vendredi 21 avril 2006

Le cent dix-neuvième saut de crapaud

Élisabeth demanda à Herménégilde de brûler la berceuse. Ce qu’il fit sans poser de questions.

Élisabeth demanda à Jeanne de laver à l’eau de javel tous les draps de la chambre froide. Ce qu’elle fit avec empressement.

Ce fut les deux seules choses que grand-mère Lacasse exigea de son fils et de sa bru. Puis elle se rendit au presbytère afin de discuter des funérailles avec le curé Boudreau. Celui-ci était bien mal pris avec cette mort tragique. À l’évêché de Gaspé, encore plus. Comme dans toute situation qui demande une réponse diplomatique, le principal décideur déposa le dossier sur le bureau de son secrétaire, l’abbé Joachin Archambeau avec pour seule recommandation celle que l’affaire ne fasse pas trop de vagues.

L’option retenue, qui ne plut à personne, alla dans le sens suivant. On soulignerait la mort de Joseph Lacasse un dimanche, à la basse messe, la tombe demeurerait sur le parvis de l’église et il n’y aurait aucune cérémonie particulière au cimetière. Les parents proches se tiendraient à l’arrière de l’église et quitteraient après la communion. La dépouille de Joseph Lacasse serait ensevelie du côté anglican, près du charnier. Elle y est encore malgré les représentations faites auprès de l’évêque par les petits-enfants Lacasse. À sa mort, survenue quelques après celle de son mari lors du fameux incendie qui dévasta une bonne partie de l'Anse-au-Griffon, Élisabeth sera inhumée dans le lot familial.

Pour une des rares fois dans sa vie, ce n’était pas parfait pour grand-mère Lacasse. Mais elle avait toujours été une bonne catholique pratiquante, de sorte qu’Élisabeth ne revint plus jamais sur cette question. C’était d’ailleurs un des traits de sa personnalité : elle faisait tout pour avoir raison, mais lorsqu’elle perdait, la résignation faisait son œuvre.

Aux questions de ses petits-enfants sur le décès du grand-père, Élisabeth feignait ne pas comprendre, simulant une surdité que son grand âge excusait. À force de ne pas recevoir de réponses, ceux-ci oublièrent l’événement qui pendant un certain temps leur fut ramené à la mémoire par les autres enfants du village. Encore une fois, l’institutrice Gaudreau calma les esprits, utilisant cette opportunité pour parler de la mort et son incompréhension, mais surtout de la vie et toute sa fragilité.

Au bout de quelques mois, Joseph Lacasse avait disparu de la mémoire collective, bien qu’on le ressuscita afin d’expliquer la présence d’un certain fantôme dans le clocher de l’église. L’histoire ne tint pas la route bien longtemps.

Herménégilde et Jeanne craignirent pendant un certain temps que grand-mère Lacasse puisse tomber dans une déprime que le deuil lui aurait occasionnée. Ils optèrent pour un silence calculé, évitant toute allusion à la discrète présence du grand-père et à sa fulgurante sortie. Une certaine omerta s’installa autour des couteaux, des chiens et du téléphone.

Dans le village, secoué par cet après-midi spécial, n’eut été d’Émile qui se fit un point d’honneur de faire dévier les conversations sur d’autres sujets moins macabres, on parla de la « chose » une saison ou deux puis on l’oublia. Ainsi va la vie dans les petites localités où très peu de coups d’éclat surgissent, où tout le monde se connait et a une opinion sur tout.

Joseph Lacasse ne passa pas à la légende. Il resta un éternel inconnu ayant peur des chiens…

Les semaines, les mois et les années qui suivirent, pour Élisabeth Gendron, grand-mère Lacasse, ressemblèrent à l’ensemble de sa vie : s’occuper, toujours s’occuper, pour ne pas penser à autre chose. Travailler, toujours travailler, pour rassurer son besoin d’être utile. Rendre tout propre, à sa place, parce que chaque chose a une place et doit y demeurer. La recherche de la perfection en tout. Il lui était impossible d’imaginer que l’on puisse lui faire quelque reproche que ce soit sur ce qu’elle avait à faire. Toute sa vie s’était calquée sur cette croyance que l’équilibre était parente avec l’immobilité.

Dans la maison de Jeanne et d’Herménégilde, grand-mère Lacasse s’employa fébrilement à ne rien laisser paraître des émotions que la mort de son mari avait déposées en elle. La dépouille enterrée, plus rien ayant appartenu au seul homme de sa vie ne subsistait. Ce fut comme si jamais il avait existé, vécu dans cette demeure qui avait été la sienne, la leur. Même les odeurs disparurent graduellement. Elle nettoya la fenêtre avec du papier journal. Jeta l’almanach.

- Si vous avez besoin de quelque chose, vous le dites.

Jeanne aimait beaucoup Élisabeth. Ces paroles furent les seules qu’elle réussit à trouver afin de lui signifier sa compassion.

Élisabeth Gendron entreprenait le dernier droit de sa vie.

… à suivre …

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