mardi 8 mai 2007

Le cent soixante-quatrième saut de crapaud (5)

Rock Béliveau


Chapitre 13



Mercredi matin: il pleuvait à boire debout.

- Je le savais qu'un temps plate arriverait avant qu'on parte. Avec tout ce qu'on a à faire, sainte binne. J'espère qu'au moins il fera beau au camping.
Annie, en se levant, était descendue en courant vers la cuisine, où déjà Bob achevait de déjeuner. Sur la table, près de lui, un crayon reposait sur la liste de tout le matériel indispensable pour le camp sauvage auquel il avait sans doute jonglé toute la nuit.
- J'espère que Joe n'oubliera pas d'aller chercher les cartes, se répéta Bob.
- Quand Joe dit quelque chose, il le fait. Tu en doutes? interrogea Annie.
- Je ne doute pas, je fais seulement me demander s'il n'oubliera pas. C'est tout.
- Je vais aller le lui rappeler.
- Par un temps de même?
- En camping, j'imagine qu'il ne fera pas toujours beau.
- Souhaitons-nous du beau temps, lança Bob en se levant pour monter à sa chambre.
- Ta vaisselle, mon Robert, lui fit remarquer sa mère qui venait tout juste d'entrer, finissant de se coiffer.
- C'est vrai, excuse-moi maman, j'ai tellement de choses en tête.
- Toujours demain le départ?
- Oui, répondit Bob qui déposa ses choses dans le lave-vaisselle et détala en courant.
- J'ai prévu prendre congé du bureau. Avez-vous trouvé votre terrain de camping?


Bob bafouilla une réponse alors qu'il arrivait à l'étage que ni sa mère ni Annie ne comprirent.


- Je suis heureuse d'y aller, dit Annie à sa mère qui semblait moins enthousiaste. Tu sais que ce sera la première fois que nous partirons Caro, Bob...
- ... Robert, ma chérie, Robert.
- ... et moi, sans vous.
- Annie, il faudra que tu sois prudente. À ton âge, et celui de ta soeur également, on peut avoir parfois la tête étourdie. Il est bien important de tenir sa place. Les garçons imaginent vite des choses qui ne sont pas dans certains agissements des filles. Je compte sur vous.
- Mais oui, maman, mais oui.
- Joe, ... je ne sais plus qui...
- Belleau.
- ... ce Joe Belleau m'apparaît un bien drôle de jeune homme.
- Qu'est-ce que tu veux dire? Lorsqu'on pose des questions sur Joe ou que l'on tente seulement de passer un commentaire sur lui, Annie réagit tout en prenant un air arrogant comme si attaquer Joe devenait une déclaration de guerre personelle.
- Je ne pourrais pas te dire, ma chérie, mais je ne lui fais pas immédiatement confiance, reprit madame Poulin occupée à ses cheveux qui lui donnaient du fil à retordre et son café posé tout près de l'évier.
- Joe, on le juge à son apparence alors qu'il est tout autre.
- Je sais que les apparences sont parfois trompeuses, mais...
- Mais quoi? poussait Annie.
- Prends ton père. Tu vois bien que c'est un homme honnête, à sa place et qui respire la bonté.


Au même moment entre Caro dans la cuisine. Son regard devint aussi vide qu'un désert où sévirait une sécheresse. Elle ne se sentit pas bien. Sa mère le remarqua:
- Ça va, Caro?
- Oui, oui, juste un peu fatiguée.
- Je t'avais prévenue que cette année scolaire serait difficile. En plus, ce boulot au bar laitier! Il me semble que vous partez en peu tôt pour votre camping. Vous reposer quelques jours n'aurait pas été superflu.
- Tout est décidé, maman. Nous partons demain.
- Eh! bien moi, je pars tout de suite voir si Joe fait ce que Bob lui a demandé, annonça Annie en se levant pour quitter la maison.
- N'oublie pas ton imper, ma chérie. Et...


Annie ne lui laissa pas le temps de placer un autre mot:
- O.K., O.K.. Elle claqua la porte.
Caro restait debout devant sa mère qui rangeait, tout en replaçant une autre fois la mèche rebelle.
- Maman, j'aimerais...
- Tu aimerais quoi, ma Caro?


Un long et pesant silence tomba entre elles pour se répandre dans la pièce. La jeune fille, une fois encore sentit cet énorme baillon se poser sur sa bouche. Elle regarda sa mère mais ses yeux s'éloignaient comme s'ils venaient de se rappeler que cette femme ne pouvait ni l'écouter ni l'aider.
- Rien, maman. Rien.


Madame Poulin a toujours trouvé sa fille adoptive un peu bizarre et distante. Elle se disait que le fait que Caro soit arrivée chez elle à l'âge de 3 ans pouvait constituer une réponse à son interogation. Plus elle y pensait, plus elle remarquait que cette bizarrerie s'était installée graduellement en elle, et seulement depuis quelques années, cinq ans tout au plus...


