dimanche 21 mai 2006

Le cent trentième saut de crapaud

... la suite …

- Ce que je vais raconter, Élisabeth, ne calmera certainement pas ton indignation. Tu resteras longtemps sous cette cape de colère qui recouvre ton esprit. Je vois d’où elle vient. Elle est là, un point c’est tout. Ça ne donne rien de chercher, de perdre ton énergie à tenter de comprendre pourquoi les choses sont ainsi faites. Les rendre plus viables pour toi et les autres, voilà qui le mieux à faire.

Difficile d’établir l’âge exact de Madame Synnott. Tant de mystères l’entouraient. Avait-elle eu un mari? Des enfants? D’où venait-elle? Était-elle originaire de la côte gaspésienne? Dans le village d’Anse-au-Griffon, pour tout le monde, c’était la sage-femme. Celle que le curé surnommait la sorcière. Non pas de façon péjorative mais plutôt à cause du fait que ses potions magiques soignaient autant les humains que les animaux.

- Les horreurs que tu entends attisent ta colère. Le résultat se fera voir par des rides autour de tes yeux. Tu souhaites que tout soit toujours parfait, à la bonne place, au bon moment, de la manière que tu juges être la plus correcte. As-tu remarqué que la poussière que l’on balaie revient toujours? Elle ne le fait pas par vengeance, mais par essence. On se frotte toujours à la réalité.

Élisabeth écoutait l’accoucheuse avec attention. Son discours différait de celui des autres femmes et ne ressemblait pas à celui de son beau-père. Encore moins à celui du curé.

- Un matin de printemps, il y a de cela plusieurs années, je m’en souviens comme le lever de ce jour qui t’a amené ici, on est venu me chercher. Une femme devait accoucher et cela s’annonçait périlleux. Le mari me conduisit auprès de son épouse, à peine plus âgée que toi. Le voyage se fit dans le plus complet des silences. Cet homme ne me dit rien d’autre à part qu’elle souffrait horriblement. Que c’était son premier enfant. Il fouettait le cheval avec tellement d’ardeur que je ne pouvais savoir s’il agissait par rage ou par peur. Les deux se confondent si facilement. Une fois arrivée à sa maison, la première chose que je remarquai fut combien c’était malpropre. Décrire ce que je vis te ferait soulever le cœur. L’épouse était au milieu de la place, étendue sur un lit de fortune, couverte de sueurs. Dans ses yeux je lisais l’égarement, comme si elle ne se possédait plus. Ses mains crispées arrachaient les draps sous elle. Sa tête roulait d’un côté puis de l’autre. Un prêtre l’aurait crue sous l’emprise du démon. Il faisait un soleil magnifique. La nature avait tout gardé pour elle, ne laissant à cette jeune femme que des orages de feu qui lui grugeaient le corps. Lorsque j’entrai, ses cris me glacèrent d’effroi. J’en étais à mes premiers accompagnements auprès des femmes en couches. À l’époque, chaque village ne pouvait s’enorgueillir de la présence d’un médecin. C’était une denrée rare. Je m’approchai d’elle, plaçai mes mains sur son ventre. Elle hurla. Le mari était demeuré sur le perron fumant une pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur me reste encore aujourd’hui. Je pressentais que mes paroles seraient inutiles. Elle semblait engourdie par la douleur. Sa résistance n’allait pas tenir longtemps. Il fallait agir rapidement mais d’abord la rassurer. Elle ne m’écoutait pas. Tous ces coups la frappant violemment de l’intérieur la coupaient du monde. Elle n’allait pas donner la vie, elle se battait pour ne pas perdre la sienne. Sur la défensive, rien ne l’atteignait. Je compris combien il s’avère difficile de penser aux autres lorsque toute son énergie est canalisée sur sa propre survie. Un instant j’ai cru qu’elle mourrait, emportant avec elle cette nouvelle vie qui ne demandait qu’à être. Je voyais un nouveau visage de la réalité. C’est alors que je décidai, de toutes mes forces, de ne penser qu’à les sortir de là. Éviter le naufrage. Pour cela, il fallait lui faire accepter le sens de ce qui lui arrivait. Je ne voyais pas d’autre avenue. Son mari ne m’avait pas donné son prénom. Je n’avais devant moi qu’une souffrance à cœur ouvert.

Élisabeth, pétrifiée, écoutait les paroles de madame Synnott.

- Écoute-moi, lui dis-je. Je ne peux pas enfanter à ta place. Cet enfant ne demande qu’une chose, venir se blottir sur ton sein. Il sera pour des années à venir, un regard vers toi. Il faut que tu lui laisses juste un instant la possibilité de se glisser au-dehors. Le soleil l’attend. La chaleur qui brûle tes reins te dit une chose : la vie est maintenant. Ne pense ni à hier ni à demain. Ne pense qu’à ta fille qui s’en vient. Tu es la route qu’elle doit empruntée pour y arriver. Respire un peu pour elle, bientôt elle pourra toute seule. Garde les yeux ouverts. Écoute comme elle est bien quand tu manges de grandes bouffées d’espoir. Ne pense pas à ce qui lui arrivera. Permets-lui juste de s'amener. Ensuite, elle marchera. Respire. Encore une fois. C’est l’air dont elle a besoin que tu jettes dans ses poumons. Respire. Une autre fois. Je vois sa tête. Il y a une étoile sur son front. Respire. Encore. Elle se prépare à ouvrir les yeux. Une autre fois. Voilà. Depuis quelques secondes, la jeune femme ne criait plus. Un râle, à peine. Elle se vrille pour t’arriver. Respire encore une fois. Le sang se diluait au contact de l’eau bouillante. Voilà, elle y est presque. Tu entendras sa voix. Respire. Comme elle est belle. Et l’enfant vint. Fille et belle. Petite mais forte. Rouge et bleue sur des draps pas tout à fait blancs.

Madame Synnott se tût, mais il apparaissait à Élisabeth qu’autre chose suivrait.

… à suivre …


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