lundi 10 novembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) -19

 


Ce rendez-vous, Don en précisait la date - le samedi 1er mai, le lieu - le rivage de la rivière Croche et l’heure - entre chien et loup, passa de Herman Delage à Benoît Saint-Gelais qui y répondit avec empressement.  
 
Le père de Chelle se donnait encore du temps à la suite de l’arrivée de Gabrielle, sa deuxième fille, accompagnant Aanzhanie toujours en couches et particulièrement occupée par un bébé qui exigeait beaucoup. Elle aurait souhaité que Jésabelle vienne la visiter, mais comme elle-même se relevait de l’accouchement de Nathanaël, les nouvelles et les informations transitaient par Benjamin et Chelle que ce soit dans le bus scolaire ou à mi-chemin dans le boisé entre les deux maisons.
 
 
- Tu en as mis du temps avant de me revenir ?
- Ce que je fais de mon temps ne te regarde pas.
- Ce qui me regarde c’est la dette de ton frère. Delage t’en a parlé.
- De bien d’autres choses aussi qui m’ont incité à fouiller un peu plus loin que cette histoire d’argent.
- T’as pas affaire à ça, seulement me remettre mon dû. Point final.
 
Benoît recula de quelques pas, plissa les yeux, ces yeux qui crèvent de méchanceté, aussi dangereux qu’une arme, à l’exception d’un arc tendu. Dans sa tête voyagent mille et une images que le lieu lui rappelle, alors que la présence d’un autre autochtone, plus déterminé que le premier avec lequel il eut affaire, l’obligera à mieux braquer ses coups.
 
Le clapotis de la rivière dans ce début de soirée, rivière qui risqua de déborder lorsque, au tout début du printemps, les glaces craquèrent, installait entre deux hommes distants de quelques mètres une mise en scène surréaliste. 

Quel sujet allait aborder Don sachant très bien que le frère de la directrice de l’école primaire n’avait pour but que de lui faire cracher de l’argent ? Ce qu’il allait lui apprendre à l’instant le fustigerait, à tout le moins le placerait dans une position inconfortable. L’information ne s'est pas encore ébruitée à l’effet que la compagnie de téléphone Bell avait branché les deux clients des rangs sans entretien toute l’année durant, de sorte que depuis quelques jours  la maison de Don ainsi que celle de Daniel avaient accès à une ligne téléphonique. Privée, en plus.
 
- J’ai parlé à Gord.
- Il est venu ici ?
- Par téléphone. C’est commode le téléphone.
- Mais…
- Mais oui, les sauvages et les rejets ont maintenant droit à la communication comme tous les villageois des Saints-Innocents.
- Ton frère est un menteur, il t’a certainement dit que…
- Ce qu’il m’a dit demeure entre lui et moi, mais pour ce qui est de toi, je réalise que le menteur n’est pas celui que tu nommes..
- Écoute-moi bien le sauvage…
- Mon nom est Don.
- … tu vas me remettre les 100 piastres qu’il me doit…
- Sinon ?
- … tu verras ce qui va t’arriver.
 
L’échange s’envenimait. Don avait frappé au bon endroit, au bon moment. Benoît baissait les yeux. Fit deux pas d’un côté, puis de l’autre, à la recherche d’un angle d’attaque lui permettant de prendre le dessus. Il crut bon jouer la comédie, espérant amadouer le garde-forestier, les pieds bien plantés au sol, nullement impressionné par ses menaces.
 
- C’est pas moi ni ton frère qui avons tué le curé.
- Pourquoi me parles-tu de Monsieur le curé?
- Tu as dit que tu savais d’autres choses.
- Oui, Herman Delage m’a renseigné sur certaines situations dans lesquelles tu pourrais être impliqué. L’agression contre son père, en premier lieu.
- Le père Delage devait m’employer chez Steinberg, mais il a changé d’idée à la dernière minute. Ça m’a choqué.
- Au point de lui servir une raclée.
- Il exagère le vieux. Deux taloches derrière la tête ça fait pas mourir personne.
- Mais une bonne raclée le pourrait. À coups de barre de fer, en plus. Dans son magasin. La caisse vidée de plus de 300$. Il doit être traité pour plusieurs commotions cérébrales. Chanceux qu’il n’ait pas porté plainte, tu as sans aucun doute un bon protecteur quelque part.
- On n’avait pas de preuves contre moi. C’est tout. Mais je peux te dire que mon peut-être protecteur n’est plus de ce monde. Son cœur a lâché dans le cimetière sans doute de peur lorsqu’il a aperçu l’ours. Le vieux curé… Le vieux curé, c’est vrai qu’il m’a sorti de quelques fâcheuses affaires, mais il a été bien payé pour ça. Delage t’a sans doute raconté toute l’histoire.  
- Ne devait-il pas te proposer de partir vers la Manicouagan ? Pas très emballant pour un paresseux tel que toi.
 
L’étendue des informations que possédaient Don ramena Benoît à une réalité qui semblait maintenant le rejoindre, mais Don ne voulait pas que l’histoire du curé racontée par Herman Delage revienne à ses oreilles. Il établissait certains liens entre cet événement et ceux que Gord, son frère, plongé dans le dossier des pensionnats, de ces jeunes enfants autochtones enlevés à leur famille, internés - le mot est juste - dans des institutions majoritairement catholiques, afin, semble-t-il, de les éduquer, dossier qu’il forait accompagné du grand étudiant en géographie de l’Université de Montréal, lui faisant découvrir des horreurs dont personne ne souhaitait entendre parler, encore moins en parler.
 
Ce qui se passait dans l’église du village des Saints-Innocents, dans la sacristie, devant le maître-autel dont Gord avait été l’unique témoin oculaire, occasionna chez les deux frères ojis-cris un choc davantage culturel qu’un scandale. Les mœurs, ça s’installe on ne sait trop comment et d’où cela vient, on ne s’en soucie guère d'ailleurs, mais ça se perpétue pour devenir une pratique liée à la tradition. Il est possible que dans des sociétés peu nombreuses, isolées, là où les rôles sociaux sont  à peu près définis et qu’un certain atavisme règne, on en arrive à se dire que la transmission des us et coutumes, eh bien c’est ainsi, on n’a pas à les remettre en doute ou les modifier.
 
La relation entre le curé et Benoît ne l’intéressait aucunement, toutefois la violence qu'il dirigea contre le propriétaire du supermarché du village, cela l’incitait à plus d'attention. En usait-il contre les animaux de la forêt ? Contre ses parents ? Sa sœur ? Lui qui a la menace facile, fait-il régner un régime de terreur dans son environnement à tel point qu’il se met à l’abri de toutes représailles ?
 
Herman avait ouvert une autre porte devant Don qui le rendit perplexe, l'amenait à tout le moins à demeurer vigilant :  Abigaelle pourrait être une cible pour le chauffeur de la camionnette bleue. Pour quelle raison ? Aucune idée. 
 
Don dévisageait un jeune homme dont la vie ne ressemblait en aucun point à tout ce qui se vit dans le village des Saints-Innocents. Rien dans ce visage lui permettait de prévoir la suite des choses.

- On n’a pas fini de se croiser, garde-forestier de mes deux. 

Benoît déguerpit à la vitesse d’un coyote sentant venir un mouvement inhabituel.
    
                                     

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