jeudi 19 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*14)




Chapitre 13
Nagasaki et Hiroshima, tout près de Kanata...


Lorsque le Dodge reçut la cassette et les clefs de la Chevrolet, il devait être environ quinze heures. Le chauffeur de la limousine ne souhaitant pas rester trop longtemps près de cette brute silencieuse, remonta immédiatement au bureau de monsieur Georges.

Les portes du garage s'ouvrirent. Se refermèrent. Le Dodge mit la cassette en position et écouta:
- "Tout semble clair. Le jeune qui répond au nom d'Éric Tanguay est en fugue du Centre d'accueil Jacques-Cartier. C'est un habitué des affaires rapidement réalisées. Son répondant est Steve. Il a beaucoup de contacts avec les sous-groupes de Montréal. Il travaille principalement entre Saint-Laurent et le Stade Olympique. Spécialiste des commissions, on peut se fier à lui. Il n'a jamais rien gâché jusqu'à présent. L'affaire de la clef paraissait bien simple mais tout s'est écroulé à cause du fugueur qui s'est poussé avec l'enveloppe. À Toronto, c'est toujours code 2. Là-bas tout baigne dans l'huile sauf le colis disparu. Steve ne l'a jamais reçu et n'a jamais revu le jeune. Comme on connaît Steve, il n'est certainement plus en ville: possiblement en route vers les États-Unis ou Toronto. Si retrouvé, le rendre tout à fait hors d'usage. Pour ce qui est du jeune, il est vif et pourrait s'être débarrassé de l'enveloppe et se cacher quelque part dans le centre-ville. Un détail que personne n'a pu encore élucider, une camionnette blanche immatriculée JPN-967 a été filmée autour de la limousine lors de la transaction. Elle appartient à un dénommé Patrice Lanctôt, étudiant en psychologie à l'Université de Montréal. Il vient de terminer un stage au Centre d'accueil du jeune Éric. Surveiller de ce côté-là. Il n'est pas chez lui depuis quelques jours. On devrait terminer de passer Montréal et la région au peigne fin d'ici ce soir. En route vers Toronto, tout semble se jouer dans le coin."
Le Dodge dégagea la cassette et la rangea à l'intérieur de son veston. Lunettes teintées au visage, il partit.



ET À KATANA...


Le vieux Japonais ne parlait pas un excellent français mais réussissait quand même à bien se faire comprendre.
- Vous prendre chambre pour nuit?

Il leur avait servi des petits gâteaux au gingembre et une théière brûlante de thé odorant. Les deux jeunes auraient préféré autre chose, mais au moins ils pouvaient fumer à leur aise.

Steve, encore sous le choc de cette rencontre, avait choisi de ne plus poser de questions. Il décelait rapidement quand il était dans le pétrin ou si les choses se déroulaient comme il le souhaitait. Face à Patrice qui ne le regardait pas mais qui semblait ne jamais le laisser de l'oeil, Steve opta pour la plus grande prudence, préférant agir comme s'il était devenu le jumeau d'Éric.

- Connaissez-vous la ville de Toronto, monsieur?
- Très bien encore, mais long de temps en être parti.
- Vous y étiez au milieu des années 1960?

Le vieux Japonais cherchait dans le regard de Patrice des indices lui permettant de mieux saisir le sens de ses interrogations. La tradition japonaise veut que l'on se méfie des gens tant et aussi longtemps que des raisons suffisantes nous permettent d'agir autrement. Et en plus, ce jeune semi-Japonais posait au viel homme un autre problème de conscience. Qui était-il? Un ancien parent? Le fils d'une connaissance? Pourquoi se promener avec deux jeunes aux allures si différentes de lui?

- Vous y étiez donc?
- Quitter Nagasaki août 1945, quelques moments avant bombe atomique sur ville des parents. Avoir quinze ans.
- Vous êtes donc venu vous établir au Canda?
- Seul partir, car parents sous bombe. Arriver Canada grâce ambassade canadien à Tokyo. Parents être dans diplomatie.
- On vous a reçu à Toronto?
- Pas beaucoup apprécier parler telle chose.
Dans les yeux de l'homme, on semblait y déceler de la cendre. Il laissa le petit salon qui servait de bar et retourna à la salle à manger.
- La bombe atomique, quelle catastrophe! méditait Patrice en portant la minuscule tasse de thé à ses lèvres.
Les deux autres le regardaient sans dire un mot. Il y a comme des malheurs si énormes que les nôtres s'amenuisent. Mais comment placer un ordre de grandeur dans la souffrance humaine: physique d'abord, morale ensuite ou l'inverse.

