aller à l'Hôpital Marmottan situé dans le 17ième arrondissement de Paris, juste derrière l'Arc de Triomphe, là où le docteur Claude Olivenstein recevait des toxicomanes. Il n'y est plus maintenant. Usé et fatigué, il a pris sa retraite mais l'oeuvre lui survit et selon les mêmes paramètres qu'il y a installés voilà plus de trente ans. J'y fus reçu par les deux intervenants à l'accueil avec la même empathie et la même chaleur humaine que si j'y étais venu pour un traitement. Un homme et une femme, d'anciens patients qui connaissent bien la problématique et surtout cette espèce d'effarouchement qu'ils savent lire dans les yeux de celui ou celle qui arrive en quête d'aide. La rencontre fut chaleureuse alors qu'à l'extérieur une pluie d'automne tombait abondamment. Tu devais y être avec moi. Une solide rechute t'a plutôt dirigé vers ce centre en lieu et place de ce que j'appelle le centre du monde. Nous avons discuté durant au moins une heure. De toxicomanie oui, mais de misère humaine surtout. Celle que tout dépendant s'accroche sur le dos comme une peau de chagrin. J'en retiens un message. Fondamental. Celui du doc: le drogué ne peut pas être heureux. Il ne peut pas croire au bonheur parce qu'au fond de lui-même il alimente la certitude qu'il n'y a pas droit ou qu'il ne le mérite pas. Je pensais à toi tout au long de cet entretien yeux dans les yeux. Le câlin que nous nous sommes donné à mon départ, je l'ai reçu comme une injection d'espérance. Pendant ce temps-là, tu forais ton âme et tes angoisses. Là où la dépendance s'installe véritablement.
Réussir une thérapie, pour certains il faudra que l'opération se répète à quelques occasions, c'est être en mesure d'affronter sa gueule devant un miroir. Y découvrir sa valeur cachée sous des couches de faiblesses, sous des refoulements mille fois piétinés et principalement, je crois, sous cette croyance combien installée que l'on ne vaut pas la peine de se situer dans la communauté des hommes. Voilà peut-être pourquoi les centres de réhabilation insistent tellement sur la solidarité et l'importance de s'installer dans un réseau de fraternité humaine.
Je ne veux pas me prononcer sur le fait que la toxicomanie puisse se définir comme une maladie ou un penchant. Ce que je sais autant pour l'avoir vu se vivre devant moi que de l'avoir étudié dans le cadre du certificat en toxicomanie que nous avons suivi ensemble à l'Université de Sherbrooke, c'est que trois éléments cruciaux en font partie: la personnalité intrinsèque de l'individu, l'environnement et la substance. Les Américains dans leurs sempiternelles luttes qui ont des allures de guerres à la drogue se sont toujours attaqué à la substance afin d'enrayer ce qu'ils nomment "un fléau". Les échecs sont lamentables. Il vaut peut-être mieux prendre le parti que propose Olivenstein à savoir celui du "drogué", cet être humain aux ailes fêlées qui cherche à s'envoler et n'arrive bien souvent qu'à s'écraser aux pieds de ses rêves. De cet être déçu qui ne voit comme solution à son mal-être que de se détruire soi-même. Pas besoin d'en rajouter, il réussit parfaitement bien à se tuer autant physiquement que moralement.
Tes six mois sont maintenant terminés. Tu es rentré à la maison. Replacé ta chambre et tes affaires. Et pour une des rares fois dans ta vie, tu t'es souri à toi-même avec toute la candeur de celui qui est en convalescence... Tu parles maintenant de toi comme de quelqu'un que tu connais et, je crois, que tu aimes. Le passé est derrière toi et l'avenir repose dans tes mains, fragile et requerrant beaucoup de soins. Tu veux faire de toi celui que tu as découvert et ce que tu as trouvé après combien de déchirements, de pardon et d'espoir m'apparaît beau.
Tu es fier de toi. Tu as raison. Je ne suis pas celui qui te dira où tu dois aller parce que le chemin qui s'ouvre à toi, tu veux le suivre à la trace, gps à la main, dans l'autre un coffre à outils bien rempli.
À bientôt.
À bientôt.
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