samedi 3 mai 2025

1151e billet

 



La pluie dépose sa fatigue



 Il y a la pluie qui vient
                                            on la sent, ne la voit pas bien
 
Ici, on l’attend tant et tant
                                            là, on la craint à tout crin
 
La pluie barbouille les décors
                                            les sentiments, elle les décolore
 
Au bras d’un homme sans parapluie  
                                             languit  une femme issue de la nuit

Ils marchent comme on se promène
                                             sous la pluie, un silence humide les traîne
 
Et si la pluie déesse se posait
                                             du moins à se poser elle cherchait

 

 

 

Qu’adviendrait-il de ceux qui l’attendaient
De tous ceux qui, épeurés, l’appréhendaient
Cette pluie qui n’a que sa fatigue à poser
Indistinctement, sur mille lieux étrangers

 

 

 

Elle alimentait nos continuels rêves
                                        nos cauchemars harcelants qui sans trêve
 
Plaquaient aux nuits courtes et liquides
                                        d’insistantes, d’hallucinantes peurs translucides
 
Celles que certains tant et tant attendent
                                        d’autres, nombreux dans une inquiète sarabande
 
S’en éloignent dans d’interminables allers-retours
                                        sachant s’arrêter puis repartir à rebours
 
La pluie a-t-elle nettoyé nos nuits ?
                                        que laisse-t-elle une fois enfuie ?

 

Cette pluie imperméable
Arrose les rêves impénétrables
Envahira les cauchemars insupportables ...
... Lorsqu’elle aura déposé sa fatigue




mercredi 30 avril 2025

50 ans



Deux chars d’assaut fracassent les grilles protégeant l’entrée du Palais de Norodom. Ils se nomment T59 390 et T54B 843 ; nous sommes le 30 avril 1975, 12 h 30. 

Ils sont maintenant devenus des icônes nationales.
 
50 ans plus tard...

Depuis la fin de l’Opération Ho-Chi-Minh dont l’objectif était la chute de Saïgon et la réunification du pays, ce Vietnam qui, enfin, 6 ans après le décès de son libérateur changeait de drapeau, expulsait par les airs et par les eaux les envahisseurs américains, leurs marionnettes qui écrasaient sous leurs bottes une population prise en otage et vivant dans la désinformation malgré un support international formidable. 

Les exploiteurs du pays cherchent désespérément à fuir tels de lâches collaborateurs. Aujourd’hui encore on glorifie ces déserteurs, ces «boat people» qui ont tant et tant souffert... Le mérite-t-il vraiment ces fuyards aux mains ensanglantées, aux poches remplies de ce qui aura une valeur marchande, ailleurs, leur permettant de couler des jours heureux ? Le mérite-t-il vraiment ?
 
Le 30 avril 1975 le Vietnam devient un pays indépendant et libre comme l’a toujours proclamé Oncle Ho.
 
Tout est à reconstruire - les infrastructures administratives - la politisation de gens nouvellement habitués à la disparition d’un régime corrompu laissant place à un nouveau centré sur le peuple, sa dignité à retrouver, à reconquérir, à rebâtir.
 
Les blessures sont nombreuses, on a tant et tant violé durant ces interminables années de guerre : - la terre acidifiée par l’agent Orange, - les maisons brûlées, - les habitants civils et militaires ; surtout, on aura violé les espoirs d’une vie libre, empêché de briser le licou esclavagiste qui étouffait leurs âmes.  

Il aura fallu qu’un homme, infatigable, dont la foi en son pays, en sa réunification, transporte les Vietnamiens, les amenant à croire en eux et en elles, car il ne faut pas  oublier ces femmes qui menèrent des combats essentiellement importants pour la sauvegarde d’une nation porteuse d’avenir.
 
50 ans plus tard...

Le Vietnam est devenu une nation qui se ressemble, celle qu’elle a toujours été au plus profond d’elle-même, de ses ancêtres, une nation qui a éclos lorsque rassemblée malgré la trop longue césure qui tranchait son territoire en deux solitudes, C’était ne pas connaître l’âme vietnamienne. Cette volonté que certains puissants ont voulu broyer, à savoir que les gens du nord et les gens du sud seront, à jamais, incapables de s’unir, de se retrouver. Eh bien, cette volonté s’est transformée en  ardeur, peu commune, à s’approprier autant les souffrances cruellement ressenties au cœur des familles, que ce vouloir profondément ancré dans la force du travail et de la collaboration, l’assurance que l’indépendance et la liberté, maintenant acquises, durement, plus jamais, plus personne jamais ne pourra les en départir.
 



