lundi 23 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*18)


Chapitre 17
Bonjour monsieur Dom Hi Nic...



- Va falloir que tu saches, mon cher, mon très cher monsieur Patrice, que me lever à l'heure des poules, c'est pas mon fort. Est-ce que tu oublies que l'on s'est couché aux alentours de quatre heures du matin? As-tu également oublié qu'hier, mon jeudi matin de sommeil, a comme été dérangé? Et en même temps, j'aimerais te rappeler que je me suis tapé un ou deux kilomètres depuis vingt-quatre heures!

Patrice avait laissé défouler Alex puis déposa sa tasse de thé.
- Mon rendez-vous est dans une heure. C'est capital.
- Toujours le don de changer de conversation. En tout cas, je n'ai jamais vu de ma vie un hôtel aussi bizarre qu'ici. Une chance que nous sommes montés aux petites heures du matin, sinon jamais on aurait réussi à s'endormir.
- Vois-tu cette porte? Eh! bien j'ai la vague impression que derrière elle, une fois que j'y serai, je vais en apprendre beaucoup.
- Une question que j'ai jamais voulu te poser mais qui me dérange depuis que tu en as parlé, c'est...

Alex n'eut pas le temps de compléter sa phrase qu'une serveuse s'approcha d'eux pour prendre le menu. Patrice reconnut la danseuse de la veille. Elle faisait tout dans cet hôtel. Peut-être la retrouverait-il plus tard mettant de l'ordre dans les chambres des clients.

- Tout de suite, messieurs.

Elle repartit. Patrice remarqua sa taille fine malgré l'âge et une démarche laissant voir une certaine grâce. Tout chez cette femme était mouvement et volupté. Patrice eut l'impression qu'elle se doutait qu'il la regardait car, sans se retourner, elle en rajouta un peu.

- Tu penses en savoir beaucoup. N'oublie pas qu'en vingt-cinq ans, il s'en passe des affaires. C'est comme les autos.
- Tu me parlais d'une question.
- Ah! oui. Veux-tu m'expliquer pourquoi l'idée de retrouver ta mère te prend seulement cette année? Jamais je t'en ai entendu parler avant. Il me semble que c'était tout à fait clair dans ta tête, tu avais tes parents adoptifs et ça suffisait.
- Pourquoi tiens-tu tellement à ce que ta Shelby fonctionne comme une voiture de l'année? répondit Patrice.
- Je ne vois pas le rapport.

Alex savait qu'avec Patrice une question toute simple prenait des allures de roman à huit cents pasges. Comme si, une réponse à la question posée devait tout expliquer de A à Z.
- Tu l'as dans la tête ma Shelby!

La dame revint avec les assiettes pendant que Patrice précisait à son grand ami Alex que les questions existentielles sont parfois bien compliquées. Un jour, on croit que tout ce que l'on a appris répond à ce que l'on voulait savoir; le lendemain on veut savoir si ce que l'on a cru la veille répond à ce que l'on devait apprendre.

Patrice parla longtemps, peu soucieux de vérifier si Alex l'écoutait vraiment. Cette course vers sa mère représentait pour lui exactement la longue marche vers lui-même. Cette femme qu'il ne connaissait pas mais qui lentement prenait forme devant ses yeux, exerçait sur lui une attraction quasi magnétique.

Il devait savoir pourquoi elle était repartie. Il voulait comprendre ce qu'elle avait appris ici, cette jeune étudiante en géographie venue visiter l'Occident par l'entremise d'Expo'67.

Aux détails qu'il avait réussi à placer bout à bout depuis un certain temps, il avait associé toutes ses recherches sur le Japon, sa culture et sa manière d'envisager la vie. Pourquoi se sentait-il parfois plus Japonais que Québécois malgré le fait que sa mère ne se soit pas occupé de lui? Quel était ce lien entre elle et lui, délié à la naissance?

Il possédait un portrait assez précis du temps passé à Montréal, mais comment avait-elle vécu, ici, à Toronto?


- Es-tu encore ici?

Cette question fit retomber Patrice dans la réalité surtout que le barman se tenait debout devant sa table.

- Le monsieur te parle. Je ne sais pas si tu comprends mieux l'anglais que moi, mais je pense qu'il te parle, dit Alex.
- Je reviens immédiatement, rétorqua Patrice en se levant pour suivre l'employé vers cette fameuse porte dissimulée dans le mur.

