mardi 24 juin 2025

Si Nathan avait su (37)

 

L’odeur de patchouli, en entrant dans la maison des parents de Benjamin, rappela à Abigaelle les propos tenus par Herman Delage en réponse à sa question : pouvait-il lui fournir un peu de haschisch ? Cette demeure qui, de l’extérieur, pourrait ressembler à toutes celles qui occupent le territoire de la municipalité des Saints-Innocents, se trouve complètement transformée une fois qu’on y pénètre. Une seule grande pièce au rez-de-chaussée regroupant cuisine, cuisinette, salle à manger, salon et tout au fond s’élève fièrement jusqu’au plafond une bibliothèque qui attire le regard dès qu'on entre. Aucun rideau aux fenêtres, partout des meubles antiques qui sans aucun doute feraient l’envie des collectionneurs à une époque où les objets d’antiquité sont particulièrement recherchés, et du bois, que du bois aux murs, du plancher au plafond créant une chaleureuse ambiance. L'éclairage feutrée enveloppe cette pièce d'une sereine atmosphère, de cette douceur invitant à accueillir l'autre dans toute sa simplicité ; l'effet fut tel que l’éducatrice accepta l’invitation à souper formulée par Jésabelle, mais refusa la bière offerte par Daniel prétextant la route à parcourir lors de son retour.
 
- Nous ne sommes pas très à l’aise avec le «vous» et les formalités, dit Daniel, que dirais-tu si nous passions immédiatement au «tu» ?
- Benjamin l’utilise déjà et ça me plaît beaucoup.  Moi, c’est Abigaelle. Abigaelle Thompson.
- Bravo ! Daniel Cloutier, Jésabelle Proulx.
- Voilà donc les présentations faites, interrompit la maman de Benjamin qui propose à son fils de présenter sa chambre ainsi que le solarium à son éducatrice.
 
Cette maison respire par des fenêtres aux quatre pans, doubles et surprenamment hautes. Daniel lui raconta que sa femme et lui, en conflit avec ses parents pour des questions qu’on pourrait qualifier de professionnelles - le père et le fils ne s'intéressant absolument pas au type d’agriculture pratiquée dans ce village - ce dernier n'y voyant aucun avenir, lui préférant les céréales - le couple leur fit acheter cette maison qui à l’époque tombait en ruines, tout comme les relations entre Jésabelle et ses beaux-parents.

- « D’ailleurs, si je ne me trompe pas, tu habites la maison située tout juste en face de l’école primaire.   Abigaelle confirma.     Eh bien, celle-ci a été construite en même temps et par le même propriétaire. Elle lui servait de lieu de chasse de sorte qu'il a dû lui-même ouvrir le chemin pour s'y rendre. Il demeurait où tu vis actuellement avant quitter le canton... sans avertissement. La municipalité a mis en vente les deux maisons ; mes parents ont acheté celle-ci et Monsieur Champigny, celle devant l’école. Il ne l’a jamais habitée mais a toujours vu à son entretien.» 

Maintenant que Daniel lui exposait l’histoire des deux maisons, elle reconnut en effet certaines similitudes entre elles.
 
À l’époque où Jésabelle était enceinte de Benjamin, tous les deux l’ont retapée, remise en état de recevoir une famille et surtout, en ont fait la résidence dans laquelle ils souhaitaient vivre et élever leurs enfants. Située loin du village (ce qui n’aura jamais été un problème pour eux) elle est également très loin des terres que Daniel cultive - un tout petit peu de maïs pour ne pas effaroucher le voisinage - mais la culture du blé, de l’avoine, du sarrasin et du seigle demeure la base de son travail. Le fait qu’elle soit installée à l’extrémité d’un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte a exigé certaines autorisations, comme celle d’y raccorder le courant électrique. Mais la grande réforme menée par le gouvernement de Jean Lesage dans les années ‘60, celle de nationaliser l'électricité pilotée par René Lévesque, avait installé une règle fondamentale inscrite dans la loi : «tout citoyen du Québec, maintenant propriétaire des ressources hydroélectriques sur son territoire, a le droit d’être alimenté en électricité directement chez lui.» Et comme la municipalité des Saints-Innocents ne souhaitait pas être accusée de favoritisme ou pire, de racisme, on électrifia par la même occasion l’autre rang, parallèle à celui-ci et au bout duquel s’était installée une famille autochtone en provenance de l’Ontario. Toutefois, et on fut très clair sur ce point, il n'était absolument pas question que ces deux rangs soient inscrits au cadastre de la ville, évitant par la même occasion d’avoir à les entretenir en toute saison, les laissant du même jet de plume sans adresse postale et presque sans identité juridique, ce que la famille ojibwée n'aura jamais contestée.
 
Benjamin et Abigaelle reviennent de leur visite à l’étage.
 
- C’est magnifique ! J’adore toutes ces ouvertures sur l’extérieur même si aujourd’hui il est plutôt difficile d’en apprécier la lumière. Tu sais Jésabelle, c’est ce qui m’a plu dès mon entrée dans la maison que j’ai louée, toute cette lumière fusant de partout, autant en bas qu'à l'étage. J'ai l'impression d'être aussi bien ici que chez moi.
- Lorsque nous sommes revenus de notre «trip» hippie, continua Jésabelle, assez vite nous nous sommes aperçus que notre manière de vivre rebutait pas mal la population. La famille de Daniel d’abord. De sorte que tout ce qui nous construisions ici, eh bien c’était comme façonner l’avenir sans nous soucier des villageois, l’adapter à nos besoins actuels et futurs en redonnant vie à un environnement exceptionnel.
- C’est un peu ce qu’on appelle un «work in progress», répondit l’éducatrice qui n’avait pas encore remarqué la présence d’un chien, confortablement installé derrière le poêle à bois. S’en approchant pour lui tendre une main à renifler, elle dit « Il est sublime.»
- On te présente Walden, annonça Daniel remarquant l’interrogation dans le visage de Abigaelle.  Oui, oui, en référence à Thoreau.
- Un naturaliste qui, sans le savoir peut-être, pourrait être associé au mode de vie hippie autant qu’à celui de ceux qui retournent vivre dans les bois. C’est vrai que cela vous ressemble tous les deux.
 