J’aurai été là, présent, fébrile, face au Palais de la Réunification - l’ancien Palais de Norodom - pour chaque 30 avril depuis 2012, coude à coude avec une innombrable foule rassemblée à 12h30 sous un soleil de plomb et plus tard en soirée alors que le temps devient tiède, participant aux réjouissances que les feux d’artifice éclairaient, feux qui, sans doute,  rappelaient à certains les détonations des kalachnikovs de 1975.
 
Aujourd’hui...

30 avril 2025, 50 ans après, jour de la Réunification du Vietnam, je lève mon chapeau et salue bien bas ce grand peuple !



dimanche 27 avril 2025

Puisque vous me le demandez !


Parfois, et encore maintenant, je demeure surpris par certains commentaires reçus qui m'indiquent que je devrais publier davantage ce type de billets par rapport à d'autres.

Les nouveaux arrivés sur le blogue, à mon grand plaisir, prennent le temps de crapahuter selon des itinéraires différents. On me parle encore du «grand-père» des premières heures, des récits de voyages, des clins d'oeil familiaux, ce qui démontre le côté éclectique du CRAPAUD.

Ce qui revient souvent et surtout régulièrement, c'est l'intérêt que l'on porte à mes carnets de lecture desquels je soutire des citations de mes auteurs préférés. On en redemande. Ce à quoi je réponds qu'il serait intéressant pour tous de composer son propre florilège. Ainsi, je m'amuse quelques fois à organiser une dialogue entre deux auteurs à partir d'un thème précis. J'avoue que cet exercice périlleux exige beaucoup de temps. Mais, c'est passionnant.

Puisque vous me le demandez... si gentiment, voici quelques citations ayant pour thème...  Allez ! Allez ! Trouvez-le.

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Dans cette vision brève et ramassée, toutes les fantasmagories de l’horreur que j’avais cru déchiffrer dans le nazisme me revenaient : l’enfer, la bête, l’adoration de la mort, la destruction. Encore une fois j’avais la conviction que le nazisme n’était pas un événement ponctuel mais l’achèvement d’un Mal qui sinuait depuis l’origine dans le cœur de l’homme et qui se signalait aussi bien par ses ravages historiques que par ses manifestations esthétiques.
                         . Fabrice HUMBERT
 
 
L’absence répétée ne finit-elle pas toujours par creuser son trou?
                       . Michel TAURIAC
 
 
La vérité des gens ne se jauge que dans l’échec ou la crise.
                        . Philippe LABRO

 
La plupart des traditions ne sont que les maladies d’une société.
                        . Carlos RUIZ-ZAFON

 
… il est bon d’avoir des gens fragiles autour de soi, ils nous aident à comprendre ce monde, même si je ne sais toujours que faire de ce que cela m’apprend.
                        . Jon KALMAN STEFANSON
 
En racontant des histoires, vous rendez objective votre propre expérience. Vous la séparez de vous-même. Vous cernez certaines vérités. Vous en inventez d’autres. Vous commencez parfois par un incident qui est réellement arrivé … et vous le projetez en avant en inventant d’autres incidents qui ne se sont pas réellement produits mais qui cependant aident à l’éclaircir et l’expliquer.
                        . Tim O’Brien

Tout finit comme tout a commencé, ou presque.
                        . Éric FOTTORINO

On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile.
                        . Albert CAMUS

Tout ce dont nous avons peur est en nous, dans ce que nous imaginons, dans ce qu’on appréhende de trouver si on scrute un peu trop longtemps l’obscurité.
                        . R.J ELLORY


                                             

vendredi 25 avril 2025

Si Nathan avait su (27)

                                                                                                                              

                         
Une odeur de lavande mêlée à l’eucalyptus embaume la maison, de la cuisine à l’étage. Abigaelle, d’origine australienne, a vécu quelques années à peine au sud de Perth, région où poussent les eucalyptus, ces arbres aux feuilles d’or.  Arbre emblématique de l’Australie, il aura toujours suivi la jeune fille qui, plus jeune déjà, en collectionnait les images pour garnir les murs de sa chambre d’adolescente. Un jour viendrait, se disait-elle souvent, où elle retournera goûter directement cette odeur qui, littéralement, ne cesse de la transporter. 
    