Le vieux Japonais déambulait comme s'il marchait sur le bout des pieds. Revenant de ce qui semblait être la cuisine, il apportait du riz et des crevettes dans un très beau plat qu'il plaça entre Éric et Patrice.

- J'ai l'adresse d'un petit hôtel dans le quartier chinois de Toronto. Elle date de plus de vingt ans. J'aurais absolument besoin de retrouver des personnes qui y ont séjourné.
- Vous me remettre. Si pouvoir vous indiquer.

Comment réussissait-on à survire après la bombe atomique? Se pouvait -il que tous les matins, au réveil, on n'en arrivait pas à se demander si cette catastrophe risquait à nouveau de se reproduire?

Comment continuait-on à exister, seul et loin de son pays, quarante ans plus tard? Avoir laissé derrière soi les cadavres de ses parents qui avaient pris le soin de vous sauver d'abord... y repenser, toujours y repenser.

Comment pouvait-on être certain que la vie puisse être plus forte que la mort? Fallait-il se le tatouer sur le coeur? Se le remémorer continuellement afin de rester fidèle à ceux et à celles qui n'étaient plus?

Patrice fixait son regard sur cet homme comme s'il venait de retrouver un parent, quelqu'un qui l'aurait attendu ici depuis longtemps et à qui, malgré tout ce temps passé, n'aurait absolument rien à dire. Que se dirait deux rescapés d'Hiroshima s'ils se retrouvaient un beau matin? Quels seraient les premières paroles, les premeirs soupirs?

Il ne pouvait s'empêcher de penser aux camps de concentration des années 1940, à toute cette boucherie. Pourquoi le coeur de l'homme réussissait-il à oublier en si peu de temps? Pourquoi l'expérience humaine nourrie à tellement d'horreurs, ne parvenait-elle pas à plus de sagesse?

Patrice regardait aller et venir ce vieillard qui tenait, tel le gardien d'un phare près de la mer, une auberge dans un village au nom japonais. Il semblait fatigué qu'on le regarde se déplacer, qu'on scrute son visage raviné et ses doigts recourbés vers l'intérieur de sa main.

- Nous allons passer la nuit ici, les gars. Demain sera assez tôt pour voir ce que nous ferons de l'enveloppe.
- Vous l'avez gardée? demanda Steve, stupéfait.
- Personne n'a voulu nous l'acheter, répondit Éric qui se préparait à dire qu'il s'agissait d'une farce.
- Je ne sais pas, Steve, si tu te rends bien compte de toute cette histoire, mais c'est une commande unique qu'on vous a passée. Et avec toi sur les bras, je me demande comment la police recevrait toutes ces informations.
- Ce n'est pas du tout nécessaire de mettre la police dans le coup, reprit Éric qui se décida à goûter les crevettes.

Patrice se demandait jusqu'où il pouvait faire confiance à ces deux larrons; le portrait venait de changer avec l'entrée en scène de Steve. Il se dit qu'il ne devrait pas leur permettre de comploter dans son dos sinon il risquait beaucoup.

Une bonne nuit de sommeil et Toronto s'ouvrirait à eux avec tout ce que cela pouvait signifier.

- Adresse inexacte maintenant, dit l'aubergiste en lui glissant son bout de papier.
- Ça ne vous dit vraiment rien?
- Vous suivre indications derrrière feuillet. Peut-être arriver bon port.
Patrice le remercia et lui demanda de préparer une chambre pour le trio. Si possible avec douche.


LE DODGE SUR LA 40


Le Dodge roulait à folle allure. Il serait tenu au courant de tout développement dans les plus brefs délais. Depuis qu'il avait quitté le garage, il savait maintenant qu'Éric et Steve n'étaient plus à Montréal. Comme on ne réussissait pas à retracer la camionnette blanche, on présumait que Patrice Lanctôt, sans être de connivence avec le fugueur, pouvait se trouver avec lui. Les ordres étaient clairs aussi pour le psychologue: ne doit pas nuire à l'opération.

