mercredi 20 novembre 2024

Si Nathan avait su (12)


Émile NELLIGAN


La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjamin à l’école du village, mais auparavant la famille quitta la maison du bout du rang pour se rendre à la grande ville: visite auprès de la sage-femme qui assista la maman lors de son premier accouchement et le fera pour le suivant; magasinage dans une bouquinerie pour renouveler la bibliothèque familiale y ajoutant quelques livres de nouveaux poètes tel que souhaité par leur fils. Un fils qui se faisait très discret par rapport à la nouvelle situation, celle qui allait lui donner un frère ou une soeur. La sage-femme le confirmerait tout en dessinant la carte du ciel et ses influences pour  les naissances d’avril prochain.
 
Lorsque la camionnette de la famille traversa le village, nombreux furent les regards qui suivaient sa route, cherchant à apercevoir ce garçon que personne n’avait vu jusqu’à maintenant; était-il à bord? La rumeur qu’il allait fréquenter l’école primaire en surprit plus d’un, sans pour autant modifier d’un iota la mauvaise opinion entretenue sur cette famille atypique.
 
Daniel avait également prévu un arrêt chez leurs amis Ojis-Cris, persuadé qu’il était que l’ancêtre vivant avec eux porterait sur son épouse un regard clairvoyant, sur son fils, y lire ce que le ciel préparait pour lui. Cette très vieille personne au visage à la fois ridé et éblouissant vous transperçait de son regard que sa famille définissait comme une couleur pénétrante, celle qui s’étend dans la forêt, s’y attarde, parfois y demeure. Daniel ne pouvait retenir son nom, trop difficile à prononcer parce qu’incrusté dans la langue ojibwée, langue qu’elle protégeait, lui servant de bouclier contre des attaques qui, avec le temps, se font maintenant plus rares et qu'elle continuait à enseigner à ses petits-enfants.
 
À bord de la camionnette, le père de Benjamin l’avait invité à observer tout ce qui traversera son champ de vision.
 
- Comment on observe, lui avait-il demandé avec toute la naïveté d’un enfant de cinq ans.
- Tu dois utiliser tes sens afin d’imprimer dans ta tête ce qui se déroule devant toi. Tes yeux pour demander ce qu’il y a derrière ou autour des sujets et des objets, qu’ils se meuvent ou pas. Tes oreilles pour entendre, pour écouter et mieux déceler ce que les sons et les bruits te révèlent. La mémoire est comme le sac à dos que nous t’avons procuré pour ton entrée à l’école, il faut la remplir du plus de choses possibles, que tu ne les comprennes ou non. Les odeurs, ça c’est très important. Les images vues peuvent se ressembler, les sons aussi, mais les odeurs sont uniques. La première chose que j’ai faite lorsque tu es né, avant même de couper le cordon qui te reliait à Jésabelle, a été de te sentir. Benjamin devenait unique dans l’univers. Applique-toi à sentir, cela te permettra plus tard de ressentir, pas sentir une autre fois, non, je veux dire sentir ce que ta mémoire a emmagasiné, ce qu’elle a retenu de ce qu’elle a déposé à l’intérieur de toi.
- C’est difficile d’observer avec tout ce que tu dis, enchaîna le fils qui ne cessait de fixer son père des yeux.
- Difficile ? Non. Oui, si tu mets trop de filtres à tes sens. Tu dois, si tu veux vraiment observer la réalité, éviter de juger ce que tu examines, laisser les couleurs être ce qu’elles sont, même chose pour les résonances et recevoir les odeurs comme autant de parties uniques de l’univers. Pour observer, il faut éviter les échos qui se sont attardé un instant sur des murs avant de répandre leur propre compréhension des choses. Les échos  sont des parasites qui cherchent à obstruer ton observation.
 
Le lunatique garçon retourna son regard à travers la fenêtre de la camionnette qui arrivait dans la grande ville. Une révélation pour Benjamin. Le bruit assourdissant contrastait avec les sons de la forêt et des musiques l’entourant jour et nuit, sans jamais l’effrayer. Les couleurs qu'il jugea fades et peu parlantes, certaines dégradées entre gris et noir. Plusieurs odeurs répugnaient à son odorat, si différentes des effluves de son environnement, mais pour éviter de porter un jugement trop rapide, il leur donnait des noms afin de mieux les conserver dans sa mémoire. Et le rythme autour de lui, sans l’affoler, n’offrait aucune ressemblance avec quoi que ce soit de connu. Entré chez la sage-femme, il sentit l’atmosphère changer, devenir plus calme, plus à sa ressemblance.
 
- Ce garçon évolue bien, dit Angelle, déjà grand pour ses cinq ans, des yeux couleur de l’écorce des arbres, ces cheveux touffus, on croirait reconnaître Émile Nelligan.
- C’est qui celui que tu viens de nommer ?
- Nelligan, répondit la sage-femme, surprise par la répartie spontanée de Benjamin, un grand poète.
- Crois-tu qu’il connaît Alain Grandbois ?
 
Angelle prit un pas de recul, examinant ce garçon qui, à un si jeune âge, pouvait lui citer le nom d’un poète qu’elle identifiait difficilement. Il reprit la parole, citant une partie d’un poème déjà lu à sa lune :
 
« Parmi tous et toutes ou seul avec soi-même
  Nous lèverons nos bras dans des appels durs
Comme les astres
  Ce mortel instant d’une fuyante éternité. »
 
Les parents de Benjamin et la sage-femme furent éblouis par le ton qu’il employa pour réciter ce bout de poème, autant que par l’impression d’une respectueuse  affinité se dégageant de sa compréhension de tous les mots qu’il articulait dans un mouvement passionné.
 