 
                                                                              
 
Munie de son permis de chasse, l’éducatrice a prévu une randonnée en forêt, un peu pour s’y évader, explorer les lieux et tenter sa chance ; peut-être reviendrait-elle avec un cerf de Virginie sur le toit de sa Westfalia. Ne sachant trop s’il était prudent de s’aventurer seule dans les bois, un arrêt au bureau de poste afin d’en parler à Angelina s’imposait. Elle profiterait de l’occasion pour faire plastifier son permis de chasse, valide pour les deux prochaines années, l’autorisant ainsi à chasser tous les types de gibier. 

La maîtresse de poste avait réussi à convaincre ses patrons d’adapter l’horaire selon les différentes saisons. Elle songeait surtout à la période plus obscure, celle qui s’étend de novembre au mois de mars alors que la noirceur vient plus rapidement : elle proposa d’ouvrir le bureau postal plus tard le matin pour le fermer vers 4 heures de l’après-midi, sauf le samedi alors que la pancarte affichera FERMÉ dès midi. Rapidement accepté, tous s’y adaptèrent sauf madame Brodeur qui n’allait pas manquer de se plaindre que tous ces changements la perturbaient.
 
- De bonne heure pour un samedi matin, c’est ainsi que Angelina salua l’éducatrice tout à fait resplendissante dans son costume à l’allure militaire, mais fort peu adapté pour se balader dans la forêt à ce temps de l’année.
- C’est à croire que toutes nos rencontres ont lieu seulement quand j’ai besoin d’un renseignement ou d’un conseil. Cette fois j’ai un service à vous demander : plastifier mon permis de chasse.
- Vous avez donc rencontré Don.
- Ainsi que sa famille, enfin je le crois. Chelle et sa mère m’ont tenu compagnie avant l’arrivée du garde-forestier, mais il m’a semblé toutefois qu’une personne se tenait à l’intérieur de la maison, je ne sais trop pourquoi elle ne s’est pas mêlée à nous.
 
La maîtresse de poste, retenant sa langue, déplaçait quelques enveloppes traînant sur le comptoir. Cette femme en sait beaucoup, c’est évident, se disait Abigaelle qui crut nécessaire d’éviter le sujet pour ne pas bousculer cette femme qu’elle jugeait indispensable à son intégration dans le village des Saints-Innocents.
 
- Je me prépare pour une balade en forêt.
- Vous n’allez tout de même pas vous promener ainsi vêtue. La chasse est commencée et il est plus prudent de se vêtir d’une couleur éclatante.
- Oui, oui, je sais. J’ai tout ce qu’il faut dans ma mini-van. La seule chose qui me manque c’est une carte topographique de la région. Vous savez à quel endroit il serait possible de m’en procurer une ?
- Difficile pour moi de vous informer là-dessus, mais je crois que le grand garçon qui travaille à l’épicerie le pourrait peut-être. C’est le fils des propriétaires. Il revient de l’université à l’occasion pour donner un coup de main à ses parents.
- Merci Angelina, sans vous je serais bien mal prise. Oups ! J’allais oublier mon permis.
- Soyez prudente, la forêt renferme bien des surprises, répondit la dame tout en lui remettant le document plastifié.
- Entre autres.
 
L'aura de ce samedi du début novembre hésitait entre l’éclatement des lourds nuages qui se déverseraient en une pluie froide et la dolente nostalgie qui vient après Halloween, fête que tous les enfants du village ainsi que ceux des rangs qui l’entourent, adorent sans trop en comprendre le sens profond. Une habitude particulièrement bizarre s’est installée au cours des années dans le village des Saints-Innocents. Un vieux curé qui fut nommé chanoine vers la fin de sa vie, avait instauré une coutume, celle de célébrer à 5 heures de l’après-midi une messe en hommage aux paroissiens décédés au cours de l’année, suivie d’une visite au cimetière qui jouxte l’église. Certains y virent une réponse religieuse à une activité païenne, celle de Halloween ; pour inciter les paroissiens à s’y rendre, la célébration était gratuite. Toutes les messes célébrées à cette époque, exception faite pour celles du dimanche, devaient être à la charge des paroissiens qui les commandaient. D’autres avancèrent l’idée qu’il s’agissait d’un pied de nez aux familles qui, selon le curé chanoine, oubliaient volontairement ou non de se rendre au cimetière pour nettoyer les monuments ou tout bêtement ne s’y rendaient tout simplement pas. De toute manière la tradition survivait encore maintenant.
 