À l’extérieur le vent faiblissait, ne s’écrasait plus la neige aux fenêtres de la maison des parents de Benjamin. Jésabelle invita tout le monde à table, son potage aux légumes fumait dans la soupière bleu et blanche, cadrant magnifiquement bien avec l’ensemble et l’odeur de patchouli.
 
- C’est la première fois que nous recevons à souper, dit Benjamin qui venait de s’asseoir sur un livre, ce que remarqua l'éducatrice.
- Certainement pas la dernière, ajouta Jésabelle.
- Faudra inviter Chelle un jour.                Dans les yeux du garçonnet une lueur passa comme un éclair de bonheur.  
- Ils sont de merveilleux complices tous les deux. L’un et l’autre c’est beaucoup comme deux arbustes poussant ensemble, dans un environnement idéal.   Abigaelle fit une pause, déposa sa cuillère près du bol puis acheva son idée.   J’en suis à ma première année d’enseignement dans une classe du pré-scolaire, mais je continue mes études à l’Université Laval de Québec : un doctorat en éducation dont le thème est justement l’enseignement au pré-scolaire. Seulement travailler à modifier le terme «maternelle» par «pré-scolaire» n’est pas une sinécure, alors imaginez si on s’échine à vouloir en transformer les objectifs, le cadre et surtout les habitudes qui y sont incrustées, ce n’est pas demain la veille qu’on verra poindre des changements. Mais je suis patiente… à l’occasion je manifeste de l’impatience... surtout envers ma directrice… disons que nous ne partageons pas le même vocabulaire et ne nous entendons pas sur l’aspect pédagogique de ce service essentiel pour nos enfants.
- Je sais, Madame Saint-Gelais est… pour le moins, disons… intransigeante, ajouta Daniel. Ceux qui l’ont connue auparavant, je veux dire avant son terrible accident, et qui la voient maintenant… ce n’est pas tout à fait la même personne. Certains au village disent «quand tu frappes un arbre de face, tu crains toujours qu’un autre te rende la pareille.»
 
Il y eut un moment de silence, quelques ébrouements de Walden l’agitèrent, puis Benjamin relança la conversation.
 
-  Chelle m’a parlé ce matin de son père et devait continuer son récit dans le bus après la classe, mais la tempête a tout changé. Je n’ai reçu qu’une partie seulement de l'histoire. Peut-être que demain… crois-tu Jésa que nous aurons de l’école demain ?   Sa mère répondit que ça serait la décision de la commission scolaire, mais qu’il devra se préparer comme à l’habitude.   J’ai hâte de connaître la suite, finit-il.
- Est-ce que c’est comme un secret ?
- Non Jésa, je lui ai dit que dans ma famille il n’y a pas de secret.
- D’accord, et elle t’a raconté cette histoire après que tu lui aies dit cela ?
- Oui, et elle veut que je vous en parle. Mademoiselle Abigaelle, tu es comme nos parents à Chelle et à moi, alors tu peux aussi l’entendre.
 
Le garçon se leva, prit le livre sur lequel il était assis et, d’un air sérieux, raconta dans ses propres mots ce qu’il avait retenu du récit de la confession de Don à sa fille.








samedi 21 juin 2025

Si Nathan avait su (36)




La route menant chez la famille ojibwée, Abigaelle la connaît, mais aujourd’hui alors que les bourrasques de vent créent des congères de manière inégale mais continue, cela l’oblige parfois à foncer dedans pour qu’ils éclatent, puis ralentir, à la limite arrêter la Westfalia car un nouveau s’étant formé lui apparaît plus costaud encore. La distance entre l’école primaire des Saints-Innocents et le bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte se franchit habituellement entre quinze et vingt minutes, mais dans cette tempête qui déverse une neige barrant la vue à la conductrice, il faudra en ajouter autant. Et ce ne sera qu’un premier arrêt, elle devra faire demi-tour, rentrer au village pour s’aventurer par la suite dans le deuxième rang qu’elle redoute tout autant.

Abigaelle comprend mieux ce que peut vivre une famille séparée par quelques kilomètres des autres citoyens, isolée, loin des regards qu’on évite de diriger dans leur direction, cette indifférence parfois hostile, tous ces non-dits qui blessent autant par leur dureté, leur insistance que leur persistance. Elle jette un coup d’oeil à ces deux enfants, ses élèves depuis quelques mois seulement, Chelle installée entre la conductrice et Benjamin qui, lorsqu’un soubresaut secoue la mini-van, tend la main comme pour la rassurer, lui éviter si possible de partager sa propre crainte.

- Mon papa est parti pour la grande ville, ce matin. Crois-tu mademoiselle Abigaelle que les routes sont aussi mauvaises qu’ici ?
- Il n’aura aucun problème parce que celles qu’il empruntera seront nettoyées ce qui n’est pas le cas ici.
- Mon papa conduit bien sa camionnette, toi aussi tu conduis bien.
- Lorsqu’on est prudent, les risques diminuent. Mais j’avoue que la municipalité devrait faire un effort pour voir à ce que ce rang soit mieux entretenu.
- Tu verras, ça sera la même chose dans le rang qui mène chez nous.
- Soyez sans crainte, notre aventure se terminera bien. De toute manière on fait équipe, si quelque chose de malheureux nous arrivait, en équipe on s’en sortira.
- Moi je n’ai pas peur, dit Chelle. Avec toi il y a toujours du soleil au bout du chemin.
- Et pas mal de neige, aujourd’hui, acheva l’éducatrice un sourire éclatant dans la figure.

