jeudi 16 mars 2023

O T I U M 03.23

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Malheureusement, il m'a été impossible de poster la photo accompagnant l'otium de Claire en raison des droits qui les protégent.
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                              Promenade d’un dimanche

Cette semaine plus que les autres, Antoine est heureux de s’adonner à sa promenade dominicale : il y a du printemps dans l’air ! Le ciel éclate d’un bleu résolu, les oiseaux piaillent joyeusement dans les branches chargées de gras bourgeons, le soleil contient une promesse de chaleur.  

Marchant dans les rues de son circuit traditionnel, le jeune homme a les sens particulièrement ouverts et en alerte, stimulés par la claire lumière du jour. Son regard avide ratisse large. Il se pose sur la végétation naissante des parterres, il lorgne par les fenêtres sans rideaux, il glisse sur les visages des clients assis aux terrasses des cafés.

Quand il aperçoit l’étal extérieur de la fleuriste et la porte de son commerce entrouverte, il y pénètre spontanément. Il a toujours aimé l’atmosphère qui règne dans ces lieux, l’odeur d’humus et le parfum doucement sucré des fleurs, leur gracilité, la variété des couleurs de leurs pétales, le vert réconfortant des plantes d’intérieur.

Mais ce matin, une fois sa vue ajustée à la clarté ambiante, son attention est immédiatement attirée par la délicate silhouette de la jeune fille dans sa veste rouge-orangée, ses longs cheveux couleur de blé négligemment relevés, son regard bleu empreint d’une certaine tristesse, à cause des cernes - peut-être - qui dessinent une ombre sur ses joues.

Devant le réfrigérateur des fleurs coupées, celle-ci s’entretient avec la commerçante. Son doigt pointe vers les tulipes et les femmes semblent chercher un accord sur une couleur. Finalement, les fleurs blanches remportent la faveur de l’acheteuse. Antoine se demande à qui est destiné ce bouquet printanier. Il reste mystifié par la vision de cette femme et l’envie lui prend de prolonger son envoûtement.

Aussi, décide-t-il de sortir de la boutique, de se tenir à l’écart de la porte, déterminé à suivre en catimini la femme au chandail couleur de braises. L’idée de poursuivre son chemin au gré des pas de cette inconnue l’excite.

Elle émerge bientôt, la gerbe de tulipes fraîches au bras, son petit sac blanc suspendu à l’épaule gauche. Antoine lui laisse gagner un peu de distance et il lui emboîte le pas. Elle marche à un rythme indolent en empruntant des rues de moins en moins achalandées, qui le détourne de son parcours courant. Il se demande où elle se dirige. Va-t-elle livrer son offrande ? Et à qui peut bien être destiné le bouquet non enveloppé : un amoureux, un parent âgé, une amie en fête, un voisin malade ? Tout absorbé par ses scénarios, il oublie de tenir sa prudente cadence.

L’étrangère se retourne de façon impromptue, plonge son regard dans le sien :

Oui…interroge-t-elle ?

Pris de cours, et se sentant en faute, celui que l’on pourrait qualifier de pourchasseur se confond en excuses et bredouille un semblant d’explications.  

Pourquoi ne prenons-nous pas le temps de nous asseoir, suggère-t-elle, pour couper court au mal-être du jeune homme. Je connais un petit parc à deux pas d’ici.

Ils s’y rendent en silence et choisissent une banquette sous un érable dont les bourgeons rouges vin sont sur le point d’éclater. Maintenant assis au flanc de la femme aux tulipes blanches, Antoine est frappé par la profonde lassitude qu’expriment les traits de son délicat visage.

Je termine une semaine cauchemardesque, laissa-t-elle échapper, comme si enfin elle s’autorisait à délester un très lourd fardeau.

Par son attitude bienveillante, le jeune homme l’encourage à poursuivre.

Sept jours de malheur, continue-t-elle, soutenue par le regard sympathisant d’Antoine. D’abord lundi, un renvoi aussi sauvage que brutal d’un emploi de plus de douze ans dans les technologies des communications. C’est un affront violent et lâche. Renvoyée sur-le-champ, sans explications, sans remerciements, sans au-revoir. Un affront, oui, qui a fait éclater mon cœur de colère…

Il apprécie le choix de ses mots. Mais il se retient de dire quoique ce soit, choisissant le silence pour lui laisser le loisir d’exprimer ce que son corps semble avoir accumulé.  

Mardi, un appel du CHSLD où ma mère est placée depuis que son esprit s’est embrumé. On m’annonce qu’elle a été victime d’un incident cardiovasculaire et qu’elle est inconsciente. Je me rends sur place. Aucun contact possible. J’aurais besoin de m’épancher sur mon sort auprès d’elle, mais je vois bien que c’est impossible et de toute façon trop tard. J’essaie d’en prendre soin du mieux que je peux, je lui passe de l’eau fraîche sur le visage, je la découvre et je remarque horrifiée d’importantes plaies de lit. Nouvel élan de colère, cette fois envers le personnel négligeant.