L’automne qui assombrissait les jours et les nuits autant que l’humeur de bien des gens retrouvait un peu d’énergie dans la forêt puisque la chasse régnait en maîtresse souveraine. On se rappelle que les dates sont aléatoires puisque relevant directement du comité qui les régit, ainsi que les types de gibier à pister. Était confiée à Don, le garde-forestier, la tâche parfois ardue de contrôler les prises ainsi que de combattre le braconnage. L’extension de l’agenda qu’il présenta comme moyen de diminuer certaines irrégularités ainsi que des abus, unanimement adoptée, donna des résultats immédiats. Ledit comité, lors de son bilan annuel, signalait le nombre d’individus abattus pour chacune des catégories de gibier, colligeait les informations recueillies pour chaque cheptel, partageait les inquiétudes des chasseurs quant à la dégradation du territoire, mais jamais ne mentionnait l’excellent travail que l’autochtone effectuait durant la saison de chasse ainsi que celui réalisé durant le temps où il était permis de pêcher. La liste exhaustive remise aux membres du comité sur laquelle la nomenclature des délinquants se retrouvait, ne fut jamais publiée, encore moins annoncée lors de la réunion annuelle. Don s’en est rapidement aperçu et ne souleva pas cette question qu’il considérait comme une partie importante de son travail, voire essentielle. Craignant que l’on mette en doute ses capacités à écrire correctement, il avait choisi de se taire. Se taire tout comme sa famille avait appris à le faire depuis leur départ de Sault-Sainte-Marie et leur arrivée ici, dans ce village qui leur fut si longtemps hostile, aujourd’hui indifférent à ce qui pouvait bien se vivre au bout du rang sans numéro, sans nom, sans asphalte. Les papiers officiels sur lesquels la donation du terrain en échange de son entretien contenaient aussi le droit d’y construire une seule maison, de voir à ce qu’elle réponde aux règlements d’hygiène, tous ces papiers officiels furent signés et officialisés par le Ministère fédéral des Affaires indiennes et du Développement du Nord à la fin des années 1960, contenaient deux clauses cachées : interdiction d’y accueillir d’autres familles que celle inscrite au registre et défense de vendre ou louer ladite maison sans l’autorisation unanime du conseil municipal du village des Saints-Innocents. Au début, les autorités municipales, par crainte de représailles provenant des familles ojibwées ontariennes qui suivaient de près cette affaire, reportaient de mois en mois les visites d’inspection des lieux tel que prescrit dans le document et mandatèrent le notaire en fonction dans le village de voir à ce que toutes les clauses soient dûment respectées… surtout par la famille autochtone.
 
La docilité de Don reposait principalement sur le fait que s’en prendre à ceux qui ne cessaient de se définir comme des «habitants de souche» était contre-productif, ce qui lui importait surtout étant d’assurer un avenir sécuritaire aux siens. Misant sur l’usure du temps, des conflits et de la rancune sans fondement, il s’attarda du mieux qu’il le pouvait à s’intégrer à la vie du village. Sa fille, Chelle, était née dans un hôpital blanc, allait maintenant à l’école des blancs, parlait leur langue et se confrontait à leurs us et coutumes, ce qui lui permettrait d’envisager le futur avec un certain optimisme. Bien sûr, sa mère ne respirait que par l’oxygène du traditionalisme ojibwé qu’elle n’hésitait pas à proposer à Chelle, convaincue que l’épouse de Don, la femme sans nom, enceinte de son deuxième enfant qui s’avérait, selon les prévisions, être une fille, un peu par fragilité ou encore la difficulté à imposer ses vues, probablement en raison des ennuis subis en Ontario - sa famille ayant mauvaise réputation - tentait, péniblement il faut le dire, à contrebalancer l’influence de la vieille ancêtre s’étant elle-même imbue du pouvoir de son mari décédé, enterré sous un bouleau blanc dans le boisé de l’autre côté du chemin.
 