- Je ne sais pas si Nelligan a connu cet Alain Grandbois que tu récites avec tant d’affection, mais tu découvriras ce jeune homme tout à fait remarquable à travers le livre que je vais t’offrir.
- Tu me donnes un livre de poésie ?
- Avec plaisir et je souhaite que lors de l’arrivée de ton frère ou ta soeur, tu me lises quelques-uns des poèmes que tu auras aimés.
 
Benjamin regardait la sage-femme, transfiguré par cette offre. Un nouveau poète à découvrir, cela le ravissait. Il s’approcha d’Angelle, le recueil en mains, lui demanda s’il aura un frère ou une soeur. Nous verrons ça tout de suite après que j’aie examiné ta maman.
 
Les deux femmes se dirigèrent vers une salle au fond de l’appartement empli d’une musique enveloppante, alors que le père et le fils s’installèrent au salon entièrement décoré de couleurs rappelant à Daniel son époque hippie.
 
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lundi 18 novembre 2024

Des mots pour notre temps




Mots pour notre temps


    Ceux et celles qui suivent LE CRAPAUD depuis assez longtemps savent que pour lui, il est essentiel de lire crayon à la main. Cela ressemble au pêcheur qui, en silence sur la grève ou dans sa barque, devant la beauté des eaux, à la recherche d’une prise qui le rendra heureux et reconnaissant tout à la fois, voit s'agiter devant lui mille et uns grouillements, des coups de vague, des éclaboussures de jets d’eau et puis, tout à coup, se révèle quelque chose comme un miracle, une illumination. LE CRAPAUD lit le plus attentivement possible et lorsque quelque chose comme un miracle, une phrase, une idée, un mot, une phrase, un magnifique jet poétique, il s’arrête pour le transcrire dans son cahier de lecture.
 
En cette époque de bouleversements actuels ou à venir, LE CRAPAUD vous offre ces «mots pour notre temps».
 
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.  … les prétendues bonnes ou grandes causes politiques et religieuses ne sont prétextes à détruire choses et gens : ce qui importe, c’est l’acte de destruction. Les êtres humains sont des boules d’énergie, des blocs d’acétone incarné, et rien n’enflamme mieux l’énergie que de l’exciter à détruire, tant est ardue la création, tant elle réclame d’intelligence et d’imagination. Mais l’homme étant créature d’esprit autant que de nerf et de muscle, il faut fabriquer une cause au nom de quoi justifier la destruction. La destruction, dont, en ces temps où j’écris ceci, la meilleure forme d’expression est le terrorisme, trouve en vérité sa seule raison d’être en elle-même; mais le simulacre du patriotisme religieux ou séculier lui fournit une apparence d’agent créateur.
                                            Anthony BURGESS
 
. L’humanité, comme une armée en campagne, avance à la vitesse du plus lent.
                                            Gabriel GARCIA MARQUEZ
 
. Pour diminuer nos fautes passées, nous nous efforçons de croire qu’elles étaient fatales. Nous nous persuadons que nous avons lutté par scrupule, par générosité et par égoïsme, alors que nous savions dès le premier instant qu’il n’y avait rien à faire, que la tentation était trop forte, et la partie perdue d’avance. Et pourtant, si nous sommes honnêtes, si nous évoquons ces instants, parfois si brefs, hélas! dans leurs détails tragiques, nous nous rappelons que nous étions alors libres, libres de choisir entre le sacrifice d’un plaisir et le sacrifice d’un devoir : et le remords que nous éprouvons aujourd’hui n’est que la certitude d’avoir été libres alors.
                                            Mario SOLDATI
 
. Il existe des centaines de milliers d’univers, les myriades de segments les plus divers d’une société dont le degré de civilisation se mesure au nombre de contradictions qu’elle comporte. Ces univers sont séparés, inconnus les uns des autres, indifférents les uns aux autres. Mais quelque chose les unit, le seul lien commun qui tisse cette carte inimaginable, cette toile arachnéenne aussi bien nationale que mondiale et que domine la peur, comme l’espoir. Tous sont soudés par la puissance de ce qui a révolutionné les mœurs : l’image, et sa transmission immédiate.

Les gens, c’était tout le monde et c’était n’importe qui. Souvent, ils ne savaient plus très bien où ils en étaient, les gens. On leur expliquait que la banquise arctique fondait, que les ours polaires allaient mourir, que des inondations géantes feraient disparaître des îles, puis des villes et peut-être des continents, et que le poumon d’oxygène du monde continuerait d’être déforesté, que l’asphyxie les gagnerait tous un jour, et sinon eux, du moins leurs enfants ou leurs petits-enfants, ou leur arrière-petits-enfants. Et pourtant, ils continuaient d’aimer, construire, inventer, créer, soigner, rechercher, enseigner, lutter.

Les gens, on leur expliquait que l’économie du monde basculait, que les séismes et les tsunamis, les cyclones et les éruptions volcaniques, les marées noires et les fuites des centrales nucléaires, les massacres et les génocides, tout cela n’était rien par rapport à ce qui pouvait encore leur arriver. On leur prédisait des années de privations et de crises, et ils comprenaient qu’ils n’étaient pas à l’abri d’aucune guerre, d’aucun geste fou d’un dictateur fou, à l’abri d’aucune catastrophe mondiale qui remettrait en question la trame même de leur vie quotidienne. Et pourtant, ils ne l’acceptaient pas, et, s’ils ne se révoltaient pas encore, ils opposaient à la noirceur des choses la force de la vie.