Depuis quelques minutes, la noirceur enveloppait la Westfalia dont les phares poussés au maximum tentaient de strier une neige de plus en plus furibonde. Il y avait comme une atmosphère difficile à décrire, mais dans la chaleur de l’habitacle régnait un profond sentiment de quiétude surtout depuis que la conductrice, à la surprise des deux enfants, avait placé dans son lecteur de cassettes, celle de Félix Leclerc. La superbe voix du chanteur dans un contexte aussi particulier permit à Chelle et Benjamin d’affronter ce qui restait de route comblés de bonheur. 

La Westfalia entra dans la cour de la famille ojibwée que Don déblayait du mieux qu’il pouvait, le vent remblayant derrière lui tout le travail déjà fait, ce qui s’avérait une tâche inutile.  Il s’arrête et se dirige vers la mini-van. Les trois occupants descendent joyeux comme larrons en foire.

- Je vois que le transport scolaire vous a remis entre les mains la responsabilité de ramener notre fille, dit Don. Si la compagnie de téléphone acceptait d’étirer la ligne du village jusqu’ici, l’école aurait pu appeler et je serais descendu la chercher.
- Vous êtes pas mal isolés, en effet, continua l’éducatrice qui refusa d’entrer prendre une tasse de thé prétextant l’autre trajet à faire.
- Si vous le souhaitez je peux reconduire Benjamin chez lui en traversant le petit bois en face. Il mène directement chez ses parents. La neige n’est certainement pas abondante, les arbres la bloquant. On y serait dans moins de vingt minutes.
- Merci Don, je vais remplir ma mission jusqu’au bout. D’ailleurs ça me donnera des arguments à présenter au conseil municipal afin qu’on bouge un peu sur l’entretien de votre rang et sans doute que c’est la même chose pour celui de Benjamin.
- Vous avez raison, mais je crois que c’est peine perdue. Lorsque des positions sont bien ancrées chez les gens, c’est difficile, peut-être même impossible de les modifier. C’est ce à quoi nous devons nous adapter, deux familles recluses  chacune au fond de son rang, au bord de la forêt. La seule chose qui me permet de ne plus entendre ce qui se dit, tout ce qui se dit en sourdine et devient diktat, c’est qu’un jour ma fille et la deuxième qui arrivera en avril prochain, mes deux filles auront cueilli dans le patrimoine ojibwé et dans celui qu’encore je nomme les «blancs» des fleurs pour en faire un bouquet.
- J’aime bien vos paroles, elles sont sages et pleines d’espérance. Je dois vous quitter pour reconduire Benjamin, ses parents s’inquiètent sans doute.
- À bientôt, et merci pour tout ce que vous offrez à ma fille que je trouve particulièrement nourrissant.

 

Et la Westfalia repartit. Dans la noirceur de cette fin d’après-midi que la neige ensevelissait de sa grande pèlerine, la mini-van, prudemment, reprenait la route vers le village pour s’engouffrer dans l’autre rang sans nom, sans numéro et sans asphalte… maintenant sans entretien.     

L’employé municipal, dans d'incessants allers-retours, s’était sans aucun doute donné pour mission de repousser la neige sur les côtés de la rue Principale afin que l’avenue du village ressemble à celle qu’on connaît en été. Monsieur le Maire avait reçu l’approbation du conseil municipal alors qu’il proposa de n’entretenir que cette artère, exigeant des concitoyens qu’ils nettoient devant leur résidence. Toujours dans un souci - presque maniaque - de ramener les dépenses municipales à la hauteur des revenus, il avait utilisé un slogan tiré de la sagesse asiatique : «Si chacun balaie son devant de perron, toute la rue sera propre.» On lui pardonnait bien des choses à ce maire que les langues indiscrètes répandaient la rumeur qu’il fût intéressé à se lancer en politique au niveau provincial. Mais on avance tant de choses dans un village comme celui des Saints-Innocents.

La Westfalia traversa le village, s’engouffra dans le rang sans nom, sans numéro, sans asphalte et sans entretien menant chez les parents de Benjamin. La route lui fut facilitée puisque des traces de pneus étaient déjà imprimées sur la neige qui paraissait arriver à bout de son souffle. Abigaelle se rappela que le père de Benjamin devait se rendre dans la grande ville et que ces ornières avaient sans aucun doute été l’oeuvre des pneus de sa camionnette.

- Mademoiselle Abigaelle, est-ce que je peux te dire quelque chose que tu vas garder juste pour toi.      Benjamin et Chelle sont les deux seuls élèves de sa classe qui se permettent d’utiliser le «tu» lorsqu’ils s’adressent à elle, alors que selon le règlement de l’école tout élève doit scrupuleusement respecter la règle du «vous». Madame Saint-Gelais est formelle sur ce point et ne cesse de le rappeler aux fautifs qui n’en tiennent absolument pas compte.
- Est-ce que tes parents sont au courant ?
- Oui.
- Alors je t’écoute Benjamin.
- Je sais lire
- Bravo jeune homme, c’est une excellente nouvelle que tu me partages. Tu peux être fier de toi, autant que tes parents le sont certainement.
- C’est Jésa qui m’a appris. Jésa c’est maman. Tu sais, je ne comprends pas tout tout ce que je lis, mais j’arrive quand même à tout déchiffrer. Je lis surtout de la poésie.
- Pure merveille, Benjamin. As-tu des poètes préférés ?
- Maman Jésa aime bien Rina Lasnier. Quand j’ai commencé à apprendre à lire c’est avec cette poète que je me suis habitué. Maman lisait avec sa bouche et son doigt. J’écoutais les mots qu’elle me pointait. Mais moi, c’est Alain Grandbois mon préféré, bien que maintenant je connais Émile Nelligan et aussi Saint-Denys-Garneau.
- Tout à fait génial. Il faudra que tu m’en lises quelques-uns, ceux que tu préfères.
- Avant de commencer l’école, je lisais des poèmes à la lune. Ma lune, ma perle fabuleuse avec qui je dormais tous les soirs dans le solarium que Daniel mon père a rajouté à l’arrière de la maison. C’est drôle, lorsque j’en ai parlé à Chelle, du solarium, elle a demandé d’en avoir un elle aussi. Mais son père a répondu qu’un teepee dans la cour ça suffisait. Il a quand même construit un abri près de la route pour qu’elle, tout comme moi, s’y installe pour attendre le bus.
- Vous êtes vraiment deux bons complices.

