lundi 1 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) -23-


À mi-chemin entre chez Daniel et le village des Saints-Innocents, Abigaelle cherchait à mettre de l’ordre dans les observations amassées à la suite de ce déjeuner du dimanche en compagnie des deux familles vivant en périphérie du village, lorsque, subitement, une camionnette frôla la Westfalia orange, s’arrêta et fit demi-tour pour se braquer derrière elle.

Un déclic se fit en elle reliant l'incidence aux mots qu’on lui avait lancés comme un avertissement à la prudence, paroles adressées simultanément par Daniel et Don, qui d’une bribe à l’autre s'appuyait sur la crainte qu’ils partageaient tous deux au sujet des intentions sournoises de Benoît Saint-Gelais à son égard.

La camionnette bleue roulant derrière elle en devenait la mise en scène. N’hésitant pas, Abigaelle bloqua les freins, descendit de la mini-van et se dirigea d’un pas assuré vers l’importun qui alluma les phares de la camionnette bleue.

 - Tu me veux quoi, cria-t-elle d’une voix expédiente.

La porte côté chauffeur ne s’ouvrit pas, la fenêtre, de quelques centimètres.

- Que tu te mêles de tes affaires. Arrête de hurler partout toutes sortes d’affaires au sujet de la maison que tu loues à Champigny.

Le regard de l’enseignante fut attiré sur sa droite ; un véhicule s’approchait qu’elle  reconnut comme étant celui de Don. Ce bref instant d'inattention permit au chauffeur de la camionnette bleue de déguerpir faisant tourner ses pneus qui projetèrent de la poussière dans l’espace ; quelques cailloux effleurèrent Abigaelle qui rejoint Don. 

- Il t’a agressée ?
- Non. Menacée. Il m’a dit de cesser de répandre de mauvais mots au sujet de la maison où je vis.
- Faut en parler à Daniel. Je m’en occupe et te fais savoir ce qu’il en pense.
- Merci Don.
- Tu as eu peur ?
- Pas du tout, ce genre de personne c’est un peu comme les chiens qui jappent mais ne mordent pas.
- Faut quand même faire attention.
- Tu as raison, mais on finira bien par lui passer une laisse au cou, un jour

Don s'éloigna retrouvant Chelle assise au milieu du siège avant du véhicule qui envoyait de grands saluts de la main à son éducatrice alors qu’Aazhanie, son poupon dans les bras, souriait.

Adossée à la mini-van, Abigaelle reprit son souffle regrettant de ne pouvoir fumer une cigarette au tabac noir de Herman. Songeuse, le regard voyageait sur les champs de chaque côté de la route de terre, puis revenait sans n'avoir vu autre chose que des grands champs de chaque côté de la route.

Elle avait bien remarqué le visage de la petite Gabrielle présentant les traits de la trisomie 21. Également, celui d’Aazhanie ne cessant de voyager entre Jésabelle et les deux inséparables que sont Benjamin et Chelle. Et ce moment de béatitude lorsque Benjamin, debout devant les deux mamans, demanda l’attention car il souhaitait offrir un poème. Sans aucun doute il ne savait pas que DEVANT DEUX PORTRAITS DE MA MÈRE du poète Émile Nelligan allait rejoindre autant son enseignante. 

De sa voix de six ans, il déclama :

Ma mère, que je l’aime en ce portait ancien,
Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien !

Ma mère que voici n’est plus du tout la même ;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;
Elle a perdu l’éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.
 
Aujourd’hui je compare, et j’en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d’or, brouillard dense au couchant des années.

Mais, mystère de coeur qui ne peut s’éclairer !
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ?
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ?

 

                      


L’enfant de six ans, droit devant sa mère, droit devant la mère de Chelle, savait-il, déjà, que Jésabelle n’allait pas bien depuis l’arrivée de Nathanaël, que la soeur de sa meilleure amie exigerait des soins particuliers sur une longue période de sa vie, que les nouveaux venus, sans le savoir, sans l’avoir prémédité, modifiaient en profondeur la vie de leur famille ?
 
Abigaelle s’interrogeait sur le développement de ses deux élèves, à l’école, oui, certainement, mais aussi dans leur milieu familial et par répercussion sur leur vie sociale. 

Pouvait-elle se douter qu’un jour, dans moins de quinze ans en fait, elle assisterait à la tragédie qui emportera Benjamin qu’elle considérait presque comme un fils ? Tragédie suivie, peu de temps après, du drame qui engloutira Chelle dont elle reconnaissait plusieurs éléments  semblables à son propre caractère.

Abigaelle questionnait les transformations qu'apportent  la naissance de la vie dont il est si difficile d'en prévoir l’étendue. Maintenant, aujourd’hui même, autour d’une table en compagnie de gens particulièrement unis dans leurs différences, solidaires dans leur exclusion de la part d'une société marquée par un patriarcat omniprésent et un matriarcat subjacent, elle, l'étrangère, réalisait combien rapidement elle avait saisi l’urgence pour son peuple d'adoption de marcher vers son émancipation sociale, mais politique d’abord. 

L'idée de révolution inscrite dans son coeur sert d'oxygène à son cerveau, l’incite à s'inscrire dans toutes les luttes justes, à participer aux actions qui en découlent.
 
Ses parents lui donnèrent l’exemple parfait de la pénible coexistence entre la fixation au passé, le refus même de l'idée du changement et un avenir difficile à installer. Le centre est trop souvent l’empreinte de l’immobilisme, du compromis qui n’est que stérile neutralité. 

Dès son arrivée au pays, elle sut que ce nouveau terrain allait la pousser à réagir, à agir tout de go par et dans l’action. Herman Delage, à une certaine distance, en aura été un témoin important. Abigaelle ne pouvait plus chercher à enterrer ce passé si proche alors qu’un nouvel ennemi venait de dévoiler son visage. La battante, la guerrière allait-elle remonter au front ?

 

                                                    *****


Une note manuscrite avait été laissée sur la porte d’entrée de sa maison. Abigaelle, l'ayant lue, ouvrit et se dirigea vers le téléphone pour y composer le numéro de son messager, monsieur Champigny. Son propriétaire répondit dès le premier coup de sonnerie.

- Je suis là dans quelques minutes. Merci, je ne bois pas de café.



Si Nathan avait su... (Partie 2) -23-

À mi-chemin entre chez Daniel et le village des Saints-Innocents, Abigaelle cherchait à mettre de l’ordre dans les observations amassées à l...