La femme aux blonds cheveux jette un furtif regard à son voisin de banc, hésitant à poursuivre, mais ce dernier se montre toujours soutenant.

Mercredi, démarches par Internet pour trouver des solutions aux problèmes financiers qui m’attendent puisque les revenus ne rentrent plus. L’incroyable se produit. Mon ordinateur semble être saisi à distance et je tombe dans le piège d’une absurde arnaque orchestrée par des gens aux intentions malveillantes.  Je vous passe les détails, mais je suis dans tous mes états : j’ai la peur panique d’avoir été dépouillée de mon identité…

Ses joues ont rougi et le bouquet posé sur ses cuisses s’est relâché.  Elle regarde Antoine, cherchant dans son regard un quelconque signe de jugement dont il n’y a finalement aucune trace. Elle enchaîne.

Jeudi, la pression de la colère refoulée et le stress explosent à la maison. Résultat, l’homme avec qui je partage les lieux décide d’aller prendre l’air quelques jours. Je me sens totalement déroutée, plombée par un terrible sentiment de trahison et d’isolement. Je pleure et j’étouffe.

Une larme perle sur la frange de ses cils.

Vendredi, l’appel redouté survient. Ma mère a été victime d’une nouvelle crise et elle est morte au petit matin. Perdre le deuxième parent, c’est se sentir projeté dans l’univers glacé sans lien de rattachement à quoique ce soit. C’est absolument noir et absolument vertigineux.

La jeune fille, tout en rassemblant distraitement le bouquet épars, fixe le sol, perdue dans son cosmos dépeuplé.  

Samedi, je suis recroquevillée en boule dans ma douillette, je n’ai pas dormi de la nuit, je suis incapable de me lever. J’ai la nausée. Je suis envahie de sombres pensées. Je me sens pétrifiée dans un univers hostile. J’ai peur de mon état. Je suis incapable d’appeler à l’aide.  Je m’enfonce dans le temps interminable de la journée. Au soir, je me dis que ça ne peut durer, il me faut renverser la vapeur, trouver une issue, une lueur…a crack where’s the light gets in.  Je finis par tomber dans la somnolence en me faisant la promesse que demain, je me lèverai, je sortirai et j’irai chercher des fleurs…en reconnaissance du premier signe enfin favorable.   

Esquissant un sourire, elle se tourne vers Antoine et lui tend le bouquet :

Ces tulipes, elles sont pour vous ! 

Claire, mars 2023


                                                            * * * * * 

                                               Furtive connaissance

                             

Le congé de Pâques s’annonce agréable à Paris. Nous sommes à la Gare du Nord et une jeune femme s’apprête à prendre le RER B en direction de Roissy. Où va-t-elle? Comment s’appelle-t-elle? Qu’y a-t-il dans son sac à dos?

Un peu plus loin, un touriste canadien attend également de prendre le train; bien que le quai de la gare soit bondé, il aperçoit non loin de lui cette jeune femme, seule, à la chevelure abondante et ondoyante. Il ne saurait dire son âge, mais a le sentiment qu’il pourrait être son père. Il la voit entrer dans le wagon d’un pas décidé, se demandant bien vers quelle station elle se dirigeait, espérant sans doute la croiser et la féliciter pour sa chevelure, un attribut féminin qui l’a toujours fasciné.

Ce touriste n’en est pas un vraiment. En fait, c’est un universitaire qui profite du congé pascal lors de son séjour à Paris comme professeur invité à l’Université Paris VIII-Vincennes (mais sise maintenant en Seine-Saint-Denis) pour aller à Tunis rejoindre ses collègues québécois. Ces derniers l’ont invité pour le présenter au recteur de l’université El Manar qui souhaiterait lui offrir le statut d'associé dans son domaine du travail social, une discipline en émergence en Afrique du Nord.

Notre professeur en est à son premier séjour en Afrique, un continent lui rappelant la misère des enfants pour qui son école primaire l’incitait à  donner quelques sous pour les soulager de la famine. Il n’est bien sûr plus habité par ces préjugés condescendants d’Occidental, mais l’Afrique est pour lui source de fascination et  a très hâte d’en fouler le sol.

En arrivant à la station du RER donnant accès à l’aéroport de Roissy, c’est avec surprise et une certaine joie qu’il croise à nouveau cette jeune femme dont la chevelure fait l’objet d’un certain fantasme. Par simple bienséance, il ne l’aborde évidemment pas, se contentant de la regarder et de lui sourire.




Il se dirige vers le comptoir de Tunisair. Ayant déjà son billet et voyageant léger, il se dirige aussitôt vers la zone d’embarquement. Plongé dans sa lecture de l’édition quotidienne du journal Le Monde, il ne remarque pas que la jeune dame est aussi parmi les passagers à destination de Tunis. Comme il fait partie des premiers passagers à être invités à monter à bord, il se hâte de s’avancer et de montrer passeport et carte d’embarquement sans regarder autour de lui. Il arrive rapidement à son siège côté hublot et s’installe confortablement.

Il n’eut pas aussitôt boucler sa ceinture que le hasard lui offre une autre belle surprise. En effet, c’est cette même jeune fille  qui sera sa voisine de voyage. Comme son sac à dos semble lourd, il lui offre de l’insérer dans le coffre au-dessus du siège, stratégie pour faire un premier contact. Elle accepte avec un sourire un peu retenu. Avant de lui remettre son sac, elle en retire deux livres qu’elle compte lire durant le trajet. Par galanterie, il lui demande si elle souhaitait échanger de place pour qu’elle puisse profiter du hublot.

Oh! c’est trop gentil; j’accepte avec joie. Il y a si longtemps que je ne suis pas rentrée au pays et j’aime voir Tunis vue du ciel.

Il apprend ainsi qu’elle est Tunisienne et, compte tenu de son âge qui sans doute est le double du sien, il ose lui demander son prénom en la vouvoyant comme s’il s’agissait d’une de ses étudiantes.

Mon nom est Maryam, le nom de Marie mère de Jésus dans le Coran; mon père anticipait peut-être que j’irais un jour étudier à Paris chez les chrétiens, répondit-elle avec un petit sourire narquois.

Il apprend que Maryam profite du congé de la fête chrétienne de Pâques pour aller visiter ses parents à Tunis. Elle voyage léger elle aussi, lui disant qu’elle apporte dans son sac à dos, en plus de ses effets personnels, trois livres : un exemplaire du Coran, cadeau de son père, un livre d’introduction à la physique quantique, et son journal intime qu’elle écrit en anglais, une langue que personne ne peut lire dans sa famille. Elle ne compte rester à Tunis que durant ces quelques jours, car ses cours de doctorat  en génie physique nucléaire doivent reprendre dès le mardi suivant.

C’est donc avec stupeur que notre bon professeur remarque que cette jeune musulmane, non seulement ne porte de voile offrant à chacun le bonheur d’admirer sa belle chevelure, mais qu’en plus elle une grande scientifique, préparant son doctorat en génie nucléaire afin de développer cette technologie dans les hôpitaux tunisiens. Quel beau paradoxe de voir cette jeune doctorante tenir entre ses mains un exemplaire du saint Coran et un manuel de physique quantique. Elle lui apprend qu’au contraire cela va de soi, la culture arabe ayant toujours participé au développement de la science.

Notre professeur canadien profite de l’heure et demie du vol Paris-Tunis pour échanger avec Maryam comme deux collègues universitaires, lui avouant qu’il souhaiterait  beaucoup se faire offrir par l’Université El Manar le statut de professeur associé, brûlant du  désir de connaître un peu plus la culture de l’Afrique du Nord.

Au moment où l’équipage annonce leur arrivée à Tunis, Maryam remercie son compagnon de voyage canadien pour ce bon moment passé ensemble, en lui précisant par ailleurs :

Quand nous arriverons dans le hall des arrivées, veuillez s’il vous plaît, vous tenir un peu éloigné de moi; ce sont mes frères qui viennent me prendre à l’aéroport, et il ne faudrait surtout pas que votre présence à mes côtés crée une confusion dans leur esprit.

Ce message était sa première leçon de la culture arabe, via les relations homme/femme. En reprenant son sac à dos, Maryam y prend un large foulard et l’enroule autour de sa tête, cachant ainsi sa belle chevelure que le Canadien n’a pas osé complimenter.

Bienvenue en Afrique du Nord, professeur Bergeron!

 

Pierre, mars 2023


* * * * * 

Les ailes d’elle

   

Si elle s’appelle Gabrielle

                        Raphaëlle

un sac bleu voile ses ailes

et je suis...  derrière elle

 

Seule sur le quai de gare

                  surveillant un train-phare

 dans l’immobile tintamarre

Elle s’appelle Camille

          Pernille

derrière elle, une ville

 

 Elle attend comme on attend lorsqu’on attend

                            dans les veines du vif-argent

                                                             et muette à tous ces gens                             

                                     Elle s’appelle sûrement

                                                                                            Laurence

                                                          Florence

 

J’attends comme lorsqu’on espère

enfoui sous ma cloche de verre

incrédule visionnaire

 

Le vent charrie ses odeurs salines

elle s’appelle Aline

Jeanine

Quand se retournera-t-elle ?

Lorsque se détacheront ses ailes

 

 

Il est des présences qui vous hantent

en temps réel

surtout dans les gares

                                                                                          celles de l’est, celles de l'ouest

                                                                                là  vous n’y posez les pieds

                                                                           que l’espace entre partir

                                                                         d’ici pour là-bas, ailleurs,

                                                                   là , par inadvertance

 

une Gabrielle...une Raphaëlle... une Camille... une Pernille...

une Laurence... une Florence...une Aline... une Jeanine... 

 

                                que vous suiviez de dos

                        jamais ne se retournera...     


Jean mars'23                

 


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