Tous enfants de la même algue bleue, tous issus de l’universelle et commune cellule ancestrale, ils suivaient l’évolution, le phénomène dont personne ne connaissait l’ultime bout de course – s’il devait jamais y en avoir un. Ils avaient intégré la notion de l’imminence de l’impossible. Ils vivaient dans l’âge de l’instantanéisme, l’immédiateté universelle, l’accélération des événements réels. Le chaos. Personne ne pouvait plus leur proposer le point fixe dont avait parlé Pascal. Et pourtant, ils se soumettaient à la grande loi de la nature comme à un mouvement perpétuel, ils continuaient. Ils n’avaient pas d’autre choix. Il faudrait bien qu’ils s’adaptent, les gens, ils l’avaient toujours fait.

Les gens de gauche disaient : Les choses sont intolérables.
Les gens de droite disaient : Les choses sont inévitables.
Les sages disaient : Les choses sont ce qu’elles sont.

Churchill disait : L’optimiste est quelqu’un qui voit une chance derrière chaque calamité.
                                            Philippe LABRO
 
. On fait l’idiot pour plaire aux idiots; ensuite, on devient idiot sans s’en apercevoir.
                                            MONTHERLANT
 
L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant.
                                            René CHAR



vendredi 15 novembre 2024

Parfois... mon âme

 


                                                                                                        parfois


Parfois
mon âme se met à écrire sans aide, toute seule et sans appui  
ce qu’elle barbouille sur papier émeri
maladroitement, de sa plume d’aile aux pointes calcinées
chatouille mes pensées fugaces par ses mots corrodés    
 
ce qu’elle écrit, d’abord elle l’a vu
ressenti peut-être au plus proche de ses rêves biscornus
qui s’effilochent plus loin que les espaces inconnus 
puis franchis entre mille silences, quelques chuchotis
et on ne sait trop combien de tohus-bohus        
 
parfois
je décode le tout, ébaubi  
 
mon âme, lorsqu’elle s’écrit
des frissons s’ancrent là d’où surgirent ses mots
j’en écoute la musique aussi étrangère que chaotique
parfois 
si intime
cherchant à la traduire, je m’étourdis comme à regarder l’horizon inaccessible       et m’y perds tout autant       
     
d’un puits profond ce qui en jaillit
fait écho
lamentablement 
parfois
à des ouragans néfastes, assourdissants
que mes oreilles occultes taisent leurs changeantes pirouettes        
  
mon âme lorsqu’elle écrit,
s’écrit,
écrit à encre blanc
évitant qu’étouffe sous de nouveaux élans
la trace de ses vestiges fantômes
 
vers une lumière qui décline
si rapidement 
parfois
que même les mots ne se reconnaissent plus
ne retrouvent plus le lieu primitif
d’où ils jaillirent




mardi 12 novembre 2024

Si Nathan avait su (11)


- Pourquoi Jésa ? Dis-moi pourquoi ?
 
La mère et le fils, quand s’acharne le soleil à troubler les couleurs de la forêt - celle derrière leur maison au bout du rang - ils s’y aventurent accompagnés de leur fidèle compagnon Walden. Cet espace s’étend si loin aux yeux de Benjamin qui ne cesse de répéter « on va marcher jusqu’au bout du monde ».
 
Au début, alors que son fils se tenait à peine sur deux pieds, Jésabelle le transportait confortablement installé dans un porte-bébé - tikinagan - que Daniel s’était procuré chez une famille d’Oji-Cris installée dans les parages depuis très longtemps. Leurs ancêtres venus du Manitoba eurent beaucoup de difficultés à se faire accepter par les habitants du village. Sa femme devenue enceinte lui avait permis de se rendre chez cette famille avec qui il se reconnaissait certaines similitudes. Sans devenir intimes, un tissu affectif s’est graduellement tissé entre eux. Jésabelle adorait leur rendre visite et promit d’y revenir une fois le bébé arrivé - ce qu’elle fit d’ailleurs - Benjamin attaché dans le tikinagan.
 
Lorsque l’enfant fut capable de trottiner, main dans la main, mère et fils parcouraient de surprenantes distances, nouvelles à chacune de leurs randonnées. C’était l’heure des réflexions; elles fusaient à la vitesse de la lumière qui doucement déclinait. Un champignon au sol ou fixé à un arbre devenait un sujet à débattre entre eux. Un bruit, nouveau ou reconnu ? Selon les saisons, quelques petits fruits d’été à cueillir, comestibles ou non ? Le friselis des arbres se dépouillant de leurs feuilles. Une nouvelle piste animale sur la neige. Au printemps, le murmure du ruisseau servant de point de repère.
 
- Oui Benjamin, tu devras maintenant changer tes heures de sommeil.
- Qui va me remplacer la nuit auprès de la lune ?     Des larmes coulaient de ses yeux. Une modification aussi importante pour l’enfant devant bientôt adopter une nouvelle routine, celle qui incombe à ceux dont l’âge oblige à fréquenter l’école, métamorphose apparaissant à Benjamin telle une difficile épreuve.
 
Lui, déjà grand de taille pour ses cinq ans, voyageait avec une âme solitaire et lunatique. Toutes ses nuits, depuis la naissance, il les avait passées en compagnie de la lune qu’il surnommait « ma perle fabuleuse » en référence au poème d'Alain Grandbois, L’Étoile pourpre, dans lequel il est écrit :
 
                                            Qui veut embrasser dans sa joie
                                            Toutes les feuilles de la forêt
                                            Mon coeur était frais
                                            Comme la perle fabuleuse.
 
Toutes ses nuits appariées de manière fusionnelle.
 