L'employé le conduisit directement vers un monsieur d'ascendance chinoise, âgé d'environ soixante ans. Il était habillé d'un smoking noir avec une rose jaune à la boutonnière. À ses doigts, Patrice ne pouvait compter le nombre de bagues mais il y en avait une en particulier qui attira son attention: c'était une perle d'une très grande beauté.

- Vous m'avez fait dire que vous étiez de la famille?
- Je m'appelle Patrice Lanctôt, avoua le jeune homme en présentant la main à celui qui semblait propriétaire de l'établissement et qui l'accepta avec un petit sourire figé aux commissures des lèvres.
- Nous ne portons absolument pas le même nom, reprit le bonhomme tout en se levant.

Le bureau du patron était d'une simplicité déconcertante. Aucun cadre sur les murs et du plafond descendait une lampe s'arrêtant à quelques centimètres d'une table de travail. Un classeur à huit tiroirs régnait en maître absolu dans cette pièce d'où nulle odeur ne se dégageait spécialement.

- Mon nom est Dom Hi Nic, reprit le type avec dans son regard interrogatif, une certaine assurance et beaucoup de méfiance. Mon employé m'a rapidement parlé d'une personne que vous recherchez et qui aurait pu faire un arrêt ici, il y a plusieurs années.
- C'est exact, monsieur Dom Hi Nic.
- Une dénommée GANSOU.
- Je n'ai que ce nom. Elle est ma mère. J'ai des précisions sur son séjour à Montréal et cela jusqu'à ma naissance. Après le 22 mai 1968, je sais qu'elle est repartie par le même chemin emprunté pour sa venue, s'arrêtant ici, à Toronto, comme elle l'avait fait en 1967.
- Mon employé m'a également précisé que vous n'étiez pas de la police.
- Je suis un fils à la recherche de sa mère. Je viens tout juste d'achever mes études...
- Voyons ce que l'on peut faire pour vous, coupa le patron en retournant s'asseoir derrière sa table de travail.

Il ouvrit un tiroir du classeur, en sortit un cahier sur lequel on pouvait lire 1967-1968: un registre. Patrice épiait tous les mouvements de cet homme plus que réservé.

- GANSOU? répéta-t-il en tournant les pages.

Patrice suivait les moindres gestes de l'homme et tentait aussi de jeter un coup d'oeil sur les pages passant rapidement sous ses yeux.
- Voilà, j'ai quelque chose qui pourrait certainement vous être utile. Oui, je crois que c'est exact. Elle s'est arrêté ici en mars 1967. Elle aurait séjourné dans cet hôtel huit jours. Je vais voir maintenant pour ce qui de 1968.
- Y a-t-il des employés...
- Vous allez un peu trop vite, mon jeune ami, coupa le bonhomme qui jeta sur Patrice des yeux de plus en plus méfiants.
- Pardon.

Monsieur Dom Hi Nic tournait les pages lentement. Patrice venait de décider qu'il ne bousculerait plus et attendrait qu'on lui parle avant de répondre. Cette piste, il ne voulait pas la brouiller.

- Vous avez parfaitement raison, monsieur Lanctôt. Elle s'y est également arrêté en 1968. Son séjour fut plus court. Elle est arrivée le 25 mai et repartie le 29: 4 nuits, huit repas et plusieurs appels téléphoniques. Ces appels furent placés à Toronto même et deux sur Vancouver.
- Et l'hôtel à l'époque?
- Tout à fait comme aujourd'hui, sauf que maintenant de mauvaises langues font courir des ragots sur ce qui s'y passe. Mais vous êtes bien placé pour vous rendre compte que l'endroit est correctement tenu.
- J'aimerais savoir si l'hôtel à l'époque avait le même propriétaire?
- Je le suis depuis maintenant vingt ans.
- Monsieur Dom Hi Nic, vous comprendrez que les informations dont vous me faites part sont très intéressantes mais je souhaiterais rencontrer quelqu'un qui aurait été en contact avec elle. Je ne fais pas une enquête sur le fonctionnement de l'hôtel, mais sur cette personne qui est ma mère et que je cherche à mieux connaître.
- Je vous comprends bien.

Les deux hommes se toisaient. Un duel psychologique s'engageait entre un jeune homme décidé à aller plus loin vers sa mère et un propriétaire décidé à en dire le moins possible à un illustre inconnu de la famille.