Caro s'assit alors que sa mère quittait la cuisine:
- Si je veux prendre congé demain, il me faut partir tout de suite. Salut. Fais attention à toi, ma grande.


Caro prit un jus d'orange dans le réfrigérateur, s'installa devant la fenêtre donnant sur l'arrière de la cour. Elle entendit le doux ronronement du moteur de la piscine, un son qui la ramena à ses pensées. La pluie faisait des clapotis sur la toile solaire alors que les feuilles laissaient dégouliner leur eau sur la pelouse.



Chapitre 14


Annie ne s'était jamais rendue aussi vite chez Joe. Elle s'imaginait, en courant, que peut-être elle le retrouverait seul chez lui, en train de faire ses bagages. Empruntant un raccourci, Annie se retrouva en moins de temps qu'il ne faut pour le dire en face de ce quatre-logis un peu à l'extérieur du parc. Joe habitait un demi sous-sol où elle entra après avoir frappé sans attendre qu'on lui réponde. Joe, en pantalon de jogging, fut surpris de voir la soeur de Caro lui apparaître sous son imper ruisselant.


- Cé pas déjà l'heure du départ, y m'sembe?
- Je suis venue voir si tu es allé chercher les cartes que Bob a demandées, lui énonça une Annie au coeur battant.
- J'partais justement pour y aller. Après avoir dit cela, il retourna à sa chambre, mal à l'aise de voir Annie dans cet appartement où la propreté laissait à désirer.


On aurait cru que les pièces étaient des lendemains de guerre nucléaire. Tout était à la traîne. Le téléviseur fonctionnait, mais pas le son. De la chambre de Joe surgissait la musique de Ozzie. Il ne la maintenait pas trop forte car le propriétaire avait bien avisé le père de Joe qu'à la prochaine plainte des locataires, ça serait la porte. Partout, une odeur de renfermé mêlée à celle de la nicotine ou quelque chose dans le genre...


- Joe, c'est la première fois que j'entre chez vous, dit Annie tout en lui offrant une cigarette après s'être informé si on pouvait fumer dans l'appartement.
- Ici, on fa ce qu'on veut à moins qu'le proprio nous fasse des crottes, répondit Joe, allumant la sienne à celle d'Annie. Veux-tu un coke?
- Non, pas le matin.
- Moé, ça sera mon déjeuner, dit un Joe au sourire fatigué.


Les deux jasaient: lui, de sa chambre; elle, de la cuisine-salon où elle continuait de jeter des regards indiscrets. Ce logis lui donnait une autre image du grand.
- Ton stock est-il prêt?
- Tu peux v'nir dans chambre, y a rien de dangereux à part l'odeur, et il éclata de rire. Ce rire qui résonnait comme de la musique métallique.


Annie entra doucement et vit, par terre, un sac de couchage qui semblait avoir le même âge que Joe. Un drapeau américain servait de toile pour la fenêtre et sur les murs, en-dessous des toiles d'araignées, des posters frippés de groupes «heavy metal». Dans chaque coin de la pièce, des vêtements, pêle-mêle... Des mégots de cigarette avaient brûlé un vieux tapis gris que l'usure finirait bien par déchirer. Un sac d'école, oublié dans un coin, laissait échapper des livres qu'il n'avait pas remis avant de partir en vacances.


Annie osa:
- Aimes-tu ça ta chambre?
- Pas toi?
- Disons que c'est pas mal différent de chez nous...
- Ça se pourra qu'on n'ait pas le même cash tes vieux pis moé. J'aime pas jaser d'ces affaires-là. J'finis mon ménage pis on part!
- Je ne voulais pas te choquer, Joe. Juste dire que c'est pas pareil.
- T'me choques pas, cé d'même pis cé d'même. Un point cé toute.


Alors qu'il achevait de répondre à Annie, celle-ci fut estomaquée de voir le grand sortir de la garde-robe un super vêtement militaire. Elle ne put se retenir:
- Sainte binne, où t'as pris ça?
- Nulle part.
- Voyons, Joe. C'est un super d'habit que tu as là. Veux-tu bien me dire d'où ça vient?


Joe, pour une rare fois, se sentit mal à l'aise. On serait porté à croire qu'il refoulait quelque chose qui montait dans sa gorge. Annie s'en rendit compte et lui dit de ne pas en parler s'il ne le souhaitait pas.
- J'lai pas volé.
- Pourquoi penses-tu toujours comme si ce que tu fais est croche? dit Annie regardant Joe prendre son air triste et abattu.
- J'ai p't-être été habitué de même.


La musique venait de s'arrêter sur le système de son rempli de poussière. Les deux regardèrent dans la même direction.
- J'm'habille pis on court aux cartes.


Annie, sortant de la chambre de Joe, put encore mieux apprécier cette pièce. Elle ne voulait pas écouter ce qui montait en elle et comparer la tannière du grand à l'image qu'elle entretenait de lui. Mais jamais de sa vie, Annie n'aurait pu imaginer un tel endroit pour vivre. Depuis qu'elle est au monde, ses parents lui ont toujours fourni une maison où propreté et ordre règnent en maître et font loi. Sa chambre, malgré que sa mère le lui rappela régulièrement, était rangée de manière exemplaire et surtout, combien plus grande. Ici, tout manquait d'air. On avait juste le goût de s'en aller, de sortir. Sans doute ce que ressentait Joe.