*****
 
                             

Abigaelle, laissant la Westfalia stationnée en face du bureau de poste, se dirigea à pied vers le supermarché Steinberg, rue Principale. Chacun des maires de la municipalité des Saints-Innocents, sans doute par désir d’entrer dans la postérité, s’était donné un mandat qui allait perpétuer son nom et celui de sa famille. Que ce soit le magistrat qui œuvra à la construction de l’école primaire, lui qui occupait au même moment la présidence de la commission scolaire ; que ce soit l’illustre personnage tenant absolument à se faire appeler «Monsieur le Maire» qui se consacra deux mandats durant à l’ouvrage complexe de s’assurer que tous les rangs menant vers le village soient pavés, à l’exception bien sûr de ceux, parallèles, qui ne possédaient chacun qu’une seule résidence ; que ce soit le successeur de ce dernier qui, dans un élan patriotique inattendu, fit ouvrir le bureau de poste et l’ultime projet que fut la construction d’un édifice municipal qui abriterait la salle des réunions et le service des pompiers ; enfin, et non le moindre, ce personnage politique qui croyait de son devoir de faciliter la vie de ses citoyens qui se plaignaient d’avoir à se rendre dans une autre municipalité pour faire leurs courses ou contraint de faire affaire avec l'épicier ambulant envisagea la création d'un petit centre d’achat qui, en fin de compte, se résumera au supermarché Steinberg. L’actuel premier magistrat, moins exubérant et plus pragmatique, consacrait ses énergies à rénover les infrastructures et, son dada, payer la dette que ses prédécesseurs lui ont léguée.
 
L’éducatrice entra chez Steinberg en ce samedi matin incertain, se dirigea vers la caissière qui achevait de répondre à une cliente, lorsque derrière elle un éclat de voix la surprit : mademoiselle Thompson, est-ce bien vous ?
 
Se retournant, elle fit face au grand jeune homme qui venait tout juste de l'interpeller…

vendredi 18 avril 2025

Si Nathan avait su (26)

 


- Hein ! Tu n’as pas la télévision ? Ça se peut pas.
- Benjamin n’est pas le seul, chez moi aussi on n’a pas la télévision, répondit Chelle au jeune garçon frondeur cherchant à se moquer ou du moins à déprécier son ami.
- Toi la sauvageonne je comprends, mais un gars normal comme nous autres peut pas vivre sans télévision, reprit le plaisantin.
 
La scène se déroule dans la cour de récréation à l’arrière de l’école des Saints-Innocents lessivée par une pluie d’automne arracheuse de feuilles qui, décolorées, s’imprègnent sur l’asphalte de cet espace donnant sur des terres à perte de vue. Mademoiselle Saint-Gelais, la directrice, avait soigneusement réparti le temps de récréation en deux groupes distincts devant s’approprier l’espace : d’abord les petits, puis les grands, ce qui provoqua un accrochage avec Abigaelle, celle-ci tenant à ce que son groupe puisse sortir à l’extérieur selon l’horaire des «petits» - l'éducatrice utilisait plutôt les «plus jeunes» - car elle ne souhaitait pas que ses élèves soient marginalisés dès leur entrée à l’école primaire. Ce n’est pas dans les habitudes de notre école avait insinué la dame en fauteuil roulant, mais je vais regarder cela de près. Ce à quoi l’éducatrice répondit qu’elle n’aurait pas à consacrer de temps à la question puisque sa décision était prise, les élèves du pré-scolaire iront dehors en même temps que ceux des 1ière, 2e, 3e et 4e année. Pour contrer une réplique, elle ajouta qu’elle-même les accompagnerait autant l’avant-midi que l’après-midi.
 
Les enfants manifestent parfois une forme de méchanceté qui n'est souvent que l’écho de ce qu’ils entendent autour d’eux, soit à la maison ou à l’école. Malgré les interventions des éducateurs, certains propos malveillants deviennent balivernes qui se répandent sans qu’eux-mêmes sachent précisément l’intention qui pourrait s'y être dissimulée. D’autres s’incrustent, deviennent avec le temps des vérités même si elles n’ont jamais été vérifiées.
 