- Nous ferons la pirouette tout doucement, une nuit à la fois.
- Pourquoi l’école ? Ton ami Thoreau dit que ce n’est pas nécessaire.    
   
Le sérieux de Benjamin ravissait sa mère, la plaçant toutefois devant une situation où elle craignait perdre toute cohérence. Il n’était surtout pas question pour elle d’apposer le blâme sur les épaules de Daniel et comme, depuis toujours, son fils recevait de ses parents l’absolue vérité, sans détours et sans ambages, Jésabelle le raisonna, imputant la cause au fait qu’à titre de parents ayant choisi de vivre en société, ils se devaient d’en assumer les répercussions.
 
Le fils ne la regardait plus déjà, ses yeux cherchant au-delà des branches touffues des arbres, à travers les nuages d’un juillet torride, il cherchait la lune à rejoindre, cette complice de ses nuits avec qui, installé sur le balcon à l’arrière de la maison, il partageait une large partie de sa vie. Devant l'évidence de ne plus l’apercevoir, bientôt, qu’une fraction de soirée, il se devrait d’élaborer un nouveau langage afin de cultiver leur lien.
 
- Je peux te demander quelque chose Jésa ?
- Vas-y.
- Les poèmes d'Alain Grandbois ne me suffisent plus. Les ai tous lus à ma «perle fabuleuse», il me faut maintenant de nouveaux poètes.
- Je comprends. Tu pourrais aussi écrire des poèmes, ça installerait un pont entre elle et toi. À lire s’ajouterait l’écrire.
 
C’est dans un profond silence que le retour vers la maison s’effectua. On serait porté à croire que chez l’une et chez l’autre, une rigoureuse réflexion les menait à creuser l’intérieur d’eux-mêmes pour y trouver des pistes permettant de mieux dompter ce que la rentrée scolaire modifierait inévitablement dans leur vie. Jésabelle, serrant la main de son fils, ne pouvait s’empêcher de croire qu’une vie nouvelle se pointerait le nez d’ici quelques semaines alors que son ventre prenait de plus en plus d’ampleur.
 
- C’est à mon tour de t'annoncer quelque chose Benjamin.   Le fiston s’arrêta net craignant ce que sa mère allait rajouter. Il la dévisageait comme rarement il se fit.
 - Oui Jésa, j’écoute.
- Je suis à faire un nouvel enfant.  
Leurs sourires se rejoignirent. Il sembla que cette révélation adoucissait l'autre, celle qui avait installé entre eux un malaise difficile à cacher.
 
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 Il existe une norme dans cette maison qui, en saison torride, s’emplit de chaleur parfois suffocante et d’une humidité furtivement campée, l’habitude de laisser courir un petit vent sourcilleux traînant avec lui des odeurs provenant du jardin fleuri et du potager sauvage; coutume devenue un rite quotidien. Les autres périodes de l'année n’y échappent pas non plus, Daniel répétant sans cesse qu'aérer une demeure c’est permettre aux énergies bienfaisantes d’y entrer, celles qui sont du carburant nourrissant le bonheur et chassant les mauvais esprits. Il copiait, disait-il, les mots appris chez leurs amis Ojis-Cris. Une autre, aussi cardinale, celle de se réunir autour de la table de cuisine pour manger ensemble. Déjà Benjamin avait choisi sa place, celle qui donnait sur une large fenêtre d’où profile la terrasse à l’arrière de la maison, là où après le repas du soir, la marche dans la courte forêt, il nichait pour la nuit. Sa mère, dès sa naissance, l’y plaça pour qu’il puisse respirer l’air pur de ce calme environnement. Elle l’allaitait, le berçait, le massait sous cet abri que Daniel avait construit, leur permettant d’y demeurer tout le jour et toute la nuit sans qu’aucune intempérie ne puisse les gêner. Né quelques jours avant le début du printemps, leur fils aura passé à l'extérieur la majorité des cinq premières années de sa vie. On entrait pour les repas puis on retournait dehors. Voici certainement l'explication au fait qu’il n’ait souffert d’aucune maladie, d’aucune complication de santé, que son teint soit toujours aussi bienséant, ce qui se reflétait sur son humeur éthérée et cette quiétude manifestée dans ses gestes, ses attitudes et ses paroles. Il adore écouter : la voix de ses parents lui sont un confortable refuge; la musique choisie par sa mère variant selon les différentes heures du jour et de la nuit, musique qui l’incite à une forme de méditation hospitalière; les sons diversifiés de l’environnement autant végétal qu’animal; les caprices du vent, sans oublier la voix des poètes.
 
Benjamin, c’est l’image pastiche de son père Daniel. Mêmes yeux, même chevelure ébouriffée, même démarche oscillant entre indolence et assurance.
 
Benjamin, c’est la copie conforme du caractère de sa mère Jésabelle. Même sensibilité à fleur de peau, même compassion pour tout ce qui l’entoure, même douceur d’âme.
 
Cet enfant est entré dans le monde par une porte grande ouverte, dans un monde aérien et lunaire, un monde débarrassé des croûtes incongrues qui enfermaient ses parents jusqu’au moment où, faisant éclater de vieux concepts, adoptant de nouvelles valeurs, ils décidèrent que la vie valait mieux que tous les oukases, ordres et codes qui leur avaient été martelés dans le cerveau. Benjamin allait vivre librement, respectueux de lui-même ainsi que de tout environnement dans lequel ou lesquels il évoluerait. Et il parlerait, même si c’était en silence. Après tout la lune ne répondait jamais à ses babillages, aux poèmes qu’il lui lisait avec le net sentiment que tout lui parvenait quand même.
 