- Il n'y aurait pas un ou une employée qui aurait pu être ici à cette époque?
- Avez-vous entendu parler des déportés japonais de la Deuxième Grande Guerre Mondiale?
- L'aubergiste qui a rectifié l'adresse de votre hôtel m'en a glissé quelques mots.
- Cet hôtel a toujours été reconnu comme l'endroit où les Japonais de passage au Canada s'arrêtaient. Fort possiblement votre mère, très jeune à ce moment, a-t-elle été guidée ici par des références de son pays.
- Oui, sans doute, reprit Patrice cherchant à maintenir un dialogue avec l'asiatique qui venait de ranger son registre. Mais l'objectif de son voyage était l'Exposition internationnale de Montréal. Je ne comprends pas qu'elle se soit arrêtée si longtemps ici.
- Avait-elle des parents à Toronto?
- Pas à ma connaissance.

La discussion durait depuis près de quinze minutes lorsque Patrice entendit frapper derrière lui. C'était l'employé qui venait aviser son patron qu'un appel téléphonique attendait sur une ligne. Après avoir jeté un coup d'oeil vers Patrice, il referma la porte.

- Vous m'excuserez, monsieur Lanctôt, le travail m'appelle et je ne puis vous consacrer plus de temps.
- Puis-je me permettre de revenir sur ma question?
- Pour vous répondre franchement, à part une très vieille femme de ménage qui a toujours travaillé ici et qui est à la retraite depuis près de cinq ans maintenant, je ne vois pas. Moi-même en ce temps-là... Excusez-moi, mais je ne puis davantage.
- Et cette dame, pourrais-je la voir?
- Vous êtes tenace, jeune homme! Demandez à Jean-François, le barman.
- Merci monsieur Don Hi Nic. Je suis à l'hôtel pour encore deux jours, si jamais vous aviez encore un peu de temps à me consacrer, j'en serais très satisfait.

L'honorable chinois s'était levé pour ouvrir la porte. Patrice lui tendit la main, remarqua une autre fois cette perle à son doigt et sortit sur un petit salut beaucoup plus chinois que japonais.

Il se dirigea vers le barman, lui parla de cette vieille femme de ménage. Jean-François se gratta la tête, lui dit qu'il allait vérifier avec la secrétaire-comptable et lui donnerait de plus amples informations lorsqu'il les aurait. Patrice retrouva Alex: le pauvre en était à son cinquième café.

- Je crois que je suis sur une bonne piste, dit-il en s'assoyant devant Alex.
- Et moi là-dedans, qu'est-ce que je fais?
- Ça ne va pas tarder à bouger. Lundi approche et il y aura de l'action, plus que tu n'en as jamais vu dans toute ta vie à Saint-Camille..



DE RETOUR AU QUATRIÈME ÉTAGE DU TOURIST ROOM 99




Éric fumait, regardait par la fenêtre, écoutait tous les mouvements dans les pièces adjacentes, regardait la télévision sans trop s'y intéresser puisque les émissions étaient en anglais... mais surtout, il cherchait un moyen de s'enfuir. Sans trop savoir pourquoi, il n'était pas rassuré sur les intentions de Steve et ses grands projets floridiens.

Il avait vérifié plusieurs fois s'il ne pouvait pas se glisser par la fenêtre; elle était condamnée et, de toute façon, il y avait ni échelle ni issue de secours. Éric laissait fuir son regard vers Toronto qu'il n'aura finalement vu que de l'intérieur.

Il se demandait si Patrice était à sa recherche. Il ne pouvait utiliser le téléphone car à chaque fois qu'il tentait de l'utiliser, ça ne fonctionnait pas. Steve avait sûrement pris soin de le faire débrancher. Il se sentait pris comme au centre d'accueil.

Il entendit des pas sur l'étage et tourner la clef. Steve entra. Par une espèce de lueur dans les yeux de son "nouvel" ancien protecteur, Éric devina immédiatement que la rencontre avec le Dodge avait eu lieu. Les choses allaient enfin se tasser. Pas rêveur pour deux sous, il avait vite appris que ce qui arrive ou doit arriver, on doit y croire lorsqu'on a les deux pieds dedans.

