lundi 14 octobre 2024

Si Nathan avait su (9)

 

La naissance de Benjamin figea dans l’esprit de la communauté la mauvaise opinion développée depuis le retour de Daniel et son mariage avec Jésabelle. Ayant choisi de ne pas faire baptiser leur premier fils, cette famille devint définitivement infâme. La mère avait accouché à la maison accompagnée d’une sage-femme venue de la grande ville. L’enfant n’accompagnait jamais ses parents lorsque ceux-ci se présentaient au village - qui s’occupait de lui alors ? - dans les faits avant son entrée en classe de maternelle, personne ne l’avait vu, même aperçu. Son nom avait été communiqué à la secrétaire municipale afin qu’il soit inscrit au registre officiel des naissances. Vivant principalement la nuit, il dormait le jour, passait des heures à écouter de la musique que sa mère choisissait selon les aléas de la météo et des saisons. Il parla avant de marcher, s'enfuyait «dans la lune» refusant d’être ramené à la réalité, partageait avec sa mère une alimentation que son père jugeait inadéquate, mais n’ayant aucun ascendant sur son fils, il se soustryait de son éducation, exigeant toutefois que Benjamin aille à l’école coûte que coûte, même si Jésabelle s’évertuait à le convaincre qu'elle pouvait s’occuper de cela à la maison.
 
Dès l’âge de trois ans, le jeune garçon lisait ayant appris la lecture de manière peu conventionnelle. La maison achetée par le père de Daniel afin d’éloigner bru et belle-mère, située sur un lopin de terre en retrait du village, cette maison avait appartenu à une famille qui possédait une imposante bibliothèque demeurée intacte dans la pièce principale composée de la salle à manger et du salon. Les nouveaux acheteurs n’y tenaient pas vraiment, mais l’intervention énergique de Jésabelle lui permit de survivre. Plusieurs livres des « vieux pays », comme on disait à cette époque, s’y retrouvaient, ainsi que des ouvrages religieux, mais aussi des recueils de poèmes, la plupart québécois, que l’on nommait canadiens-français. S’amusant à déplacer, replacer, reprenant la même opération des centaines de fois, Benjamin, un jour, demanda à sa mère que signifiaient ces signes qui n’étaient pas des images. Elle prit le temps de lui lire des passages pigés dans ces bouquins, l’incita à reconnaître les lettres, puis les mots, enfin les phrases et chercher à en dégager du sens. Un jour, s’adressant à sa mère « Lis-moi Rina Lasnier et je te lirai Alain Grandbois.» Ce fut le début de son entrée dans l’imaginaire.
 
À cinq ans, il récitait par coeur LES ÎLES DE LA NUIT, lisant  ce recueil qu’il chérissait parmi tous les autres même s’il ne saisissait pas tout, lui pour qui la nuit était son royaume auquel il pouvait maintenant y ajouter des îles, des tunnels planétaires, des «au-delà des étoiles», des murs protecteurs de songes, lui permettant «que la nuit soit parfaite».
 
Sa mère préférait davantage la prose à la poésie. Elle lui déclamait principalement celle de Rina Lasnier, dont le texte «L’école ouverte» qu’elle chérissait, insistant pour la lui relire plusieurs fois: « Ici, l’école s’adapte à l’écolier, et l’écolier ne sent plus l’école comme une écorce morte qui ne laisse passer ni la création ni le Créateur. Ici, le semeur sème, l’épouvantail épouvante et le soleil oriente.  Celle-là qui le jour ouvre les fenêtres pour nommer les choses, et les intelligences pour élever les choses, tu la vois, le soir, remonter doucement sa lampe et préparer pour tous le levain de la sagesse.»
 
Cette poétesse particulièrement religieuse résonnait dans la vie de Jésabelle comme des échos lui rappelant de grands vides, ceux que sa vie antérieure, celle passée dans la grande ville, des vides qu’elle avait sciemment creusés afin d'y laisser choir les diktats familiaux. Au moment où elle décida de s’affranchir du joug parental qui ne cessait de lui casser les oreilles des mêmes rengaines sempiternellement répétées:  « les filles ne font pas ça », « qu’est-ce qu’on va penser de toi ? », « t’as pas honte d’agir ainsi ? » et on en oublie, une vie nouvelle, hippie celle-là, s’ouvrit devant elle. Les parents la renièrent.
 
Lorsqu’elle rencontre Daniel, celui-ci traverse une période sombre. Jésabelle sera son épiphanie. Le jeune homme fraîchement sorti de la campagne, encore et malgré lui imbu de principes sur lesquels de moins en moins il s’appuyait, découvre un autre monde. Du tabac il passe au haschich, de la bière Molson au cocoroco et à l’absinthe, du travail quotidien au farniente, entrant dans le monde exalté des plaisirs sexuels. Il pouvait, lui et son groupe contre-culturel, décamper sans savoir où aller, revenir pour devoir trouver un nouvel abri servant parfois de repaire.
 
Jésabelle s’intéressa à lui en raison de son esprit qu’elle qualifiait de rebelle, certaine qu’un jour ou l’autre, tout comme elle, il rentrera dans le rang conventionnel entretenant au fond de lui-même ce désir effréné de tout revoir de manière différente, tout remettre en doute et l’appliquer quotidiennement pour le reste de ses jours. Le profond sentiment de culpabilité qui l’habitait à ce moment-là se trouva malmené par une femme qui venait de choisir sa voie, celle de la liberté inconditionnelle.
 
Lorsqu’ils formèrent un couple, que les autres membres du groupe leur reprochaient de s’isoler, de ne plus participer activement aux divers échanges autant verbaux que sexuels, ils sentirent le moment venu de quitter le clan ainsi que la grande ville. Daniel revint dans son village, Jésabelle à son bras. Une Jésabelle qui se reconnût dans cet environnement plus calme, à proximité de la terre et de la nature, ne s’attendant pas à la révulsion d’une population aux antipodes de ce genre d’authenticité. Elle choisit de ne se mêler à personne, d’intérioriser les valeurs cultivées durant son expérience qualifiée de beatnik par ses proches et les campagnards.
 
La naissance de Benjamin bouscula les habitudes de cette famille atypique. Le fait que les grands-parents de l’enfant soient pris en étau entre leur aversion pour sa mère et le besoin de s’approcher du premier fils obligea Daniel à redéfinir sa perception de la «famille». Il se décida promptement, coupa drastiquement les liens avec son père et sa mère, au risque d'ostraciser davantage son ménage et d'amplifier les médisances et les calomnies principalement dirigées à l’encontre de l’étrangère venue de la grande ville.
 
Jésabelle n'en tenait pas compte, ne commentait jamais ces ragots, se consacrant entièrement à son fils dont elle souhaitait qu’il fût conscient de qui il pouvait être, cultivant ses capacités intellectuelles et semant dans son  appétit un insatiable goût de liberté et d'autonomie. 

L’été, elle modifiait son propre horaire et vivait la nuit pour se rapprocher de lui alors que le père, fort occupé, passait la majorité de son temps dans ses champs céréaliers.
 
Un jour de juillet, il pleuvait à boire debout, un fonctionnaire responsable de la sécurité des enfants se présenta à cette maison au bout du rang le plus éloigné du village.




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