 

La Westfalia entra dans la cour, stationna derrière la camionnette de Daniel.



mercredi 18 juin 2025

Une chandelle

 



Avec le temps, certaines métaphores, en poésie, sont devenues clichés, lieux communs et stéréotypes qu'on voit venir à des kilomètres. Permettez-moi de vous en citer quelques unes : 

. la flamme qui bat dans sa poitrine;...
. elle est la lumière qui éclaire mes jours...
. les fenêtres de l'âme...

Toutefois certains auteurs de haute qualité ont utilisé la métaphore pour en confectioner un chef-d'oeuvre. Permettez-moi de vous en citer quelques-uns :

. Charles Baudelaire dans LES FLEURS DU MAL
« La nature est un tremple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles»

. Albert Camus dans LA PESTE utilise la métaphore de la peste pour représenter les fléaux moraux et sociaux : 
«La peste n'est pas seulement un fléau, c'est aussi un miroir.»

. Franz Kafka dans LA MÉTAMORPHOSE alors que son personnage central se réveille un matin  : 
« En un instant , il se trouva dans son lit, en un affreux insecte.»

. Lautréamont dans LES CHANTS DE MALDOROR :
«Je rêve d'une poésie qui soit à la fois la lumière et la nuit.»

Dans le poème que j'offre aujourd'hui, la métaphore de la chandelle - ô combien de fois utilisée pour désigner l'abrégement des heures, des jours, de la vie - je la reprends à quelques jours de mon 78e anniversaire de naissance. C'est beaucoup un message à moi-même.

Il faudrait le lire comme si vous étiez devant cette chandelle, vous amusant comme lors d'un anniversaire on souffle les bougies du gâteau, à la faire chavirer, pas complètement, tout doucement, délicatement.


Chandelle

 

 

la chandelle          doucement          s’éteint
je te regarde la regarder
tu la fixes comme on fixe l’inconnu
                                                     l’éternité peut-être
elle a pleuré toutes ses larmes de cire
agité sa flamme qui te saute aux yeux
tu souris comme tu aimes sourire
sans crainte
 
la suivante attend              déjà
d’un blanc immaculé elle repose dans ta main
elle aura son moment de gloire éphémère
                                                    ou d’éternité peut-être
 
ne restera dans tes yeux tourmentés
que l’idée d’une chandelle blanche, immaculée
mise à feu par tes doigts inquiets
rejoignant la précédente sur un nuage de fumée
                                                   pour l’éternité peut-être
 
elle aura pleuré aussi toutes ses perles de cire
d’une autre couleur toutefois
et ton sourire sera terre à terre
alors qu’il était entre ciel et terre
                                                  au bout de l’éternité ou presque
 
tu es chandelle, te consumes comme elle
qu’importe qu'elle soit immaculée, blanche
c’est en fumée diaphane, toi, que tu te corrodes
dans cette étrange ferveur de la flamme
tantôt timide                     tantôt altière
                                                 à la porte des éternités




lundi 16 juin 2025

Un peu de politique batracienne (25)



Le Premier ministre du Canada et madame Carney

Il est convenu qu'un premier ministre nouvellement élu, ayant formé son gouvernement, bénéficie de 100 jours de grâce au cours desquels politiciens et gens des médias le laissent un tantinet soit peu aller sans lui barrer la route, sans lui glisser des pelures de banane aux pieds et surtout... l'observer. Autant dans ses premiers gestes que dans le style qu'il imposera tout au long de son mandat plus ou moins long selon les circonstances. Ici, nous sommes en situation de gouvernement minoritaire, d'une opposition sans tête à sa barre, et, il ne faut pas l'oublier, d'un NPD sans chef et sans reconnaissance officielle à la chambre des communes d'Ottawa. Pour sa part, le Bloc québécois est bien en selle, étant fort habilement dirigé par une personnalité hautement crédible et combien habile à jouer ses cartes avec une compétence qui doit certainement faire rougir Gilles Duceppe et Lucien Bouchard. Il a su façonner ce parti politique à son image et à sa ressemblance, c'est-à-dire éviter les incartades inutiles, reconnaître les forces actives au sein des députés élus et les mettre en tête du peloton, mais principalement exiger l'honnêteté à tous égards. 

Monsieur le Premier ministre Carney, en poste depuis avril dernier, m'épate. Sa manière d'agir, d'être, très british, fait de lui un homme intéressant à écouter, à l'écouter réfléchir et le voir agir. Il est un homme d'écoute... jusqu'à une certaine limite. Lorsqu'il faut décider alors s'arrête l'écoute et on passe à l'action. En peu de temps il a su rallier les premiers ministres des provinces canadiennes autour de sa philosophie économique, se faire écouter des Premières nations qui reconnaissent en lui un homme de parole et se tenir debout devant un «p»étatsunien qu'il écoute... sans l'entendre alors que celui-ci croit le mettre dans sa poche avec des «mon bon ami Mark». Son passage à la Maison blanche que tous craignaient c'est fort bien déroulé, Monsieur Carney s'étant mis en mode écoute laissant l'autre vomir ses inepties dans une loghorrée insignifiante. 

Je suis heureux de constater que notre voisin le Canada a choisi un véritable premier ministre. Un politicien qui nous oblige tous à admettre que ce pays ne peut pas s'enorgueillir d'avoir élu des Chrétien, Martin, Mulroney, Harper, Trudeau à la tête de leur pays, et si la tendance des sondages s'était maintenue un illustre incompétent en la personne de Pierre Poilièvre.