Daniel, assis sur les marches de la terrasse derrière la maison du bout du rang, les attendait. Écoutant la musique de Borodin, il leur sourit lorsqu’ils franchirent cet arche broussailleux séparant la maison de la forêt.


Walden

samedi 9 novembre 2024

Un peu de politique à saveur batracienne... (Billet 17)

 



Ça y est, les résultats sont maintenant à peu près complets autant pour la Chambre des représentants, le Sénat qu'à la Maison Blanche. Tous convergent dans la même direction, soit une victoire du Parti Républicain.

Le CRAPAUD avait prévu celle de la candidate démocrate à la Présidence des USA, mais les américains lui ont préféré l'ancien 45e devenu le nouveau 47e. 

- (Je rappelle ici  la décision éditoriale du CRAPAUD, à savoir qu'il n'écrit et n'écrira plus les nom et prénom du candidat républicain même s'il est affublé du titre de Président des USA et cela dans tous les billets qu'il publiera sur son blogue.)

Déjà, à travers le monde, politiques, journalistes, analystes, commentateurs et j'en passe, épluchent les scores obtenus par chacune des parties en lice, cherchant à en tirer des conclusions ou à projeter ce que seront les USA à la suite de ce que plusieurs nomment comme un moment charnière de l'histoire américaine.

Tout a été dit voire répété au sujet des candidats en présence, les informations vraies ou fausses passées au crible par leurs partisans qui ne se sont pas enfargés dans la recherche de la vérité, encore moins de l'objectivité. Plus rien à y ajouter. La cour est pleine. Alors... quel est le post- mortem qu'en fait le CRAPAUD ?

Première réflexion : il devait être autour de 02h30 mercredi dernier (6 novembre 2024), le Président désigné achevait ses 30 minutes de discours quand je me suis rappelé un titre de film « Le déclin de l'empire américain». Je crois sincèremnt que nous voici entrés dans la phase finale pour cette dynastie qui, avouons-le, n'aura pas été de très haut niveau. Un pays cherchant par tous les moyens à exporter, en l'imposant, un modèle de vie unique proclamant qu'il est la seule et vraie manière de vivre. L'histoire se souviendra d'un empire assoiffé de profits en tout genre, comme celui qui aura installé la discordre, l'égoïsme et la cupidité un peu partout dans le monde. Un phagocyte unaniment reconnu par la sagesse universelle. Si l'on définit le Président désigné comme étant un être égoïste, imbu de lui-même, infaillible autant qu'imprévisible, raciste, sexiste, n'hésitant pas à user du mensonge et de flagornerie afin de parvenir non pas à la victoire mais à ne jamais perdre, il n'y a aucune surprise à ce que l'américain moyen l'ait choisi (pour une seconde fois) pour remplir la plus haute responsabilité politique du pays. Il s'agit sans aucun doute du personnage le mieux habilité pour achever cette descente inévitable d'une civilisation que les prochaines générations jugeront sévèrement.

Deuxième réflexion : elle m'est venue plus tard dans la journée, porteuse de plus de questions que de réponses. Si la fin justifie les moyens, si l'adversaire se définit comme un ennemi à abattre, si propager des mensonges et des fourberies ne sont finalement que des moyens pour attirer l'attention, allons-y alors et amusons la foule. Parce que les américains se bidonnent aux pitreries de leur ancien et nouveau général en chef des forces armées, de l'ancien et nouveau détenteur des codes nucléaires, convaincu que faire régner la peur sera un bouclier invincible.

(Il serait intéressant ici de relire DISCOURS DE LA SERVITUDE de La Boétie.)  

Combattre la peur en maximisant le discours sur la sécurité devenue depuis le 11 septembre 2001 la hantise de ce géant aux pieds d'argile que sont les USA. La campagne électorale du Parti républicain s'est orchestrée autour du thème de la peur, cette émotion universelle et primordiale, ancrée dans notre psyché. Elle joue un rôle dans la survie humaine en nous préparant à réagir face aux dangers potentiels. Pour actualiser cette manoeuvre, les stratèges républicains ont martelé tout au long de la campagne électorale des élucubrations inimaginables, quasi des prodromes, sur les effets néfastes de l'immigration illégale omettant de signaler que le fameux mur du 45e président n'a finalement obtenu que très peu de résultats. On a manipulé les chiffres afin de convaincre la population que l'inflation perdurait alors qu'elle régresse. D'ailleurs, l'inflation est partie prenante du capitalisme et ne bénéficient qu'aux multinationales ainsi qu'aux multimillionnaires qui, vous l'avez certainement lu comme moi se sont engraissés d'environ 65 milliards de $ depuis l'annonce des résultats électoraux. J'achève cette réflexion en citant ces mots de Pearl Buck, empruntés à L'ANGE COMBATTANT, roman dans lequel cet ange n'est nul autre que son père Andrew.

