Chapitre 7
Trois petites souris et puis s'en vont...
Trois petites souris et puis s'en vont...
La veille, Caroline avait prévenu les parents Lanctôt que Patrice ne rentrerait pas à la maison et ce matin, elle se rendait chez Alex, encore aux prises avec la fameuse Shelby '84.
- Il est spécial ton chum, par les temps qui courent
- Tu trouves? répondit Caroline, une ravissante jeune fille aux cheveux noirs coupés court et qui portait de petites lunettes rondes.
- Partir en vacances, tout seul.
- Ça fait cinq ans qu'il s'arrache le coeur et le cerveau pour terminer sa maîtrise en psychologie, alors c'est bien normal qu'il veuille prendre un peu de repos.
- Tout seul!
- Nous sommes toujours avec lui que ce soit toi ou moi. Il y a seulement dans sa chambre où il peut se retrouver.
- Devant sa fenêtre, murmura Alex qui avait la figure aussi noire d'huile que ses mains.
Caroline n'aimait pas les odeurs de garage. Pour elle, les livres de bibliothèque, il n'y avait que cela. Son travail d'assistante-bibliothécaire à Longueuil la remplissait de bonheur, se promenant parmi les livres comme s'il s'agissait de ses meilleurs amis. Voilà peut-être pourquoi elle aimait tant Patrice, lui qui parlait peu et était fidèle comme un livre à son rayon.
- Ça doit faire deux ans, vous autres, reprit Alex.
- Presque trois.
- Moi, trois jours bientôt.
- Ta vieille Shelby est plus proche de toi que...
- Bianca.
- C'est joli comme nom.
- Tu devras la voir.
- Est-ce que je vais en avoir le temps? ricana Caroline.
- Elle n'était pas fière de moi, hier. À cause de ton chum que j'attendais comme une tache, on n'a pas pu se voir. Dans le fond c'est peut-être à cause de lui si je perds mes blondes. Et il retourna dans son moteur...
UNE QUINZAINE DE KILOMÈTRES PLUS LOIN...
La nuit fut, à la fois, longue et brève. Patrice ne voulant pas trop fermer l'oeil, sa confiance en Éric n'étant pas entière, ressentait en lui la crainte que le "squat" fût investi par la bande de Steve.
Lorsqu'Éric ouvrit les yeux, il s'alluma machinalement une cigarette tout en poussant plus loin dans la pièce les restes de pizza de la veille. Patrice faisait le tour de l'étage, examinant centimètre par centimètre, passant tout au peigne fin de ses yeux scrutateurs.
- On dirait que tu cherches quelque chose à chaque place où on est.
- Nous sommes toujours à la recherche de quelque chose.
- Hier, mille fois la Hochelaga. Ce matin, tu flaires les murs comme un doberman.
Patrice se dirigea à l'étage inférieur pour découvrir un bouton dans le fond de la pièce, collé tout contre le mur. Il l'actionna. Rien ne répondit. Il refit le même geste deux, trois fois.
- Cette commande me semble reliée à une minuterie qui ne fonctionne plus; l'électricité est sûrement coupée.
Il poussait et repoussait lorsqu'Éric entra, échevelé et baillant à s'en décrocher les mâchoires.
- Je veux partir d'ici au plus vite. Je ne suis pas bien.
- Tu sembles pas tellement bien nulle part.
- Qu'est-ce que tu fais dans le coin?
- J'essaie de voir à quoi cet interrupteur peut bien servir.
- À ouvrir une porte secrète.
Éric vint plus près et remarqua qu'à chacune des pressions effectuées sur le bouton une planche du mur répondait. Il s'en approcha davantage, plaça ses doigts dans l'interstice et tira de toutes ses forces. Au bout d'un moment, tout lâcha et Éric se retrouva à la renverse, la planche à la main.
Le trou ainsi fait donnait sur une minuscule pièce. Pour y entrer, ils durent arracher plusieurs autres planches.