Le Canada a choisi un homme compétent, bravo pour lui. On lui reproche toutefois de ne pas maîtriser la langue française, ça changerait quoi si c'était le contraire ? Poilièvre se débrouille fort bien dans la langue de Molière et ça leur aurait donné quoi de plus à nos amis canadiens ? N'oublions pas que d'un même coup de gueule on ne critique absolument pas la connaissance lamentable de l'anglais chez François Legault... on pourrait même ajouter qu'il ne possède pas adéquatement la langue française. J'imagine qu'en France là où il est actuellement, on doit se moquer à l'écouter parler.

                            

En ce moment débute les rencontres du G7 à Kananaskis, Alberta. Dans un geste d'une grande adresse diplomatique, profitant du fait qu'à ce sommet on souligne son jubilé, Monsieur Carney a invité le Premier ministre de l'Inde, Narendra Modi, le Président Zelensky d'Ukraine, des chefs d'état du Mexique, de l'Afrique du Sud, de la Corée du Sud. Toutes ces invitations n'ont certainement pas qu'un objectif touristique dans une des plus majestueuses régions du Canada, là où on craint davantage les ours grizzelis que les manifestants.


                                         



Monsieur le Premier ministre canadien ne s'en est pas tenu qu'à cela, il a posé un autre geste, celui-ci fort significatif et qui, j'en suis convaincu, servira de modèle lors d'autres sommets de ce genre : il n'y aura pas de communiqué final. Finis les mots creux, les phrases qui ne disent rien, les concensus strictement retenus autour de l'hospitalité du pays hôte. Non, avec Monsieur Carney c'est la politique du concret, celle qui gagne à long terme.

Tout ce beau monde est donc réuni au pied des Rocheuses, loin de tout, surtout des distractions bruyantes des manifestations qui n'ont pour seule qualité que d'être bruyantes. En 2025, qu'on se le dise, on ne manifeste plus, on ne revendique plus, et surtout voire principalement on doit constater l'inutilité de telles actions dont la réaction se limite strictement à l'appel des forces policières appliquant davantage de sévérité, à défaut de quoi on intimera l'armée ou tout autre force tactique d'entrer dans la pagaille. Certains crieront, hurleront même. La liberté fout le camp, mais il y a des lunes qu'elle a foutu le camp la liberté. C'est la répression, oui c'est la répression puisque seulement cela fonctionne. Que vous faut-il de plus pour comprendre ? L'arrivée des dictateurs, ah! oui les dictateurs, vous m'en direz tant. En Occident ça n'existe pas, ça n'existera jamais, les dictateurs sont en Afrique, en Asie, pas ici, nous sommes civilisés nous, nous savons, tout comme à la messe, quand mettre les genoux par terre, on ne nous l'apprendra surtout pas.

À Kananaskis, on discutera dans toutes les langues présentes autour de la table, on les traduira simultanément pour que tous entendent bien ce qui se dit et préparent leur riposte dans la seule véritable langue commune, la langue de bois. 

Mais attention... attention! Dans les bois de Kananaskis vivent les plus dangereux prédateurs sur terre, les ours grizzelis. 

Je reprendrai le titre du dernier ouvrage de Juliano da Empoli « Ce sont les vrais prédateurs.» le transformant en question. Qui ?





 

samedi 14 juin 2025

Si Nathan avait su (35)

 


Chelle tourna son regard vers la maison pour saluer sa mère, immobile à la fenêtre de la cuisine donnant sur la route du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte. La neige recouvrait tout autour, sur l’étendue de la cour que Daniel avait déblayée tôt ce matin prévoyant se rendre dans la grande ville, les alentours de l’abri dans lequel la fillette emmitouflée dans un parka de sa couleur préférée, un bleu aussi léger qu’une neige frissonnante avant de s'aplatir sur un lac pas encore gelé, une paire de mocassins grimpant jusqu'aux genoux, des mitaines et une tuque tricotées par son ancêtre grand-mère qu’on voyait de moins en moins. En fait, presque plus. Isolée dans sa chambre du rez-de-chaussée de la maison que réchauffait un poêle à bois allumé du matin au soir, mais jamais la nuit. Depuis l’histoire de l’ours et de ce qui la suivit dans le petit bois adjacent à la maison de son fils, combien plus inquiétante encore, elle ne se faisait pas discrète, elle était devenue invisible.
 
C’est Don qui raconta à sa fille dans des mots qu’elle pouvait saisir, paroles qui ne lui permettaient pas de juger, encore moins de culpabiliser qui que ce soit, ce qu’il savait de cette histoire l’incriminant. Au lendemain neigeux de ce que l’on pourrait appeler une confession paternelle, Chelle commença à mettre au courant Benjamin durant le trajet en bus de ce qu'elle en avait compris et retenu. Cela la soulageait doublement ; que son père lui ait clarifié la situation et que son fidèle ami l’écoute.
 
- Tu sais, l’histoire de l’ours, pas celle des chansons de Félix Leclerc que mademoiselle Abigaelle nous a fait entendre, non, celle que tout le monde du village a parlé, eh bien mon père m’a expliqué ce qui s’est passé.
- C’est pas trop effrayant ?
- Tu me promets de ne pas en parler ? À personne ? Jamais ?
- Non, je ne peux pas te le promettre parce que Jésabelle et Daniel , mes parents, et moi on s’est juré de ne jamais avoir de secrets. Ils m’ont dit qu’un secret c’est ce quelqu’un nous demande de ne pas dire aux autres. Si tu veux que je te fasse la promesse de garder ton secret, eh bien j’aime mieux que tu parles de ça à mademoiselle Abigaelle, pas à moi.
- D’accord, seulement tes parents.
 
