dimanche 30 avril 2006

Le cent vingt-deuxième saut de crapaud

... la suite …

Il fallait moins de temps pour dire le prénom d’Élisabeth qu’elle en prenait pour exécuter ce qu’on lui demandait. C’est trop souvent ainsi que s’acquièrent les habitudes de faire faire par un autre ce que l’on pourrait aisément faire soi-même. Dans la famille Gendron, on se mit naturellement à fonctionner de cette façon. Pour la grande sœur malgré le fait qu’elle fut si petite, la fille aînée, le destin semblait tout tracé.

Elle se levait très tôt le matin et toute la journée ne cessait de courir ça et là afin d’exécuter ce que l’on attendait d’elle. Jamais une parole à dire contre sa situation de servante. Tout était parfait ou en voie de l’être. Rien pour en faire une histoire. La banalité à l’état pur.

L’intelligence d’Élisabeth résidait principalement dans un sens incroyable de l’organisation. De manière subtile, sans l’annoncer, elle réussissait à modifier des façons d’agir qui, en très peu de temps, devinrent les nouvelles manières d’aborder les choses. À chaque fois, cela permettait plus de rapidité ou une qualité devenant la loi. On n’aurait jamais imaginé laisser à la cuisine un plat mijoté alors qu’on s’afférait à la traite des vaches. On n’aurait jamais cru qu’une rangée de légumes puisse s’allonger d’est en ouest alors que depuis toujours on les plantait nord-sud. Ce genre de petites victoires sur les règles en vigueur la rendaient heureuse. Surtout qu’on puisse en jaser sur le perron de l’église, à la messe du dimanche, ajoutant que c’était là une autre de ses brillantes idées.

Cela plut énormément au père Lacasse, cet homme en vue à l’Anse-au-Griffon, un visionnaire à sa façon. Dans ses rêves les plus secrets, il voyait son fils Joseph s’amourachant de la petite Élisabeth et espérait que cela puisse tourner au mieux, c’est-à-dire par un mariage. Mais Joseph. on le sait, était un être secret, renfermé et surtout distant.

Monsieur Lacasse en glissa un mot au père Gendron. Ils verraient tous les deux à ce que quelque chose se passe. Et cela se passa.

Élisabeth reçut la visite du père de Joseph par un soir de juillet. Il prenait les devants. Par la suite, du bout du rang, cet espèce de grand galet dont le charme résidait sans doute dans son attitude de jeune homme déglingué, mal habile à parler de lui et de ce qu’il aimait, prenant son courage à deux mains et l’habitude de venir la courtiser trois soirs par semaine. Ça devint sérieux lorsque les visites tombèrent le samedi.

Élisabeth ne connaissait rien aux amourachements comme le disait sa mère mais elle laissait, souvent aidait le grand Joseph à faire sa cour. Péniblement au début, jusqu’à la grande demande faite à la fin de l’automne avec promesse de mariage pour l’hiver.

Se marier en hiver n’était pas coutume mais au rythme lent avec lequel les choses se déroulaient, c’est Élisabeth qui proposa de publier les bans. Son père y vit plus d’inconvénients que d’avantages, mais il fallait bien que la vie continue. De plus, le fils Lacasse lui apparaissait un bon parti, son père lui assurant certainement un avenir acceptable.

C’est Élisabeth qui confectionna les atours que chacun porterait pour la noce et mit une attention particulière à sa robe. En effet, et cela surprit un peu tout le monde, il y avait un peu de bleu dans les reflets chatoyants du tissu qu’elle avait choisi. Léger mais des yeux aguerris pouvaient très bien le déceler. À cette époque, les jeunes filles se mariaient en blanc, symbole de leur virginité. Lorsqu’on dérogeait un tant soit peu à la couleur traditionnelle, il fallait s’interroger.

La fille Gendron aurait-elle eu des rencontres intimes avec son galant avant le grand jour? Ou bien, puisque la cérémonie allait se dérouler en hiver, fallait-il marquer l’événement d’une petite teinte, en fait une touche colorée? On connaissait ses goûts pour la couture.

Le matin du grand jour, un soleil magnifique luisait dans une totale absence de nuages. Le Bon Dieu était de leur bord, se dirent les sceptiques.

Monsieur Lacasse insista pour que les cloches de l’église résonnent toute la journée. Élisabeth les entendit alors qu’elle achevait de s’habiller à l’étage, seule avec sa mère qui, c’était d’accoutumance à cette époque, lui donna les premiers et derniers conseils d’une mère à sa fille.

- Élisabeth, les hommes ont des façons de faire auxquelles tu devras t’habituer. Le Bon Dieu leur a donné l’instrument qui fait naître les enfants. Tu n’as qu’à laisser faire sans te poser de questions et tout ira bien. Comme toutes les autres, tu es faite pour recevoir ton mari et ensuite porter les petits que le Ciel voudra bien te donner. La première fois, c’est un peu douloureux mais après ça ira tout seul. Ne le refuse pas car ça serait offenser la Sainte Famille. Si quelque chose ne fonctionne pas, tu pourras toujours en parler à Monsieur le Curé. Il va savoir comment te guider.

Élisabeth sortit de la maison au bras de son père. Une brise si légère lui chatouilla le visage qu’un instant elle fut heureuse.

… à suivre …

1 commentaire:

Anonyme a dit...

puis-je te faire part de ce post
dédié au 1er Mai ?
Je t'ai découvert il y a quelque temps et je t'ai noté parmi mes links.
Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons,
il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d'autres boiront pleines
ccux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines
ceux qui ne savent pas ce qu'il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait
ceux qu'on n'endort pas chez le dentiste
ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail ceux qui n'en ont pas
ceux qui en cherchent ceux qui n'en cherchent pas
ceux qui donnent à boire aux chevaux
ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui l'hiver se chauffent dans les églises
ceux que le suisse énvoie se chauffer dehors
ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre ceux qui voyagent sous les roues ceux qui regardent la Seine couler
ceux qu'on engage, qu'on remercie, qu'on augmente, qu'on diminue,
qu'on manipule, qu'on fouille, qu'on assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux qu'on fait sortir des rangs au hasard et qu'on fusille
ceux qu'on fait défiler devant l'Arc
ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui n'ont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce qu'ils travaillent le lin
ceux qui n'ont pas l'eau courante
ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l'épingle
ceux qui crèvent d'ennui le dimanche après-midi parce qu'ils voient venir le lundi
et le mardi, et le mercedi, et le jeudi, et le vendredi
et le samedi
et le dimanche après-midi.
d’après Jacques Prévert
“Tentative de description d’un diner de tetes à Paris- France”.

puis-je te faire part de ce post
dédié au 1er Mai ?
Je t'ai découvert il y a quelque temps et je t'ai noté parmi mes links. Amicalement Franca
http://demimosas.splinder.com

Publier un texte de quelqu'un d'important pour soi est un geste d'admiration, oui, mais aussi un mouvement vers lui dans lequel ...