« Dans l'émoi de cette vie nouvelle - cousins avec qui jouer, verger si souvent décrit à admirer, vaches et chevaux, prairies que rien ne limitait - comme je me sentis d'abord sans défense au milieu de ce jardin sans murs, mais quand je fus convaincue que ni bandits, ni voleurs ne nous menaçaient, comme je fus heureuse et libre ! »

Troisième réflexion : qu'en sera-t-il maintenant des concepts de démocratie, de justice et d'humanisme ? Une évidence se dégage quant à la perception du Président désigné au sujet de la justice qui ne serait juste seulement lorsqu'elle va dans le sens que lui a pointé du doigt, autrement il s'agit de complots dirigés contre sa personne, complots ourdis, évidemment, par les méchants et cruels apparatchiks règnant à Washington. Pour empêcher l'intrusion de la lucidité et de l'objectivité dans le processus judiciaire on répond par la nomination de marionnettes à la Cour suprême, pantins dont il active les fils. Cela ressemble tellement au gouvernement saïgonnais dirigé par Jean-Baptiste Ngô Đình Diệm (assassiné en 1963), fantoche au service des américains. Il ne faudrait absolument pas se surprendre si toutes les décisions légalement  prononcées à l'encontre des fauteurs de trouble lors de l'assaut du Capitole en janvier 2021 disparaissent, après tout ce sont des patriotes, entend-t-on de la part des responsables républicains. Il pourrait en être ainsi pour toutes les accusations (non fondées semble-t-il) pesant sur la tête du Président désigné. On apprend que les échéances au calendrier de l'affaire des fausses allégations de cet homme ont été annulées, présage de l'abandon de la cause. Ce n'est qu'un début.

La démocratie serait en péril chez nos voisins du sud. Malgré le fait que 4 années se soient écoulées depuis la divulgation des résultats de l'élection ayant mené à la victoire de Joe Biden, qu'aucune preuve n'ait été retenue soutenant que des allégations de malversation, de concussion ou de malhonnêteté de la part du Parti démocrate, le nouveau-ancien Président maintient encore et toujours que cette élection, eh bien on le lui a volée. Pour cet autocrate, la démocratie ne fonctionne correctement que lorsqu'elle lui sied bien. Sa riposte en cas de défaite lors de suffrage de 2024 était déjà publiée sur l'ex-Twitter, « si je perds c'est qu'on me l'a une autre fois volée et sera le présage d'une guerre civile.» Craignons un tel individu qui manipule à son gré l'idéal de la démocratie dont le symbole ultime demeure encore le droit de vote lors des élections.

Cela m'amène au dernier point de cette troisième réflexion, l'humanisme.
On croit en la démocratie comme système ; on s'appuie sur la justice comme principe moral ; qu'en est-il de l'humanisme, cette attitude philosophique qui place l'être humain comme valeur suprême. Un être multidimensionnel et universel n'appartenant qu'à une seule et unique race, la race humaine. Il faut, je crois, le saisir dans toutes ses différences, toutes ses ressemblances, ses croyances, et primordialement dans ses recherches d'absolu. Qu'on le veuille ou pas, l'être humain se reconnaît dans un autre être humain. Leurs mains sont faites pour se soutenir. Leurs coeurs, pour favoriser le partage. Leurs cerveaux, pour percevoir et le monde sensible, relatif ainsi que les grands mouvements agitant l'intérieur de l'âme. Avant tout, l'être humain aspire au bonheur, le sien et celui des siens, j'entends par là tous les autres êtres humains. L'Orient et l'Occident - de même que tous les «proche ou moyen» - ne sont pas des antipodes, ils sont des complémentaires. Après tout la Terre n'est-elle pas ovalement ronde pour que nous puissions, tous et chacun, se rejoindre au lever ou au coucher du soleil ? Nous fonctionnons sensiblement de la même manière, Jean-Jacques Rousseau l'énonce bien : « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. » L'humanisme aux USA a changé de nom, on le définit comme étant le «trumpisme» qui est loin d'être une attitude philosophique, mais plutôt une idéologie assise sur l'évangile du Projet 2025 (cf. Le CRAPAUD en date du 18 septembre dernier.

Il y a ... il y aurait encore tant à dire, à écrire sur ce 5 novembre 2024 qui  nous dévoile une réalité à assumer avec toute la vigilance possible.

Comme le disent si souvent les politiciens des USA : GOD BLESS AMERICA.

mercredi 6 novembre 2024

Projet entre nostalgie et fantaisie ... (9)

 


Derrière
 
des inconnus marchent se tenant par la main
inconscients des routes tortueuses
à leurs insouciantes semelles, l’innocence collée
derrière leurs yeux couleur de thé
un voile blanc, celui de l’introspection
 
des inconnus figés ne se tiennent plus la main
en quittant leurs souliers calcinés
derrière des images couleur d’été
ils ont perdu l’innocence d’hier

leur passage a un goût de rétrospection
sans mains ni pieds, des inconnus égarés
traversent les routes comme des âmes gelées
promenant des odeurs de café
 
un geste relâché
frivoles allures introjectées
derrière une croix tracée
 
21 mai 2009
Saut 281

 

 

 

 

 

il n’y a rien sur ce sentier vide
 
au bout du sentier
il n’y a rien
une ombre à peine fanée
un peu de poussière peut-être
soulevée par mille scorpions
rampant sous des cactus violets
 
aucune trace de pas sur ce sentier
des squelettes faméliques
camouflés dans le brouillard
déchiquettent quelques papiers noircis
 
en route vers les pôles ensoleillés
un vent d’est, bouche ouverte,
dévore les carcasses des poètes maudits
suit une ligne droite
au bout de laquelle il n’y aura rien
qu’une chevelure perdue dans la pénombre
déposant des morceaux de silence brûlés 
 
à chaque impossible pas
rien d’autre
que rien
 
12 juin 2009
Saut 285







lundi 4 novembre 2024

Un peu de politique à saveur batracienne... (Billet 16)






    À 24 heures de l'ouverture des urnes aux USA, voici les résultats des derniers sondages, la question de l'urne et la prédiction du Crapaud.

LES SONDAGES:

Depuis l'abdication de Joe Biden à titre de candidat démocrate à l'élection présidentielle aux USA, les grands sondeurs américains sont quasi unanimes: 50/50. Toutefois, à la veille du vote ça ressemble à ceci:

1.- Qc125.com  prévoit l'élection de Kamala Harrisavec 276 grands électeurs contre 262 pour le candidat républicain. Les probabilités de victoire sont à 54% pour Harris contre 45% pour le républicain.

