Voici les dernières citations tirées de Maître Eckhart, roman de Jean Bédard. Nous reviendrons à cet auteur d’ici quelques sauts.
. Aucun cheval, ni mule, ni charrette ne furent mis à notre disposition. Nous devions affronter seuls, le Maître et moi, tous les risques du voyage. Je partis comme on part en pèlerinage, plein de péchés à faire pardonner, d’indulgences à obtenir, en disant adieu à tous mes frères, car le pèlerin ne sait jamais à quelle cathédrale ses pas le conduisent, à celle de la terre ou à celle de l’au-delà. Il sait seulement qu’il marche et qu’il marchera tant qu’il aura péché. Le péché fait la distance et donc fabrique l’espace que le pèlerin tente de défaire en revenant au centre, à la grande Cathédrale, la cathédrale des cathédrales.
. – Père Eckhart, vous avez oublié que le moine Henri de Lausanne fut pourchassé comme hérétique parce qu’il prétendait libérer l’institution matrimoniale de toutes les obligations civiles. C’est ce qu’il prêchait au Mans; il voulait que le mariage soit fondé exclusivement sur le consentement mutuel.
- Oui, mon ami Conrad, et c’était en 1116; depuis ce temps l’Église a été mise en devoir d’aller au-delà des coutumes pour faire face aux esprits plus éclairés de notre temps. On ne peut modifier quelque chose d’aussi sacré que le mariage sur la crainte des femmes. Il est naturel pour l’homme de craindre l’indéterminé, le possible et les puissances créatrices de la nature, de son propre cœur et de la femme. Nous avons peur de l’obscurité parce que l’obscurité cache le réel et suggère le possible. De même, nous craignons l’avenir et non le passé. Le passé est défini et nous savons ce qu’il contient, l’avenir nous apporte un possible que nous ne connaissons pas encore. Parce que nous ne la connaissons pas, dans nos esprits la femme est indéterminée comme le sont l’obscurité et l’avenir. Alors nous la craignons. Voilà pourquoi nous nous comportons si brutalement envers elle. Mais le péril repose bien davantage en nous-mêmes, dans notre cœur et dans notre cruauté. Ne t’ai-je pas déjà dit : En toutes choses, tout particulièrement dans la nature divine, l’égalité, c’est la naissance de l’Un, et cette naissance de l’Un, dans l’Un et avec l’Un, c’est le principe et l’origine de l’amour qui arde et éclôt. Sans égalité il n’y a pas d’amour et sans amour, le mariage n’est qu’outrage et profanation. Mon ami Conrad, je suis triste qu’après avoir fait tant de chemin, tu te retrouves à nouveau coincé dans tes peurs.
. La prière du paysan :
Ma vie sur terre n’a que quatre saisons. Je surgis de l’hiver, me dégourdis en février, au printemps travaille de toutes mes forces à faire produire mon champ et mon jardin. À l’été je reste courbé et me durcis les mains et le dos. À l’automne je flétris peu à peu et mesure les fruits de ma saison. L’hiver me recouvre et m’emporte, je l’espère, dans le jardin de Dieu. Chaque année de ma vie n’a que quatre saisons. Quand avril de ses averses douces a percé la sécheresse de mars jusqu’à la racine, quand Zéphyr, de sa douce haleine, a ranimé les tendres pousses et quand les petits oiseaux font mélodie, c’est le temps de labourer, de bêcher, de déchirer la terre pour y déposer la semence. Tout faire avant Pâques, et puis c’est la fête qu’il faut préparer pour le Seigneur. En mai, quand la verdure est foncée et le ciel blanc, réparer la maison et la grange, les barrières, les haies et les canaux d’écoulement. Sarcler les jardins du seigneur et soigner les terres. S’il nous reste du temps, désherber notre parcelle. L’été, nous arrachons les chardons sur les terres du seigneur pour que le Seigneur des seigneurs nous donne la célérité de le servir. À la Saint-Jean, il faut courir les champs avec des torches pour éloigner les dragons; le lendemain c’est la fenaison. Il fait chaud sur les terres, seigneur, et on moissonne en trempant les champs de nos sueurs. En novembre, nous battons le lin avec de lourds écangs, nous séparons la ligneuse de la filasse. C’est le mois sanglant, nous tuons les bêtes pour que le fourrage ne manque pas. En hiver, quand les étourneaux s’en vont, au temps de la froidure, je n’ai plus qu’une histoire à dire : les cerfs brament, la neige tombe, nous attendons le printemps. Puisse-t-il revenir car la grange est vide et il fait si froid. Chaque journée de vie n’a que quatre saisons. Le matin est printemps, le midi, été, au soir arrive l’automne et l’hiver tombe à la nuit. Nos jours s’en vont comme la balle au vent; il reste parfois des grains qui tombent en terre, prennent racine et font une autre saison. J’ai eu six enfants, quatre pour engraisser la terre, deux pour la faire rendre. C’est ainsi que roule l’écume du paysan sur les prés de son seigneur. Si tu entends rire un enfant, c’est qu’il est au printemps et moi, tu ne m’entends pas parce que j’entrevois déjà l’hiver qui s’approche.
Au prochain saut
Au prochain saut
Aucun commentaire:
Publier un commentaire