Le secret qu’un enfant doit promettre de ne jamais dévoiler, s'il provient d’un adulte, est trop souvent une manière détournée de l’enfermer dans des situations qui ne peuvent que lui être néfastes. Oreille tendue puis bouche fermée. Les éléments qui composent un secret demeurent dans le cerveau de l’enfant comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement risquant d'exploser un jour ou l'autre alors que bien des dégâts auront possiblement déjà eu lieu. Benjamin avait parfaitement bien compris l'enseignement et ne comptait pas y déroger même si la demande provenait de sa meilleure amie, la personne la plus importante pour lui après ses parents.
 
Le bus avait ralenti sa vitesse en raison du vent qui soufflait de plus en plus violemment provoquant quelques amoncellements de neige là où les espaces boisés s’achevaient ; les plaines des deux côtés de la route ne pouvaient aucunement bloquer sa fureur grandissante. Le chauffeur maugréait et dans son regard que reflétait le rétroviseur vers les deux seuls passagers, on y lisait aisément une évidente contrariété.
 
Chelle reprit la parole. «Mon papa est mon héros. Il travaille très fort. Il nous aime ma maman et moi, peut-être un peu moins sa maman à lui, mon ancêtre. Lorsque l’ours blessé a commencé à faire peur à tout le monde au village, avec une flèche dans la cuisse qui saignait beaucoup, comme Patrick l’a dit dans la cour de l’école, on pensait qu’à cause de la flèche, mon papa était responsable de cette blessure. Quelques jours après, Monsieur le curé est mort dans le cimetière, puis on a retrouvé l’ours mort près de la rivière, mais pas la flèche. Cette journée-là quand je suis revenue de l’école, Ojibwée était pas mal excitée. Plus que d’habitude. Quand elle tourne en rond autour de nous, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas quelque part. Tu te souviens, il y avait une petite couche de neige sur le sol mais pas comme aujourd’hui. Je me suis dit que c’était l’arrivée de la première neige qui rendait ma chienne si folle, mais elle ne se roulait pas par terre comme elle fait quand elle est heureuse, non, elle courait vers la route puis revenait, repartait, comme si elle voulait que je la suive dans le petit bois à côté de chez-nous. C’est rare, très rare même que Ojibwée jappe, mais là elle ne cessait pas, ce qui a attiré l’attention de maman qui est sortie sur le perron me disant d’entrer. Je lui ai expliqué ce qui se passait ; elle est allée prendre un chandail parce que ce n’était pas chaud chaud et nous sommes parties derrière la chienne. Arrivées devant le bouleau blanc, à l’endroit où mon ancêtre grand-papa est enterré, eh bien nous avons été surprises toutes les deux de voir le coyotte mort avec une flèche dans la cuisse. Le même coyotte qui passait dans notre cour pour traverser la route. Il avait perdu beaucoup de sang parce qu’il flottait presque dans la mare sous lui. Ojibwée se tenait un peu plus loin et avait arrêté de japper. Maman a dit « ne touchons à rien, papa verra à cela quand il rentrera.» Et nous sommes revenues. Grimpant l’escalier, ma grand-mère ancêtre se tenait à la porte et je me rappelle parfaitement bien qu’elle n’était pas étonnée de nous voir revenir de ce qu’elle appelle le «cimetière» et avait comme un sourire dans sa face. Maman a dit «tu me laisses en informer ton père.»
- Toute une histoire ça, Chelle !
 
Et la conversation s'arrêta là, le bus stationnait devant l’école. En raison des chemins de plus en plus glissants, surtout que le fameux rang sans nom, sans numéro et sans asphalte n’est jamais dégagé - le même traitement prévaut pour celui qui mène chez les parents de Benjamin - ils furent les derniers à entrer dans l’école. Madame Saint-Gelais se tenait dans l’entrée, le regard fourbe, un agenda sur les genoux qu’elle referma après avoir pris quelques notes. « Allez vite en classe mes deux retardataires.» Assez vite Benjamin et Chelle avaient appris à ne jamais répliquer aux propos de la directrice de l’école, que les retenir.
 
La journée parut longue aux deux enfants qui attendaient la fin des classes pour continuer la suite du récit de ce que Don fit alors qu’on lui annonça la mort du coyote, tué lui aussi par une flèche. Doucement la neige faisait un tapis sur lequel les élèves de l’école s’amusaient à glisser, mais ne permettait pas pour le moment d’en faire des balles et les lancer, ce qui mettrait la directrice en rogne. D’ailleurs, tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre être sujet ou objet d’accident - selon elle - la mène à des excès de prudence, une surabondance de nouvelles règles qu’autoritairement et sans consultation aucune elle impose unilatéralement à tous, élèves comme enseignantes. Combien de fois les hivers précédant celui-ci a-t-elle annulée les périodes de récréation en raison d’un degré de température qu’elle jugeait être un risque d’engelure autant pour les grands que les petits élèves ! Aujourd'hui, le vent et la neige prenaient de l'ampleur de sorte que vers 3 heures 30 lorsque le bus s’arrêta devant l’école, le chauffeur interpella la surveillante. « La route est vraiment dangereuse, pourrais-tu aviser les parents des deux éloignés de venir les chercher ? Je n’ose pas m’aventurer dans ces impasses.» La responsable en poste dans la cour d’école une fois l’horaire scolaire terminé se dirigea vers l’entrée pour aviser la directrice, mais Abigaelle qui surveillait de sa fenêtre de classe sortit rapidement pour s’informer de la situation. Derrière elle, madame Saint-Gelais, suivait attentivement l’échange.
 
- Dis au chauffeur que je vais me charger de reconduire Chelle et Benjamin directement à la maison. Il est difficile pour Henriette de les rejoindre, mais je prends tout ça sous ma responsabilité.
- Je fais entrer les deux dans l’école en attendant que tu les récupères, acheva la surveillante.
 