2.-  Chez Prévisions consensuelles on penche aussi du côté des Démocrates.



La question de l’urne est bien entendu un calque de l’anglais, the ballott question. Ce calque est certes moins choquant ou agaçant que bien d’autres, mais c’est un calque quand même.

Si on s’éloigne un peu de l’anglais, il est facile d’exprimer cette notion en français idiomatique.

La question déterminante, la question décisive ou dominante, celle qui trottera dans la tête de l'électeur au moment où il déposera son « X » serait double, selon les analystes.

 1) L'immigration et 2) l'avortement. 


Avant d'y aller de la prédiction du CRAPAUD, voyons ce que «Le Prophète» Allan Lichtman - un professeur d'histoire (77 ans) qui présente une fiche de 100% de réussite depuis 1984. Il prévoit l'élection de Kamala Harris. Son système repose sur ce qu'il nomme «Les 13 clés pour la Maison Blanche» et ne tient absolument pas compte des sondages.

Il s'agit de 13 « vrai ou faux ». Si 6 clés ou plus sont fausses, le candidat du parti au pouvoir perdra. Si 5 clés ou moins sont fausses, le candidat du parti au pouvoir l'emportera. Il estime que 8 au moins des 13 clés sont « vraies », donc Harris sera la gagnante.

Pour les curieux, voici cette liste de clés.

Les 13 clés / la réponse du prof Lichtman

1. Le parti du président a gagné des sièges à la Chambre des représentants aux élections de mi-mandat : faux
2. Le président se présente à nouveau : faux
3. Le président a évité des primaires : vrai
4. Il y a un adversaire d’un tiers parti : faux (Robert F. Kennedy Jr. s’est retiré)
5. L’économie à court terme est forte : vrai
6. L’économie à long terme est aussi bonne que lors des deux derniers mandats : vrai
7. La Maison-Blanche a fait des changements majeurs dans les politiques nationales : vrai (lois sur les infrastructures, l’inflation, l’environnement, etc.)
8. Il n’y a pas de troubles sociaux soutenus pendant le mandat : vrai (malgré les manifestations propalestiniennes)
9. La Maison-Blanche n’est pas entachée par un scandale : vrai (il faut une reconnaissance bipartisane impliquant le président)
10. Le candidat du parti présidentiel est charismatique (d’un niveau unique dans une génération) : faux
11. L’opposant n’est pas charismatique : vrai

Les deux dernières demeurent ouvertes et n’ont pas d’impact vu les autres réponses

12. Le parti de la Maison-Blanche a subi un échec majeur en politique étrangère
13. Le parti de la Maison-Blanche a obtenu un succès en politique étrangère


LE CRAPAUD PRÉDIT QUE LE PROCHAIN PRÉSIDENT DES USA 

SERA UNE PRÉSIDENTE, 

KAMALA HARRIS.



jeudi 31 octobre 2024

Si Nathan avait su (10)

                                   


La pluie n’a cessé de s’abattre sur la région en ce juillet qui, jusque là, tangue entre canicule et vents violents. Daniel, le père de Benjamin, craignant pour les récoltes dans lesquelles il avait englouti le peu d’argent que ses parents lui laissèrent en héritage duquel - le notaire avait été très clair en lui dévoilant le contenu du testament, rien, absolument rien ne devait aller à leur bru avec qui ils ne réussirent jamais à s’entendre.
 
Le blé courbait sous l’orage, le maïs se pavanait de gauche à droite dans la pluie alors que les tournesols cherchaient désespérément le soleil  dérobé à leur regard alors que de continuelles décharges électriques cicatrisaient les nuages. Daniel, quittant la maison en ce matin de juillet, tenait absolument à demeurer proche de ses récoltes comme pour les rassurer, être en première ligne si par malheur quelque catastrophe survenait.
 
- Bonjour madame.
- Monsieur, ne restez pas sous la pluie, entrez.
- Merci. Je me présente, Raphaël Létourneau des services à l’enfance.
- Puis-je vous offrir une tisane ? La pluie a dû vous transir.
 
Jésabelle lui assigna une chaise autour de la table de cuisine et, faisant bouillir l’eau, le considérait à la dérobée.
 
- Vous possédez une bibliothèque impressionnante, dois-je en conclure que vous êtes une grande lectrice ?
- Nous sommes très attachés à ces livres, principalement les recueils de poèmes pour mon fils Benjamin.
- Puisque vous le nommez, permettez-moi de vous entretenir de la raison qui m’amène chez-vous aujourd’hui.
- Je vous écoute monsieur Raphaël.
- Sans que ce soit nommément une plainte, mon service a reçu de façon confidentielle des appels en lien avec la sécurité de votre garçon. Selon ce que nous en comprenons ça pourrait se résumer en quelques mots: on ne voit jamais cet enfant, on s’inquiète qu’il soit seul lorsque les parents quittent la maison, on s’interroge sur les conditions de sa socialisation puisqu’il semble ne jamais se trouver en contact avec d’autres enfants de son âge et, ici je vous avoue que ce point nous apparaît très peu important, le fait qu’il ne soit pas baptisé.
- Je vous sers la tisane.
 
Jésabelle, en aucun moment, ne manifesta quelque réaction que ce soit, encore moins l’intention d’interroger le représentant du service de la protection des enfants sur qui avait signalé ce qui apparaissait aux yeux de l’administration comme assez important pour qu’une démarche soit entreprise. Elle reprit sa place à la table, deux tasses fumantes devant eux, le regard dirigé droit dans les yeux de monsieur Létourneau.
 
