mercredi 24 mai 2006

Le cent trente et unième saut de crapaud

... la suite …

La pluie et les orages, un peu comme s’ils partaient de très loin sur la mer, se mettant à courir en route, apportent avec eux pour les jeter férocement sur la côte, accompagnés d’éclairs et de tonnerres rebondissant dans tout l’espace, une profonde noirceur. Des ténèbres électriques sur un pays dépourvu de lumière autre que celle du fanal à huile. Des ténèbres infernales. De celles qui alimentent le repli sur soi et font croire à la lumière. Une lumière à venir.

Madame Synnott prit un long moment de recueillement. Ce qu’elle devait achever de dire se coinçait dans sa gorge. Élisabeth respectait cette retraite.

- Et la jeune femme mourut quelques heures plus tard. Les souffrances d’avant la naissance de sa fille n'eurent rien de comparables à celles qui la firent partir. Elle appelait, implorait même, une force qu’elle ne connaissait pas de venir la prendre et de l’amener ailleurs. Une hémorragie torrentielle l'inondait de sang. Durant les dernières convulsions qui précédèrent sa mort, elle ne demanda pas son mari, que sa fille dont les sursauts inquiétaient. Parfois, avant de partir, il arrive de s’oublier totalement, ne cherchant qu'à remettre dans les mains de la vie le peu qui nous reste d’énergie. Elle acceptait la réalité avec une telle fatalité que j’en fus complètement sidérée. Ce fut la première naissance à la mort à laquelle j’assistais. Je voyageais entre la colère et l’impuissance. J’en voulais à la terre entière. À Dieu surtout qui permettait une aussi grave injustice. Il ne m’avait pas offert le choix entre la mère et l’enfant. Comme si pour qu’une survive, l’âme de l’autre était exigée. Je retenais mon indignation et me permit de juger ce coup du destin avec beaucoup de haine. J’exécrais un Dieu s’en prenant à celle qui au cours de presqu’une année avait consacré tout son corps à un enfant qu’elle ne connaîtrait pas, qu’elle ne nourrirait pas. Je pensai alors à toutes ces femmes qui depuis des lunes se déformaient pour que se forme une autre vie si intimement installée en elles, arrachant lamentablement la leur à grands coups de sang répandu. Et aux hommes, comme ce jeune mari sur le perron aspirant un tabac puant, impuissants à de telles souffrances. Un instant même, je leur en voulais, les accusant d’en être presque les responsables. J’avais besoin d’un coupable. Mon esprit divaguait alors que le sien me quittait. Je protégeais ces moments dans un élan d’égoïsme que je n’arrivais pas à m’expliquer. J’oubliais tout autour. L’enfant qui pleurait de soif. Le mari qui tendait l’oreille au silence de celle qu’il avait entendue crier, se morfondre pendant des heures et qui maintenant dans un silence d’ostensoir prenait la route des nuages. Et il faisait si beau, si chaud, à peine humide. Une journée où mourir est un sacrilège. Un affront à la nature. Les mains, exsangue de la mère, bleue de la fille, se cherchaient sans y arriver. Leur contact aurait-il permis un miracle? Les miracles n’existent pas. Je l’appris cette journée-là. Il n’y a que la réalité, parfois fulgurante, parfois triste, souvent injustifiable. Elle me désarmait. Me déplaçait. Me bousculait tellement loin de ce quoi j’étais habituée que la seule idée qui voltigeait dans ma tête fut de prendre la main de cette jeune femme, mère-morte dont je ne savais même pas le prénom, et lui promettre de prendre soin de sa fille ainsi que toutes les autres femmes que la vie engrosserait. Cette promesse délia ma conscience et je pus, avant de lui fermer les paupières, sa fille sur mon cœur, la lui offrir au dernier regard qu’elle portait sur le monde. Elle portera ton prénom, celui que je ne connais pas, lui dis-je. Je sais qu’elle m’entendit. Sa bouche s’ouvrit. Ce fut tout. Elle venait de basculer vers je ne sais où, mais certainement pas à l’endroit où elle aurait dû se trouver. Une vigueur m’inonda. J’acceptais désormais que la réalité s’avérait plus forte que mes moyens et que de me lever contre elle ou tout juste devant elle exige d’abord de l’accepter. La jeune mère se transformait, devenant un ange tellement différent de ce tout qu’on m’avait enseigné. Dans mes mains, une fille grouillait, remplie de la chaleur du jour. Je sortis rejoindre le père. Un veuf se leva. Il comprit la situation. Nul besoin d’un autre geste que celui de lui tendre une enfant assoupie. Toute la fatigue de sa mère reposait en elle. J’ai dit à sa mère que tu lui donnerais son prénom. L’homme recula. Elle s’appelait Marie-Ange, me dit-il. L’a-t-il prise dans ses bras? L’a-t-il même regardée, je ne peux m’en souvenir. Seulement qu’il faisait si chaud alors qu’un cadavre refroidissait.

Élisabeth ne put s’empêcher de se lever, se diriger promptement vers son fils, le prendre et le serrer contre son cœur. Des larmes coulaient de ses yeux mouillant les langes dans lesquelles Herménégilde était emmailloté.

- La venue à la vie de cette Marie-Ange a changé mon regard sur les humains. Enfantée dans la douleur la plus atroce que l’on puisse imaginer. Je me suis toujours demandé si ces souffrances elle les a en elle maintenant. Si quelque part dans sa conscience, dans les recoins les plus cachés de ses souvenirs, elle a souvenance de cette mère de juillet, morte pour qu’elle vive. Tu sais, Élisabeth, elles sont légion les femmes qui meurent de cette manière. Il serait si facile d’abjurer la réalité, d’y opposer tous nos cris, toutes nos hostilités mais cela ne mène à rien. La réalité est sourde, aveugle, sans cœur, implacable. Telle une tempête comme celle qui prévaut dehors maintenant. Se soulever contre elle, c’est mener un combat difficile.
- Il n’y a donc pas d’espoir?
- Oh! oui il y a de l’espoir. Et cet espoir s’appelle Marie-Ange.

La voix de Madame Synnott se perdit dans un coup de tonnerre.

… à suivre …

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