Devant l’attitude de l’éducatrice que la directrice jugeait rédhibitoire, cette dernière l’avisa que la commission scolaire ne possédait pas d’assurance pour ce type de déplacement et qu’elle aviserait le président de son imprudence. « L’urgence est de reconduire ces enfants à la maison puisque le transport scolaire ne peut pas le faire, répondit Abigaelle se dirigeant vers ses élèves coincés à l’école en raison du mauvais état des routes. Et dire que nous ne sommes qu’au début du mois de décembre.
 
- Ne bougez pas, je vais chercher ma mini-van et nous partons à l’aventure.



mercredi 11 juin 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (23)




en choeur


                                                en chœur ils disent
«crions plus fort pour que personne ne nous ignore» 
 
                                                en chœur ils répètent
«l’égoïsme n’a pour rempart que celui des autres»
 
                                                en chœur ils crient
«nos mots n’empêchent pas la chaleur  
au jour de succéder à la nuit, 
ls rafraîchissent le jour et la nuit»
 
                                                en chœur on les entend dire
«les grandes idées devenues institutions n’ont plus de sens»

                                                en chœur on les entend répéter
«un est un impair» 
 
                                                en chœur on les entend crier
«en regardant loin on marche sur des routes qui n’ont pas de fin» 
 
                                                en chœur et sans peur on entend
«à nos questions les réponses n’ont aucun langage pour bien se dire»

 

30 juin 2012
433

 

 



aller-retour


son chemin suit la même route
court autour du même infini
celui d’une note sans faute
symphonie mineure du matin

 

elle marchait traînant ses savates de pluie
s'arrêtait aux carrefours crucifiés
déposait le poids des heures fatiguées
personne ne la remarque

 

quelques casques plombés
guerres oubliées puis reprises
celles de la mémoire qui ruissellent encore
sur la peau de la femme

 

aux feuilles des arbres
longs dans leur éternité
un léger tremblement
symphonie majeure d'après-midi

 

son chemin de retour le même encore
elle croise la lueur du soir
s'harmonise à la nuit
aux cris des sirènes

 

tout au bout des étoiles pâles    étouffées
de fulgurantes comètes
hurlent à fendre la Terre
des hymnes mortuaires

 

Et

 

si elle ne revenait plus immobile dans sa paralysie
prostrée face-à-face au  regard des autres
ceux qui ne savent toujours pas
que la vie est un long aller-retour                         

 

23 juillet 2012
435






Fil d’Ariane

un fil blanc, long boulevard illuminé, lézarde les yeux
de la femme, statue de pierre, qui pleure son invariable silence
à son doigt, il s’allonge, cherchant à capter quelque chose au loin

 

il fouille le lointain, ce fil blanc qui n’a rien de l’appendice, du sémaphore
pernicieusement enroulé à son poignet, le gauche, celui du coeur,
l’enserre comme un bijou, une guipure que le soleil se plaît à noircir

 

la cicatrice à son poignet gauche, bracelet tressé d’un fil blanc,
la femme qui pleure la cache de sa main droite, une main rouge
comme le sable mêlé à du sang… ou plutôt, en la fixant bien,
une carte périmée, toute de veines bleuies, étendue devant elle
parlant à sa place, demandant à être lue entre ses lignes blanches

 

ces stigmates recousues au fil blanc, à vif alors qu’elle ne pleurait pas,
à ses chevilles tordues par une sauvage douleur, des chaînes humides,
écrasées sur le bitume sec s’amusant à la harceler…

 

les yeux vers les nuages, elle apprit à pleurer
son corps, clone gris des trottoirs et du noir des rues 
la femme qui pleure ligote ses rêves l’un à l’autre avec du fil blanc
laissant ses larmes nettoyer le vide qui peuple son âme
elle n’a pas de chaînes torsadées à son âme, qu’un fil blanc 

 

18 août 2012
437

vendredi 6 juin 2025

Si Nathan avait su (34)

 


On venait d’annoncer que les obsèques de Monsieur le curé de la paroisse des Saints-Innocents seraient présidées par l’évêque du diocèse et célébrées le samedi 20 décembre à 15 heures à l’église de la paroisse. L’article du journal NOTRE RÉGION ne précisait pas si, à cette occasion, on officialiserait la nomination du nouveau curé. Pas une ligne sur cette histoire d’ours blessé, de l’intervention de la faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe et d’une supposée corrélation entre cette affaire et le décès du curé chanoine.
 
L’église, temporairement fermée, se retrouve maintenant sous l’étroite responsabilité de Monsieur le maire. L’unique employé municipal verra à ce qu’elle soit nettoyée régulièrement, qu’avec la venue des froids, de la neige, il s’organisera pour que le chauffage soit ajusté et le déblaiement des entrées soit assuré. On dut même interrompre les activités de deux ou trois groupes communautaires qui se réunissent mensuellement au sous-sol, dont la populaire soirée du «Bingo» qu’organisaient conjointement les Filles d’Isabelle et le Cercle des fermières. L’inquiétude principale, devenue le nouveau sujet de conversation du village après l’affaire de l’ours, un peu comme un sujet politique s’efface lorsqu’un nouveau s’installe, portait sur la célébration des Fêtes de Noël. La tradition veut qu’une collaboration entre Monsieur le curé, la directrice de l’école et l’un des échevins de la ville qui, on s’en souvient, est également marguillier, pivote autour d'eux qui verront à ce que cette période, alors que l’école sera fermée, l’église en plein brouhaha et la municipalité veillant à la décoration de la rue Principale, que cette période donc soit la plus festive possible. Dans le cercle des plus âgés un embarras devint rapidement un souci, qu’arrivera-t-il si malencontreusement survenait un décès ? Le cimetière ne posait pas problème puisqu’en hiver les cercueils sont entreposés dans un charnier à l’entrée du lieu, mais pour les funérailles, devra-t-on les célébrer dans une autre église du canton ? Pour dire que cette histoire ayant débuté par un ours blessé, le décès de prêtre, un cadavre d’animal sauvage récupéré sans toutefois que la flèche meurtrière soit retrouvée, pour un petit village tissé serré c’en était beaucoup.
 