C’est un peu ce qui arrive à Chelle dans la cour de l’école des Saints-Innocents. Ne pouvant cacher ses longues tresses noires, ses originaux habits colorés, sa manière de parler tout à fait personnelle et souvent imprécise, elle est devenue la cible de quolibets, de moqueries. Le fait qu’elle soit cette autochtone vivant au bout d’un rang sans numéro et sans asphalte attise les railleries principalement menées par ce Patrick dont le physique imposant semble créer une aura auprès des autres enfants, l'autorisant même à semer un climat de crainte sur une bonne partie des élèves. Son statut de «grand» parmi les «petits» lui confère une notoriété que plusieurs autres souhaiteraient posséder sans doute pour mieux se défendre des fanfaronnades du fils de monsieur le maire du village. Benjamin n’y échappe pas. Ses longs cheveux ébouriffés, son allure laissant croire qu’il vit continuellement dans la lune, son désintérêt pour les jeux et les activités des autres garçons - rappelons qu’ils sont majoritaires dans le groupe pré-scolaire ainsi que dans l’ensemble de l’école - mais surtout, le fait de continuellement s’isoler avec Chelle dans cette cour de récréation sans limites autres que les immenses terres courant vers l’horizon sans aucun obstacle les en empêchant dès le mois de septembre alors qu’elles sont dégarnies de leurs longs corridors de maïs.
 
Située au bout du village à quelques arpents de l’église paroissiale, longtemps cette école aura servi de modèle architectural pour les villages environnants. Les responsables de l’époque avaient tenu absolument à ce qu’elle soit l’orgueil du patelin, et pour se faire ils invitaient les membres de la communauté à perpétuer cette réputation en participant activement à son entretien lors des changements de saisons : nettoyer, installer les bandes ceinturant la patinoire en hiver, arroser les deux glaces, l’une servant aux joueurs de hockey l’autre pour le patinage libre. Au printemps, on adaptait la cabane des patineurs pour en faire un espace de rangement, l'utilisant comme «cabane» pour les sports d’été qui approchait. Plusieurs parents se partageaient les heures de surveillance, veillant à éteindre les lumières extérieures une fois les activités terminées. Le président de la commission scolaire s’enorgueillissait de l’engagement communautaire de la population et y voyait là une motivation à conserver l’excellente réputation du village des Saints-Innocents. Depuis son ouverture, la cour de l’école aura toujours été le point de chute, le point de ralliement de la jeunesse, ancêtre des maisons de jeunes qui allaient bientôt voir le jour. Un couvre-feu annonçait que 9 heures sonnées il fallait rentrer à la maison.
 
Une autre dispute s’infiltra dans la relation déjà tendue entre la directrice de l’école et Abigaelle. Elle concernait aussi la cour de récréation. L’éducatrice travaille actuellement à sa thèse de doctorat en enseignement pré-scolaire, pour cela elle s’appuie sur les travaux de deux grandes pédagogues : Pauline Kergomard, considérée comme la véritable fondatrice de l’enseignement pré-scolaire en France - à la fin du XIXe siècle - malgré le fait qu’on utilisait toujours le vocable «école maternelle» ; la deuxième et non la moindre, Maria Montessori qui fut médecin et pédagogue. Une française et une italienne qui, à elles deux, ont installé l’idée fondamentalement importante de l’enseignement adaptée chez les enfants en âge de fréquenter le circuit scolaire.

L'éducatrice avait annoncé à sa directrice qu'une cour d'école ne doit pas strictement être un endroit de repos, de changement d'air, mais plutôt s'inscrire dans la démarche éducative. Réorganiser le lieu, l'adapter et en faire un outil pédagogique ferait partie de sa réflexion et bientôt elle aurait des suggestions à présenter au personnel enseignant.
 