- Incroyable Pat!
- Patrice.
- Qu'est-ce que ça peut bien être? Un vieux trésor japonais?
Les deux se faufilèrent dans la pièce qui n'avait pas deux mètres sur trois. Les murs étaient couverts de vert-de-gris. Des souris en profitèrent pour filer par l'ouverture béante. La différence de température entre les deux endroits fit frissonner Éric et le fit se plaindre de l'humidité.
Sur un mur: des estampes japonaises, une masque Nô; par terre, un kimono, une ombrelle et une lanterne. Tout ça semblait ne pas avoir bougé depuis plus de vingt-cinq ans.
- Regarde, Patrice. Un gros livre avec dessus des écritures japonaises ou chinoises.
- On appelle cela du "kana".
- C'est de là que vient le mot Canada?
- L'école, je m'aperçois qu'elle te manque un peu.
- Pas du tout, mais là absolument pas du tout, je tiens à te le dire tout de suite au cas où tu en douterais.
Pour la première fois depuis que leurs routes s'étaient croisées, un sourire, on pourrait même appeler cela un rire, s'installa sur leur figure.
Patrice souffla sur le livre en le retournant dans ses mains. C'est alors qu'ils entendirent des voix provenant de l'extérieur. Elles se rapprochaient sensiblement de l'étage et de cette espèce de cagibi où ils étaient enfermés.
- Chut! Éric, pas un mot.
- On ferait mieux de déguerpir.
- Trop tard. Tu la fermes.
Des pas pesants parcouraient l'étage supérieur. On s'était donc amené à plusieurs pour investir l'endroit. Les deux prisonniers des souvenirs japonais tendaient l'oreille le plus attentivement du monde. Le coeur d'Éric battait la chamade alors que Patrice, flegmatique, tentait de les dénombrer.
- Il a couché ici, le petit bâtard. C'était trop évident; je suis tombé dans le piège comme un imbécile. Le petit...
Éric identifia la voix de Steve mais ne reconnaissait pas les interlocuteurs à qui il parlait. D'ailleurs, les autres paraissaient plutôt dans le genre silencieux.
- C'est Steve. C'est Steve. C'est Steve.
- C'est Steve? chuchota Patrice en fixant droit dans les yeux le jeune fugueur qui n'en menait pas large. On dirait que c'est Steve...
Éric comprit qu'il devait se taire et espérer que les choses se tassent d'elles-mêmes. Pour la première fois, il sentait son sort entre les mains de Patrice. La terreur lui pétrissait la gorge alors que deux mains glacées lui enfonçaient la pomme d'Adam.
Tapi au sol du réduit, les yeux fermés, il revit dérouler devant lui en une fraction de seconde, comme un noyé, les trois dernières années de sa vie. Chacun des événements filait à une vitesse vertigineuse. Chaque instant lui brûlait l'intérieur comme un bol d'acide rempli à ras bord. Sa tête voulait éclater et lui sortir par les yeux et les oreilles.
- C'est Steve, c'est Steve, murmurait-il continuellement, projeté dans un monde fou.
- Tu la fermes.
Il y avait au moins trois personnes à l'étage. Steve, le plus jeune, commandait. Des bruits de chaînes se mêlaient aux pas saccadés frappant le plancher avec régularité.
- Si jamais l'enveloppe a été ouverte ou perdue, Steve, c'est toi qui en sera responsable devant monsieur Georges. Alors t'as avantage à le dénicher ton petit crotté et cela au plus vite. Douze heures dans la vie d'un homme, c'est plus court qu'on pense.
C'était la voix du chauffeur. Éric venait de la reconnaître.
- Il a couché ici, c'est clair. Il est plus futé que je le croyais. S'agit de savoir maintenant où il passera la journée et le coffrer comme un junior.
- C'est pas mal toi, Steve, qui a l'air junior, reprit la troisième voix.