- Je respecte les inquiétudes manifestées par votre service au point de vous déléguer pour nous rencontrer. D’abord je tiens à vous signaler que mon mari, le père de Benjamin, est actuellement à surveiller ses champs et qu’il endossera tout ce que je vous dirai souhaitant que cela puisse éclairer la situation.   Elle s’arrêta un instant, prit une gorgée de tisane. Son interlocuteur fit de même.
 
Dehors, la pluie se faisait plus colérique. Daniel, installé dans son camion, regardait ses champs, ceux qui furent à l’époque le lieu dans lequel les troupeaux de son père se prélassaient pour se nourrir et qui, à la suite de son décès, devinrent, sous son élan, de vastes étendues de céréales. La première année ne fut pas rentable, elle sera même classée, avec le temps, comme la pire de toutes. Daniel apprenait. Daniel découvrait que se lancer dans la nouveauté comporte des risques et que seule la certitude de faire le bon choix importe. Il demeurait sourd aux railleries de ceux qui, encore, se reposaient sur des habitudes séculaires et n’envisageaient aucunement d’y changer quoi que ce soit, même modifier un tant soit peu leur manière de faire, cela ne frôlait même pas l’esprit.
 
Il regardait ses champs, heureux, méditant sur la route parcourue. Sa famille se résumant à Jésabelle et Benjamin, prenait une très large part dans sa vie, du fait qu’entre sa femme et lui les choses étaient manifestes, franches. Elle voyait à l’éducation de leur fils, il s’occupait des terres qui bientôt allaient s’agrandir des projets qu’il entretenait. Serait-ce du sarrasin ? De l’avoine ? Il prisait l’idée d’enfouir au milieu de son champ réservé au maïs, quelques plants de marijuana que Jésabelle et lui continuaient à consommer régulièrement. On s’en doutait dans le village, mais une omerta s’installa pour éviter qu’une guerre n’éclate éclaboussant d’autres gens qui jouaient, aussi, sur la corde raide.
 
Sa femme ne l’avait pas mis au courant de la visite d’un représentant des services à l’enfance, s’en tenant ainsi au pacte conclu entre eux qui les obligeait à respecter chacun leur domaine de responsabilité.
 
- On ne peut, monsieur Létourneau, empêcher les gens de parler, mais votre visite me permet d’exposer les valeurs que cette famille souhaite inculquer à notre fils. D’abord, je vous informe que Benjamin a reçu tous les vaccins que la Santé publique exige de chaque enfant. Une infirmière de la ville d’où je viens, celle qui m’a accouchée il y a près de cinq ans, s’est fait un devoir professionnel de les lui inoculer. De plus, et c’est fort important pour Daniel, moins pour moi, notre fils sera inscrit à l’école maternelle du village et s’y rendra dès l’ouverture des classes en septembre prochain. Ici, nous avons deux façons de voir la scolarisation des enfants. Celle de mon mari, plus traditionnelle et je la respecte, alors que la mienne se base sur deux livres qui m’ont beaucoup marquée: LIBRES ENFANTS DE SUMMERHILL du psychanalyste A.S. Neil et UNE SOCIÉTÉ SANS ÉCOLE de Ivan Illich.
 
Jésabelle ne cessait de fixer cet homme qui découvrait avoir affaire à quelqu’un de structuré et surtout bien documenté.
 
- Vos références pour appuyer votre opinion sont solides.
- Qu’il ne soit pas baptisé est-ce une entrave à sa sécurité?
- La société dans laquelle nous vivons et sans doute celle dans laquelle il vivra ne s’est pas encore affranchi de cette certitude.
- Puisque vous évoquez, monsieur Létourneau, le concept de société, permettez-moi de vous dire que notre fils non baptisé, vivant un peu en retrait du village, dans un rang au bout duquel notre maison loge en solitaire, eh bien il se socialise avec les livres, partage ses moments libres lorsque nous quittons provisoirement la maison avec notre chien qui lui sert de compagnon et d’ami fidèle, celui que nous avons surnommé Walden en hommage à Henry David Thoreau. Sa sécurité ne me semble pas mise à l’épreuve dans de telles conditions. Qu’en pensez-vous ?
 
Les yeux interloqués, cherchant une réponse qui tiendrait la route sans dévier des politiques qu’il se doit de faire appliquer, le jeune homme encore humide de pluie scrutait le fond de la tasse dans laquelle refroidissait la tisane.
 
- Vous comprendrez, madame, on ne m’emploie pas afin de juger les gens ainsi que leurs opinions, mon devoir est de m’assurer que la sécurité des enfants et dans ce cas-ci, celle de votre fils, soit garantie.
- Soyez tranquille, nous faisons tout pour que notre fils, et il en sera de même pour le prochain enfant qui s’en vient, respire l’air le plus sain possible et que nous installons des filtres adaptés à lui, sa façon de concevoir ce que nous lui inculquons de même que notre façon de vivre.
- Souhaitez-vous recevoir une copie du rapport que j’enverrai à mon supérieur?
- Non merci, nous ne sommes pas des gens qui cumulent inutilement des papiers.
 
Jésabelle demeura quelques instants sur le balcon alors que, disparaissant lentement sous la pluie, le fonctionnaire songeait à ce qu’il allait rédiger afin que son supérieur soit en mesure de classer le dossier parmi ceux nécessitant un suivi ou ceux que l’on ferme.
 
Le camion de Daniel se stationna là où la voiture de Raphaël Létourneau venait de creuser des ornières.





Si Nathan avait su (12)

Émile NELLIGAN La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjam...