mercredi 12 octobre 2005

Le dix-neuvième saut de crapaud


…la suite…

Des nuages, Clémence n’aurait pas su dire de quelle couleur ils étaient. De formes aussi différentes qu’il y avait de place dans un ciel les accueillant froidement, tout comme si après avoir été invités, on les laissait sur le balcon. S’étirant, s’entrechoquant, partant avec furie se cacher derrière les montagnes, ils revenaient penauds s’excuser puis fuyaient maladroitement vers la mer semblable à un étang duquel les crapauds en sortiraient épuisés. Les oiseaux traçaient des huit dans l’air. Tous avaient remarqué qu’ils ne faisaient pas de nid. Sur des piquets de clôtures devenus leurs perchoirs, dans une immobilité incertaine ils attendaient une pluie qui n’arrivait pas à tomber. Le temps pesant écrasait les heures lentes à transpercer le jour.

Clémence traversa la route qui allait la mener vers le petit bois. Son pas a l’allure de ceux qui hésitent à se faire voir mais souhaitent qu’on les interpelle. C’est calme autour de chez Philip. Est-il là? La verra-t-il dans sa démarche ralentie? Et que lui dira-t-elle si jamais il sortait de cette maison silencieuse? Son cœur oubliait les alentours, se concentrant sur les fenêtres de la framboise saumonée.

- T’es revenue chercher ton bocal? retentit derrière Clémence une voix douce et puissante.
- Mon petit thé doit être flétri maintenant, répondit-elle, retenant maladroitement une nervosité emmêlée dans la gêne.
- Tout se fane tellement vite.

Philip apparut, grand comme à l’habitude, moins que dans ses rêves. Elle ne pouvait rien contre ses rêvasseries devenues songes habitant ses nuits depuis le premier jour de leur première rencontre. Elle le dévisageait comme pour imprimer en elle les réels pourtours de sa tête fière et impassible. Le vert de ses yeux lui revenait maintenant. Les mains et les bras, comme des épinettes. Et surtout, cette impression que rien ne l’affectait, le rejoignait. Comme s’il savait que la peur, la crainte jamais ne pourraient prendre racine en lui. Autant de sérénité installée chez une même personne, était-ce possible?

- Tu l’as bu? osa-t-elle afin de briser un tant soit peu la distance entre eux.
- Comment le prépares-tu?
- En infusion, avec une eau bouillante. C’est tout.
- C’est tout?
- Oui, répondit-elle, certaine que voilà la bonne manière de faire, que de toute façon il ne pouvait y en avoir d’autres.
- Préparer du thé, celui que tu cueilles, commande un grand respect. Celui que tu dois à la nature. On l’oublie parfois.
- Que veux-tu dire?

Philip la regardait avec des yeux tristes, sembla-t-il à Clémence qui n’avait jamais pris le temps de s’interroger sur la façon de faire le thé. Que ce soit celui acheté par sa mère chez le marchand provenant de pays étrangers et chauds ou encore le petit thé qu’elle allait cueillir dans les boisés de la région, cela restait du thé.

- Quelle merveille lorsque l’eau qui bout rencontre les feuilles de thé! Il y a là une communion. On doit se préparer. L’accueillir car on assiste à la création de quelque chose de nouveau. Ce n’est plus de l’eau, ce n’est plus un végétal qui craque dans nos doigts, c’est autre chose. Entre les deux, par les deux.

Clémence, toute sa vie, sans jamais avoir tout à fait réfléchi à la transformation des feuilles de thé au contact d’une eau bouillante, préparait le thé tout en faisant autre chose. Comme on le lui avait enseigné. Pas de miracle ou d’alchimie, un thé reste un thé. Allait-il lui dire qu’en plus il ne faut pas jeter les feuilles qui stagnent dans la tasse une fois qu’on l’ait bu? Y lire quelque chose? Comme ces charlatans dont on se moque mais que l’on écoute d’une oreille attentive. Philip serait-il un hâbleur bourré d’orviétan cherchant quelques incrédules afin de leur emplir la tête d’idées folles?

- Un thé ça ne sera toujours qu’un thé, enchaîna-t-elle, comme pour l’assurer qu’elle suivait la conversation.
- Tu as raison. On a raison, toujours, quand les choses sont comme nous les voyons. Mais on interroge notre raison quand on s’aperçoit qu’elles ne sont plus comme nous les voyons. Alors on essaie de se les expliquer avec nos vieux mots, nos vieilles pensées, nos histoires reçues. Parfois ça marche. Parfois ça ne fonctionne pas.
- Veux-tu me dire qu’ailleurs, dans ton pays du nord par exemple, on fait le thé différemment?
- Ailleurs c’est ici pour ceux qui n’y sont pas. Il n’y a pas d’ailleurs. Il n’y a que des ici qu’on ne connaît pas encore. C’est comme pour tes feuilles de thé. Elles étaient ailleurs et là elles sont ici. Elles ont fait du chemin. C’est le chemin qui est important.

Clémence ne savait plus trop que penser. Elle recevait les paroles du géant Philip comme une gorgée d’un liquide dont elle ne connaissait pas le goût, mais qu’elle aimait. Elle buvait ce qu’il disait, doucement, respirant légèrement la petite fumée qui s’en dégageait pour s’enfuir au contact de son souffle.

- Merci pour mon bocal. Je dois rentrer maintenant.

Elle reprit le chemin, la route ne sachant trop si entre ici et l’ailleurs qui l’attendait, ils seraient les mêmes.

…à suivre…

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