- J'ai parlé au Dodge, dit Steve.
- Notre avion privé nous attend sans doute sur la piste?
- Monsieur Georges est disposé à nous faire passer la frontière.
- Ça veut dire la Floride ça, la frontière?

Steve hésitait. L'habitude de mentir pouvait très facilement lui permettre de dire et de se dédire avec autant de sérénité dans un cas comme dans l'autre.
- Non, pas tout à fait, dit-il.
- Juste de l'autre côté de la frontière, tu veux dire.
- Ce n'est pas encore tout à fait au point.
- Est-ce qu'il y a des palmiers juste de l'autre côté de la frontière?
- Il va falloir que ce soit toi qui ailles porter l'enveloppe au Dodge avant qu'il vienne nous déposer de l'autre côté de la frontière.

Éric flairait le piège mais ne le laissait pas paraître. Lui aussi était un habitué des choses inexactes.
- Comme ça, il n'est plus fâché après moi, le gros toutou?
- Il veut être certain qu'on ne lui joue pas dans les pattes. Leur histoire de lundi semble les préoccuper pas mal, si tu veux savoir. Il souhaite qu'on ne reste pas à Toronto pour voir le feu d'artifice et qu'on ne retourne pas à Montréal. De toute façon, Montréal c'est pas mal fini pour nous deux.
- Ni Toronto, ni Montréal, juste de l'autre côté de la frontière. J'ai bien compris.
- Écoute, mon jeune...
- Je ne suis pas ton jeune, coupa Éric en s'allumant une cigarette.
- ...si tu t'imagines que j'ai eu du plaisir à jaser avec le mur-à-mur, j'aurais aimé ça te voir avec lui. Tu ne peux pas imaginer le bétail qu'il fait!
- Que tu es donc gentil de t'occuper de moi!
- Une armoire à glace, c'est minus à côté de lui.
- Comme ça, il n'aura pas trop de misère à nous faire passer "à travers" la frontière, on ne se fera pas remarquer par personne!

Steve se promenait de long en large dans la petite pièce. Parfois il jetait un coup d'oeil sur l'enveloppe comme pour se rassurer que tout se déroulait comme il l'avait prévu.
- As-tu une autre suggestion, demanda Steve.
- Oui, j'en ai une.
- Et laquelle, s'il vous plaît.
- Tu me laisses partir et tu t'arranges tout seul avec ton Dodge, ton enveloppe et ta frontière.
- Mourir? C'est ça que tu veux? Mourir? Ta face, eh! bien le Dodge, il la cherche, et ça s'adonne qu'il ne s'arrêtera pas avant de l'avoir réduite en mille miettes comme il a voulu le faire avec mon bras.

Éric se leva et se dirigea vers la porte.
- On ne sort pas, mon tout petit, Steve a tout prévu. Écoute-moi bien. On n'a plus le choix. Nous allons tous les deux au York. On entre, enfin je veux dire tu entres et tu remets l'enveloppe à un gros toutou comme tu le dis, je suis tout à fait certain que tu vas savoir qui c'est, même si tu ne l'as jamais vu. Ensuite, on le suit vers le stationnement au sous-sol de l'hôtel et il nous reconduit tout gentiment vers la frontière la plus proche; il me semble que c'est à Détroit qu'on va atterrir. Quelques billets verts américians plus tard et là, tu fais ce que tu veux et moi aussi.

Éric écoutait Steve avec le maximum d'attention. Il se doutait bien de la magouille, mais c'était sa seule chance.
- Ça marche, puisque j'ai, je veux dire... on n'a pas le choix.

Les deux garçons sortirent de la chambre. Ils croisèrent une jeune fille guère plus âgée qu'eux, accompagnée par un vieux monsieur aux allures distinguées. Elle portait des bas noirs et des souliers dont les talons étaient si hauts qu'elle devait se tenir à la rampe pour descendre sans tomber.

Derrière la réception, la dame de la veille était toujours là. Elle cligna un oeil vers Éric qui la dévisagea quelques secondes.

- N'oubliez pas que la porte se ferme à minuit! conseilla-t-elle avant d'éteindre sa cigarette dans un cendrier plein à ras bord.

Ils traversèrent la frontière du Tourist Room 99.

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Mots pour notre temps      Ceux et celles qui suivent LE CRAPAUD depuis assez longtemps savent que pour lui, il est essentiel de lire crayon...