Celle-là, c'était la première fois qu'Éric l'entendait. Toujours écrasé dans le coin, il se surprit à remarquer à quel point Patrice était immobile, le souffle presque coupé et tout le corps tendu, prêt à bondir si jamais l'occasion l'exigeait.
- Dans quoi il se spécialisait avant de se faire prendre, demanda la troisième voix.
- C'est un bon en tout, celui-là.
- Exact! Même à te passer entre les pattes.
- Ça va faire, dit Steve un peu excédé par les paroles du chauffeur.
Ils allaient et venaient. C'est alors que la porte menant à l'étage inférieur attira leur attention et s'y engagèrent. Patrice, les oreilles tendues, percevant l'imminence du danger, prit une respiration qu'il conserva assez longtemps pour chasser en lui toute idée impulsive pouvant tout faire déraper.
Les trois se tenaient à cinq mètres du trou dans le mur.
- Ça sent le vieux, la barraque, dit le chauffeur.
- Comme "squat", tu ne peux pas trouver mieux. Personne n'entre ici. C'est en dehors de la ville et si tu remarques, par la fenêtre, tu as une bonne vue du port.
- Ça nous avance pas mal, rétorqua le chauffeur.
Au moment où Steve vit les planches sur le sol, un cri strident se fit entendre et le troisième détala à toute vitesse vers l'étage supérieur. Le chauffeur et Steve se regardèrent au moment même où les petites souris passaient entre les jambes de celui qui criait qu'ils n'allaient rien trouver ici et qu'il dégageait.
- Cent kilos, presque deux mètres et la chienne devant trois petites souris, dit Steve en riant.
- Cinquante kilos, presque deux mètres et la corde au cou si monsieur Georges n'a pas le jeune entre les mains d'ici ce soir, reprit le chauffeur en imitant Steve qui ne le trouva absolument pas drôle.
Ils quittèrent l'étage et le "squat".
En rampant, Éric alla jusqu'à une fenêtre lambrissée pour s'assurer du départ du trio chercheur.
- Me voilà bien pris. De partout. Le centre, ma mère, Steve, monsieur Georges et ... toi.
- Lorsque tu es seul, regarde attentivement autour de toi pour trouver la route que tu dois suivre.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
Patrice qui avait repris le gros livre, regardait Éric droit dans les yeux.
- Le grand artiste japonais, Hidani Jingô, a sculpté pour un sanctuaire du temple de Toshogue une frise en huit panneaux où des singes enseignent par leur mimique le secret du bonheur et de la sagesse. Sur un des panneaux, c'est écrit ce que je viens de te dire.
- Oui, mais je ne suis pas eul.
- C'est ce que tu crois.
- Il n'y a pas une seule route qui me conduira loin des problèmes.
- C'est que tu ne l'as pas encore trouvée.
- T'es mystérieux.
- Je croyais que mon jeune fugueur n'avait peur de rien. J'ai remarqué tout à l'heure que de petits pas l'ont rendu plutôt nerveux.
Éric, fixant Patrice, ne réussissait pas encore à bien saisir les intentions de ce bizarre de personnage qui parlait différemment des autres. Il cherchait un complice en lui mais ce n'est pas cela qu'il trouvait. Il voulait lui être reconnaissant de l'avoir sorti temporairement des griffes de Steve mais tout n'était pas clair en lui, surtout quand il parlait à la japonaise.
- Je risque la mort.
- Et ça, depuis ta naissance...
C'en était fini du "squat", ils allaient maintenant entrer dans le jeu, le grand jeu. Cette visite impromptue venait de révéler à Patrice le danger que courait Éric. Il n'avait que peu de choix: le plus rassurant, celui de retourner le fugueur au centre et l'enveloppe à la police et l'autre... L'autre qui interpellait le samouraï en lui, qui le mettrait en marche vers sa mère.
