samedi 18 février 2006

Le quatre-vingt-treizième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Monsieur Épelgiag fut précieux lors des travaux de reconstruction du village de l’Anse-au-Griffon. Entreprise à la fin de février, elle dura tout l’hiver 1955 pour s’achever tard à l’automne de la même année. Un chantier surnommé «
le griffonnage » beaucoup à cause des plans dessinés sur du papier blanc, à l’œil et surtout parce que celui-ci passait à l’autre les premiers jets qu’il corrigeait selon ses talents les remettant par la suite à un troisième qui ajoutait ou retranchait ceci ou cela. Ce qui tarda le plus, on s’en doute bien, furent les grands travaux de la voirie dont l’aqueduc de même que les branchements électriques. Personne ne s’en formalisait, tous étant habitués à des lenteurs et à des ralentissements dans les lenteurs à répondre aux besoins de cette population. On ne se doutait pas encore que les autorités allaient être si proactives alors que le projet du parc Forillon naîtrait, charriant avec lui toutes les souffrances, toutes les humiliations de l’expropriation.

Émile n’eut aucune difficulté à faire accepter l’idée de prioriser la construction de son magasin général, ce qui faciliterait les approvisionnements évitant ainsi les voyagements entre le village et Rivière-au-Renard. D’aucun ne porta attention à la localisation des maisons : depuis cette époque, les chicanes de piquets de clôture n’existent plus dans ce petit village de la côte gaspésienne. Tous avaient dépassé ces tracasseries inutiles.

Le père mik’maw, on en parle encore quelques générations plus tard, possédait une énergie incroyable. Très tôt le matin à la besogne, il ne s’arrêtait que tard le soir. Sans parler. Il travaillait. Son acharnement stimulait l’enthousiasme. Ses coups portaient : aucune perte, sachant utiliser ce qui restait de bois, de clous pour mieux fignoler à gauche ou à droite. Dire à quel point c’était solide, c’est dire l’étendue de sa participation.

Son fils Paq’sima lui servait d’apprenti. Le jeune garçon ne souhaitait pas fréquenter la classe de mademoiselle Ève, les travaux manuels répondaient à son besoin d’apprentissage. N’eut été de la résistance de madame Aldège, les deux jumelles A’selik et Lestel seraient entrées plus tôt à l’école. La paroisse fit comprendre à la dame de Sainte-Anne la stérilité de sa résistance et son obstination inutile.

Le chantier allait bon train. Le froid de cette année-là, tout doucement recula après avoir piétiné quelques semaines. Puis vint le printemps. Les vents d’avril permirent de vérifier la solidité des travaux. Mai, dans une douceur que l’on se souhaitait, répondit aux attentes et permit même d’espérer qu’au milieu de l’été, certaines gens puissent entrer dans leur nouvelle demeure. Pour la grande majorité toutefois, cela se produisit autour du mois de novembre. Certains quittèrent leur lieu d’accueil qui, de provisoire au début, devint pour toute cette période un lieu d’attache. Des liens solides comme des cordages de bateau, noués et tressés à même la solidarité humaine, restèrent imprimer dans le cœur de ces gens. Combien de fois vit-on des enfants se tromper de maison et revenir là où ils s’installèrent au lendemain de l’incendie! Il n’est pas exagéré de croire que depuis ce malheur, la fraternité et l’accueil sont imprimés dans l’âme de ce village gaspésien. On se mêle encore aujourd’hui entre « chez-vous » et « chez-nous »; pour plusieurs ce ne sont que des mots différents signifiant une même réalité.

Ce fut grand-père, le premier, qui fut témoin du départ de la famille mik’maw. Fin novembre. Quelques jours après la fin de la chasse. L’habitation avait disparu. Aucune trace ne persistait du passage de la famille Épelgiag à l’orée de la forêt. Il y avait bien encore les pierres du bivouac. Un baril de chêne abandonné. Autrement, le vide.

Il ne savait pas quels mots, de sa langue ou de celle de Paq’sima, pouvaient mieux dire ce qu’il ressentait. Ça se situait quelque part entre le concret et l’abstrait. Là où c’est tellement difficile d’entrer.

Grand-père, immobile dans ce lieu, sa deuxième école, s’attardait en cueillant des lambeaux de temps qu’il transformerait en souvenirs déposés dans sa mémoire.

- Atiu (Adieu).

Il retourna au village.

Ta’n tujiw plamu getu’ siga’lat amujpas tmg toqjua’t sipug.
-Pour frayer un saumon doit d’abord remonter la rivière.-


Fin… Gaqa’lati…


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