Le Dodge voulait entrer dans Toronto avant la nuit et pour ce faire, il ne se permit que les arrêts nécessaires aux pleins d'essence. Il mangerait à l'hôtel en arrivant. Les contacts avaient été pris et déjà le peigne fin grattait les endroits connus de la Ville-Reine.

Vers vingt heures, il passa devant une pancarte indiquant un petit village de 1300 habitants, Katana. Il ne s'y arrêta pas.

RETOUR AU MOTEL...

- Je pense, les gars, qu'il nous faudra bien nous entendre et ne pas faire d'erreur, de votre côté comme du mien. Vous tentez de fuir, vous tombez comme des marionnettes à fils dans les mains de votre Dodge. Vous restez avec moi, vous avez la possibilité de bloquer une grosse cochonnerie et possiblement obtenir une certaine compréhension de la part des policiers.
- On peut pas, côté police..., dit Éric.
- Réveille, Éric. Le coup de lundi, c'est une affaire de trente millions et si ça rate, je ne sais pas, moi, la mort de combien d'innocents.
- Pourquoi la mort? demanda Steve.
- Un attentat à la bombe pour attirer la sécurité à quelque part alors qu'on investit la banque, pas n'importe laquelle, la Manhattan Bay Street Bank, et on s'enfuit avec un coffre-fort rempli à craquer.

Les deux jeunes réalisaient mieux encore le coup dont ils étaient complices. Il dépassait, et de beaucoup, toutes les petites combines montréalaises.
- C'est sérieux! dit Steve dont les yeux cherchaient à devenir moins méprisants avec le temps. Dans le fond, c'était un grand trouillard qui croyait qu'en menaçant les autres ou en leur faisant peur, on la leur refilait.

Les trois s'installèrent dans la chambre que le vieux Japonais avait préparée. Patrice s'y sentait bien. Des tapisseries orientales ornaient les murs dans des teintes de bleu et d'ocre. Cela le fit rêver.




Il s'étendit, le pistolet de Steve sous lui. Il suivit les mouvements de ses deux pensionnaires jusqu'au moment où ils s'endormirent.

Ses yeux, malgré la pénombre, déchiffraient le plan tracé par l'aubergiste. Des noms de rues dans un quadrilatère peu fréquenté du quartier chinois et une série de cinq chiffres à côté de Oiran qui a un sens précis au Japon: c'est le nom réservé aux dames de plaisir dans les quartiers riches.


Il revoyait sa mère plier du papier, assise à la fenêtre de l'appartement 6 de la rue Hochelaga. Enceinte de lui, cherchant les cerisers en fleurs qu'elle devait trouver dans les jardins japonais du Jardin Botanique. Comme elle lui paraissait triste et solitaire!

Que lui était-il arrivé à Toronto? Pourquoi avait-elle cessé de communiquer avec ses parents au Japon? Où était-elle partie après l'accouchement? Avait-elle choisi elle-même le prénom qu'il portait ou bien ce fut madame Beaudoin qui s'en chargea?

Steve et Éric ronflaient.
L'auberge était tellement silencieuse qu'on entendait, en fixant correctement son attention, le bruit des autos filant à vive allure sur la transcanadienne.

Entre le silence et les odeurs de gingembre qui réussissaient à monter de la salle à manger jusqu'à sa chambre, entre le silence et la vitesse des événements qui se bousculaient depuis quelques jours, entre le silence et les yeux de Caroline qui le poursuivaient inlassablement, entre le silence et la route offerte à lui, Patrice gardait le cerveau et le coeur ouverts.

Patrice établissait des liens: Éric fuyait et lui affrontait. Sa mère, cette dame invisible, pleine d'espoir, lui fournirait les racines manquantes. La mère d'Éric comptait les jours depuis son entrée au centre d'accueil et ne voulait plus rien savoir de lui. Et celui-ci qui cherchait également ces attaches nécessaires permettant d'aller plus loin, tout en se rattachant à l'essentiel.

Ses yeux franchissaient la nuit, gravissaient des montagnes aux obstacles nouveaux, surplombaient des vallées lointaines, cherchaient au plus profond des forêts obscures, imaginaient qu'au bout des torrents glacés on retrouverait ce qui nous y poussait, aux limites des forces possibles... l'autre, et soi tout à la fois.

Au moment où Patrice s'endormit à son tour, le Dodge entrait dans sa chambre d'hôtel à Toronto. Du courrier l'attendait sur la table de nuit.

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