Patrice se demanda si le trio avait aperçu la camionnette. Ils quittèrent le pavillon du Japon. À l'arrière, cela donnait une vue imprenable sur Montréal: la Molson semblait sortir de l'eau du fleuve gonflé à bloc en ce printemps naissant. Le pont Jacques-Cartier avec ses allures de géant squelettique appelait les deux acolytes vers l'aventure dont l'ampleur se laissait difficilement mesurer.
En lui, il pressentait que sa propre recherche et celle d'Éric se rejoindraient. Comment sa mère pouvait-elle se trouver au bout d'une limousine blanche avec des gangsters décidés à tout pour retrouver cette enveloppe naïvement déposée sur un vieux cahier entouré d'une jaquette en cuir noir? Comme ces deux indices se rejoignaient, se croisaient simultanément!
- J'ai un téléphone à faire, dit Patrice.
Ce matin de fin avril était frais. Il avait légèrement plu cette nuit et un faible brouillard chatouillait les poutres du pont laissant sur la chaussée un léger reflet aux couleurs multiples. La camionnette blanche semblait être portée par un nuage diaphane. Les deux passagers ne parlaient pas: un des deux crevait de faim, l'autre peaufinait les derniers éléments de sa réflexion.
- Tu t'assois au comptoir. Commande deux déjeuners à ton goût. Je reviens.
Éric n'avait plus le courage de refuguer. Traqué de partout, Patrice représentait celui avec qui la situation était la moins pire. Toute sa vie, il avait cherché le moins pire. Dans le mensonge et la tricherie, il y était le mieux parvenu, autant auprès de son père, pour éviter les solides coups, qu'avec sa mère, pour s'échapper à ses plaintes de femme battue. Mais il savait que ce qu'il pensait ou croyait ce matin, pouvait être entièrement différent dans dix minutes, si l'aventure s'orientait d'une autre manière. Il vivait sur une corde raide.
- Deux numéro 3.
- Avec qui es-tu mon jeune?
- Je ne suis pas jeune.
- Mon vieux?
- Je ne suis pas vieux.
- Es-tu quelque chose au moins, s'impatienta la serveuse.
- Ouais, quelque chose...
Patrice arriva, mettant fin à un début de conversation orageuse.
- Numéro 3, cria la charmante jeune fille qui examinait par le miroir au-dessus du comptoir cet eurasien au regard de fer. Deux fois, pour manger ici.
- J'ai un téléphone à faire, dit Patrice.
Ce matin de fin avril était frais. Il avait légèrement plu cette nuit et un faible brouillard chatouillait les poutres du pont laissant sur la chaussée un léger reflet aux couleurs multiples. La camionnette blanche semblait être portée par un nuage diaphane. Les deux passagers ne parlaient pas: un des deux crevait de faim, l'autre peaufinait les derniers éléments de sa réflexion.
- Tu t'assois au comptoir. Commande deux déjeuners à ton goût. Je reviens.
Éric n'avait plus le courage de refuguer. Traqué de partout, Patrice représentait celui avec qui la situation était la moins pire. Toute sa vie, il avait cherché le moins pire. Dans le mensonge et la tricherie, il y était le mieux parvenu, autant auprès de son père, pour éviter les solides coups, qu'avec sa mère, pour s'échapper à ses plaintes de femme battue. Mais il savait que ce qu'il pensait ou croyait ce matin, pouvait être entièrement différent dans dix minutes, si l'aventure s'orientait d'une autre manière. Il vivait sur une corde raide.
- Deux numéro 3.
- Avec qui es-tu mon jeune?
- Je ne suis pas jeune.
- Mon vieux?
- Je ne suis pas vieux.
- Es-tu quelque chose au moins, s'impatienta la serveuse.
- Ouais, quelque chose...
Patrice arriva, mettant fin à un début de conversation orageuse.
- Numéro 3, cria la charmante jeune fille qui examinait par le miroir au-dessus du comptoir cet eurasien au regard de fer. Deux fois, pour manger ici.
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