Joe revint de sa chambre:
- On y va, vite la p'tite.
- Je ne suis pas Rock pour que tu me parles de même, répondit Annie avec son air insulté.
- Envoye, envoye.


Ils sortirent sous une pluie diluvienne et se mirent à courir. Ils passèrent par le parc pour se rendre au centre d'achat où se trouve le bureau de tourisme.



Chapitre 15



Mario était au téléphone avec Rock. Dans la voix de ce dernier, on sentait un peu plus d'assurance maintenant que sa mère avait crevé ce nuage d'incertitude en lui parlant... comme avant.


- Maudite belle journée pour passer les journaux, dit Mario.
- Superbe!
- J'apporte ma canne à pêche et mon coffre à outils; tu sais celui que mes parents m'ont donné comme cadeau à ma fête?
- Pourquoi ton coffre à outils?
- On sait jamais. C'est la première fois que je pars en camping sauvage et je ne veux manquer de rien.
- Il serait peut-être utile d'avoir du stock contre les bibites, des sacs de vidange et des produits autobiodégradables.
- Ça c'est vrai Rock. On en a parlé toute l'année à l'école de protéger l'environnement, on a maintenant une occasion de faire quelque chose.
- Moi, je pense que j'oublierai rien. Ma mère était à côté de moi et on a revu tout ce que j'ai mis dans mon sac à dos, deux fois plutôt qu'une.
- C'est bien.
- Trouves-tu, Mario, que ma mère s'occupe trop de moi?
- Pas mal, mais tu sais il y a tellement de jeunes dont les parents se foutent de leurs enfants, alors.
- Tu dis ça sérieusement?
- Je suis toujours sérieux, moi.
- Imagine-toi donc que c'est elle qui ira faire le gazon chez les Villeneuve pendant qu'on sera parti.
- Ta mère?
- Ben oui. Quoi?
- Rien. Les journaux sont arrivés plus de bonne heure cette semaine et avec cette pluie, il va falloir s'organiser pour ne pas trop les mouiller en les distribuant.


Les deux amis jasaient sans se douter que Bob, pour une dixième fois, tentait d'appeler chez l'un puis chez l'autre et se rivait l'oreille à des lignes occupées.
- C'est sûr qu'ils placottent ensemble.


Chez les Poulin, chaque pièce possède un appareil téléphonique. Ainsi, Bob pouvait continuer à ramasser son matériel tout en essayant de nouveau de rejoindre l'un ou l'autre des deux camelots. Essayant chez Mario, occupé; chez Rock, engagé.
- Des vraies mémères, se dit-il alors que Caro entrant dans la chambre de Bob lui demanda si on devait prévoir la nourriture pour toute le semaine ou les premiers jours quitte à voir sur place pour la suite.


Finalement, chez Mario, ça fonctionna.
- J'aimerais que nous puissions comparer nos plans, dit Bob qui n'eut pas le temps de répondre à sa soeur.


Il raccrocha et se préparait à téléphoner chez Rock lorsque Caro reprit:
- Annie est partie avec Joe pour les cartes. Pauvre elle, c'est incroyable comme elle est poignée sur lui. Disant cela, elle revit dans sa tête, la figure du grand fouinant par la fenêtre de sa chambre.
- Pas toi?
- Ça va pas la tête? lança Caro aussi vite que l'éclair.
- C'est juste une question, dit-il, la regardant d'un oeil distrait. Bob, à ses plans, pas grand chose ne peut le sortir de sa réflexion. Il nettoya ses lunettes, tout en regardant par la fenêtre:
- J'espère que ce n'est pas pris pour la semaine, soupira-t-il.
- Tu parles de Joe et Annie, ou de la pluie?
- De la pluie, c'est bien évident.


Le téléphone sonna. Bob bondit. C'était Rock.
- Mario m'a dit que tu as essayé de me rejoindre.
- Ça fait juste une heure!
- Excuse, Bob, mais on faisait le tour du stock pour ne rien oublier.
- Voici, Rock ce qu'il faudra que tu fasses d'ici demain.


Alors que le chef allongea toute une litanie de recommandations, Caro se levait et retournait à la cuisine. En un tournemain, elle réussit à planifier les deux premières journées, côté menu. Elle se rendit compte que le fait de travailler au bar laitier - même si ce n'est pas là que la clientèle y est la plus nombreuse - lui permerrait de mesurer rapidement ce qu'il fallait pour le repas d'une personne.


Bob, raccrochant la ligne, se rappela que Mario lui avait dit que le budget de la gang s'élevait à deux cents dollars. On s'imagine bien que ce montant amassé depuis le mois de septembre dernier, comprenait aussi les intérêts.



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