Une atmosphère singulière se dégage de l’environnement autour duquel la maison que la famille ojie-crie habite depuis deux générations, à la suite de leur déménagement vers ce village sans que personne ne puisse, encore maintenant, en déterminer ou en expliquer les raisons profondes. Une maison placardée de cèdre et de bouleau blanc qu’annuellement on nettoie et récure ; solide dans sa structure, identique à celle construite par grand-père Gordon dans la réserve sur laquelle la famille vivait, réserve ojie-crie sur les rives de la rivière Missinaibi dans le nord-est de l’Ontario. Sur le terrain s’élève un tipi fabriqué avec l’écorce de bouleau, cet arbre que Benjamin surnomme «l’arbre blanc».
Gordon a choisi cette région en raison, entre autres, de l’affluence d’érables qui lui permet de perpétuer une tradition ojie-crie, celle de l'acériculture. Celui que l’on surnomme «l’ancêtre» dans la famille est un homme craint par les villageois. Comme il ne parle pas français, que l’ojibwé, les contacts avec les gens du village sont occasionnels. Il laisse à son fils Don le soin de communiquer avec eux, lui qui manifeste une aisance spectaculaire pour l'apprentissage des langues étrangères ainsi qu'une pédagogie fort efficace pour les transmettre.
Le décès du patriarche Gordon fit scandale au village des Saint-Innocents. Plusieurs mois passèrent avant que l’on sache que son corps avait été incinéré sur l’emplacement où vit la famille ojie-crie. Le curé avait réuni les marguilliers dont la majorité forme aussi le conseil municipal, afin de prendre une décision, à savoir si l’on devait aviser les autorités judiciaires sur ce qu’ils appelaient un outrage au cadavre. Le maire avait ajouté - sans vérification au préalable - qu’il craignait le même sacrifice, c’est le terme qu’il employa, lorsque l’ancêtre féminine mourrait, ce qui, toujours selon lui, n’allait pas tarder. Finalement une omerta fut proclamée, on n’allait pas ameuter la région et les administrations sur une situation qui risquait davantage de perturber le village qu’autre chose, surtout qu’on devait continuer à vivre avec des membres de deux générations subséquentes, celle de Don et l’autre fils Gord. De toute cette affaire, ce que l’on sut sans rassurer la population mais au moins l’amener à accepter que cette tribu - il y avait une note de sarcasme dans cette expression - pouvait s’organiser avec ses affaires, c’est que les contacts entre eux et la réserve vivant maintenant tout près de Sault-Sainte-Marie, en Ontario, s’avéraient plus fréquents qu’on pouvait l’imaginer. C’est ainsi que Don rencontra celle qui deviendrait son épouse, tout comme ce fut également le cas pour Gord qui y demeura. D’elle-même la rumeur de consanguinité s’étouffa.
Du groupe familial ojibwé, seul Don fréquenta l’école. En fait, vers l’âge de 20 ans, il reçut de son père l’incitation à se mêler davantage à la population et pour ce faire, s’inscrire à ce qu’on nomme «l’école des adultes» lui paraissait une bonne voie à suivre. Sa facilité à apprendre les langues lui permit en très peu de temps de maîtriser suffisamment le français et de s’intéresser au métier d’inspecteur des terres et forêts, un emploi qu’il pratique toujours.
- Benjamin, tu vas rencontrer une amie qui entre aussi à la maternelle à la fin août.
Le fils, quelque peu timide, s’approcha vers le magnifique chien-loup qui s’assoyait devant lui. Leur regard se rejoignit un peu comme s’ils se connaissaient depuis des lunes. L’épouse de Don, une grande jeune femme aux cheveux noirs voltigeant dans ce vent si particulier lorsqu’il resquille entre les arbres lui dit : Ne crains rien, il n’est pas méchant. Chelle, tu viens rencontrer ton prochain ami de maternelle ?
La fillette aux cheveux aussi noirs que ceux de sa mère, aux yeux d’un brun luisant, trottinant vers les nouveaux arrivés, regardait Benjamin d’un regard pénétrant qui redoublait sa beauté naïve. Bonjour ! Tu aimes mon chien?
Pour une des premières rencontres avec un enfant de son âge, Benjamin, faisant passer ses livres d’un bras à l’autre, ne se sentit absolument pas embarrassé. Le mien s’appelle Walden, dit-il, flattant le chien-loup dont la douceur l’émerveillait. Nous, c’est une femelle que nous surnommons Ojibwée. C’est le nom de notre langue maternelle.
- Ma belle-mère se repose actuellement, mais je suis certaine qu’elle se fera un plaisir de vous revoir. Si elle peut lire ta grossesse, tu dois t’attendre à ne recevoir que la vérité. Elle ne raconte que ce qu’elle voit et ressent. N’invente rien.
- C’est la raison pour laquelle nous nous arrêtons aujourd’hui. Mon amie sage-femme prévoit que ça sera un deuxième garçon qui naîtra en avril prochain. Mais ce que je veux entendre de ta belle-mère ça regarde surtout l’aspect spirituel.
- Laissons-là se reposer. Je vais préparer une limonade, il fait si chaud.
- Je t’accompagne.
Nous voici en présence de trois duos, celui des femmes qui entrent dans la maison, de deux enfants se dirigeant vers le tipi et qu’un chien-loup chaperonne, finalement deux hommes accoudés sur la camionnette.
- Tu y tiens à tes livres ? Benjamin les plaça sur les genoux de la fillette qui, surprise, le fixant, ne semblait trop comment réagir. On n’a pas beaucoup de livres chez nous. On parle plus qu’on lit. Quand on lit, c’est ma grand-mère qui le dit, c’est les paroles des autres, leurs pensées, pas les nôtres.
- Moi, je lis beaucoup et cela depuis plusieurs lunes, enchaîna Benjamin.
- Tu comptes le temps en lunes?
Benjamin ne sembla pas bien saisir les propos de Chelle, mais remarqua que le chien-loup soutenait le regard de la fillette comme si ces derniers mots lui disaient quelque chose.
- Chez les membres de ma famille, la lune est très importante. Elle nous aide à suivre le temps.
- Moi aussi je suis ami avec la lune. Je lui donne un nom, «perle fabuleuse».
- Comme c’est beau. Ça ressemble à bien des mots que ma grand-mère dit. Des fois, je ne la comprends pas, mais c’est beau ce qu’elle dit.
- Je vais l’aimer ta grand-mère, surtout si elle aime la lune comme moi.
Un certain silence s’installa entre les deux enfants, Chelle feuilletant chacun des bouquins que son nouvel ami lui avait prêtés. Lui, il caressait la chienne avec affection.
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