                                                        *****
 
L’atmosphère sévissant chez la famille ojie-crie depuis que Don, régulièrement assis sur les marches de l’escalier, si entièrement défait que sa femme et sa fille ne l’ont jamais connu ainsi, sans parler de l’ancêtre qui, réfugiée dans sa chambre au rez-de-chaussée, n’en sortait que pour manger, y retournant tout de go. Peu de paroles s'échangeaient jusqu’au moment où Chelle ne pouvant plus supporter l’éloignement de son père, s’adressa à lui. Sa mère, peu éloignée des fameuses marches devenues comme un refuge à ciel ouvert, pouvait très bien suivre une conversation parfois décousue, souvent sibylline, continuellement coupée par des silences ténébreux.
 
- Chelle, tu ne dois pas écouter tout ce qui ce dit dans la cour de ton école, n'entends que ce qui est important pour toi.
- Écouter, entendre, c’est la même chose.
- Non ma fille, il y a une différence et à toi de la gérer.
- Laquelle ?
 
Chelle, malgré son jeune âge, était déjà adaptée à recevoir des informations souvent radicalement opposées, voire contradictoires. Celles de son père, celles de sa mère et de l’autre, l’ancêtre, toutes aussi distantes à tel point qu'elles se rejoignaient difficilement. Cela la troublait parfois. Comme elle n’apprécie pas sentir une boule à l’intérieur d’elle, à l’estomac principalement, dans le bus la menant à l’école et la ramenant, assise tout à côté de la fenêtre donnant sur les rangs sans nom, sans numéro, sans asphalte, près d’elle son unique et combien essentiel ami Benjamin, lui parler de ce qui se passait dans sa maison, devint une soupape. Bien sûr Benjamin ne pouvait lui apporter de solutions, des conseils non plus, mais son écoute très attentive se révéla pour la fillette des occasions de mieux se sentir, de libérer ce qui commençait à l'angoisser. Les mots d’enfant ont la faculté de se rendre directement au vif du sujet, parfois de manière incorrecte ou évasive, mais une fois énoncés, puis reçus par une personne de confiance, deviennent libérateurs. C’est ce qu’elle vivait avec Benjamin, souhaitant ardemment que ça débloque avec son père.
 
- Écouter, c’est recevoir des sons qui se manifestent autour de soi sans qu'on y fasse trop attention. Comme il  y en a plusieurs en même temps, on en manque certainement quelques-uns.
- Ça se fait tout seul, écouter.
- Oui, c’est ça. Mais entendre, c’est choisir ce qu’on veut écouter.
- C’est drôle ce que tu dis, mademoiselle Abigaelle…
- … celle qui est venue à la maison chercher son permis de chasse, ton éducatrice ?
- Oui, mademoisele Abigaelle, elle dit tout comme toi. Parfois, lorsqu’elle veut se faire entendre elle attire notre attention avec une main levée. Ça veut dire «Silence!» là je sais qu’on doit arrêter d’écouter tous les sons pour entendre ce qu’elle veut nous dire.
- Elle est bien cette éducatrice. J’aime beaucoup comment elle vous présente les choses. Je me rappelle quand tu es revenue de l’école en chantant…
- … oui, une chanson de Félix Leclerc...
- … exactement. J’aimerais bien l’entendre.
- Benjamin m’a dit que son papa achètera un disque de Félix Leclerc la prochaine fois qu’il ira dans la grande ville.
 
Délicatement, à pas de coyote, entre le père et sa fille s’installait un moment pouvant ressembler à ce que chez les autochtones on appelle «pow wow», mais dans ce cas-ci, on pourrait plutôt dire un mini-pow wow. L’esprit de rencontre y est présent.
 
- Papa Don ?
- Oui ma fille, qui a-t-il ?
- Depuis quelques jours tu n'es plus comme mon papa que je connais. Est-ce que j’ai fait des choses qui ne t’ont pas plu ?
- Non Chelle, tout ce que tu fais depuis ta naissance est correct, même si je sens parfois que certaines choses obscurcissent tes yeux. Je reconnais ces moments. Tu plisses les yeux, t’éloignes avec Ojibwée et ne parles presque plus.
- C’est que je suis triste de te voir comme ça.
- Tu sais, l’histoire de l’ours m’a blessé autant que l’animal l’a été.
- Tu ne vas pas mourir comme lui ?
- Non, mais on peut mourir de différentes manières.
- Pas mourir et rester en vie en même temps ?
- Ma fille, peut-être que tu ne comprendras pas ce que je vais te dire, mais oui c’est possible de mourir et rester en vie.
 
Les marches de cet escalier auront reçu des trames de vie, plusieurs, depuis l’arrivée de cette famille ojie-crie dans la municipalité des Saints-Innocents.
 
- Tu sais autant que moi qu’un oji-cri comme tous les êtres humains de la terre possède un corps et une âme. D’ailleurs, c’est l’âme de ton ancêtre que l’on garde avec nous alors que son corps est à se mêler avec la terre dans notre petit bois, au pied du bouleau blanc. Il est mort de corps mais vivant d’âme.
- Est-ce que tu vas enterrer grand-mère ancêtre à la même place que lui ?
- Probablement, à moins qu’elle souhaite retourner dans son lieu natal, en Ontario.
- Elle ne parle jamais de ces choses-là.
- En effet, mais elle n’en pense pas moins.
 
L’échange entre les deux prenait un chemin qui ne semblait pas permettre à Chelle de mieux saisir la détresse  silencieuse de son père, jusqu’au moment où il ajouta :
- On peut mourir d’une flèche...



Si Nathan avait su (37)

  L’odeur de patchouli, en entrant dans la maison des parents de Benjamin, rappela à Abigaelle les propos tenus par Herman Delage en réponse...