Abigaelle en avait sérieusement discuté avec le président de la commission scolaire quelques jours suivant l’appel du ministre qui la lui recommandait. L’enseignement pré-scolaire devait absolument subir une cure non pas de rajeunissement, mais s’inspirer des courants pédagogiques actuels, ceux des méthodes nouvelles qui, se répandant en Europe, remportaient de vifs succès. La pédagogie n'est pas strictement une affaire de manuels scolaires, de règles de discipline, elle doit participer à tous les gestes, toutes les décisions et actions au centre desquelles l'idée que l'enfant, notre raison d'être, a droit au meilleur des connaissances modernes, autant en pédagogie qu'en psychologie. Elle appuyait ses arguments sur le fait que, inscrite à son doctorat, cela ouvrait de nombreuses portes autant au pays que dans une foule d’universités étrangères, lui permettant ainsi de documenter les actions à privilégier. Le président en fut ébloui, cet homme qui consacrait sa vie à une forme d’auto-congratulation dans le but avoué d'éblouir les yeux des villageois par son côté hyper moderne, bien qu’il lui eut été difficile de présenter les idées nouvelles à travers un discours cohérent. Il s’aperçut rapidement qu'un couloir de communication avec sa nouvelle enseignante ne pouvait être porteur que de bonnes choses et, de facto, lui permette de fragiliser une directrice d’école qu’il jugeait pour le moins vieux jeu.
 
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Si on suit le chemin devant l’école, d’un côté on retourne vers le centre du village, de l’autre cela nous mène à la route menant vers la grande ville. L’urbanisme du village ayant toujours été laissé à la discrétion des propriétaires eux-mêmes, c’est sur l’artère principale que les locaux abritant les services essentiels s’installèrent : le bureau de poste, la caisse populaire, les cabinets du notaire et du médecin, le marché général qui, un jour, s’associa à une bannière alimentaire fort connue en ville.
 
Avec les années, les agriculteurs ayant laissé la terre à leurs descendants s’installèrent au village, y construisant des maisons plus petites que celles qui champignonnent dans les rangs, ce qui a créé des embranchements qu’ils nommèrent chacun de leur patronyme, le tout donnant sur la rue principale. Pour éviter des «chicanes de clocher» le conseil municipal imposa, par décret, un nom, le même que la majorité des rues principales à travers le pays : rue Principale. Encore aujourd’hui, la géométrie du patelin n’a pas beaucoup changé. 


Rue Principale
                                         
 
L’école jouxtant l’église paroissiale est le dernier bâtiment qu’on croise avant de traverser, sur une courte distance, un boisé mal entretenu, éclairci à un point tel que les arbres ayant survécu aux salages de calcium des hivers ressemblent davantage à de maigres squelettes desséchés figés dans les derniers remparts menant à la route provinciale qui fuit vers la grande ville. La  tranquillité des lieux qu'allait apprécier les personnes âgées n'étant pas dérangées par les inévitables bruits entourant une école, profitant ainsi d'une calme retraite fut un argument majeur quant au choix de l'emplacement de la future école. S'ajoutèrent, inévitablement, les ragots des mauvaises langues qui alimentèrent les discussions préalables à la décision d’y construire l'école primaire. Que le choix de cet emplacement ait résulté d’un délit d’initié mit un certain temps à se dissiper, la promesse que cette école serait unique du point de vue architectural l'enterra définitivement. Le président de la commission scolaire de l’époque, propriétaire du fameux terrain que tous appelaient celui du «bout du bout de la rue» ainsi que l’autre situé en face et sur lequel une maison avait été construite quelques années auparavant, proposa d'en réduire sensiblement le coût ; tous comprirent qu'il s'agissait peut-être là d'une tentative d’étouffer les papotages. Il faut dire que ses différents appuis facilitèrent la transaction à laquelle certaines conditions furent attachées et que monsieur le notaire Grandmaison colligea officiellement.
 
Abigaelle, ayant loué - dès son contrat signé avec la commission scolaire - la maison tout juste en face de l’école, bénéficie de l’éloignement du centre névralgique de la paroisse, mais surtout du fait qu’elle n’a aucun voisin autre que... son lieu de travail. Cette maison baptisée fort peu originalement celle «du bout du village» possède une longue histoire… La locataire l’apprendra au fur et à mesure que son intégration dans la communauté déliera certaines langues. Il y a de ces secrets enracinés dans le temps qui se transforment en légendes, mais chose certaine, cette maison d’un bleu dont il est difficile de ne pas apprécier son unicité, longtemps inhabitée à la suite du départ de ses derniers occupants n’aura cessé d’attiser les jacasseries. On n’a qu’à rappeler que les parents continuent aujourd’hui encore d’interdire à leurs enfants de s’y intéresser malgré une attirance certaine principalement pour les aventuriers. Toutefois, lorsque les gens apprirent que la nouvelle éducatrice en était maintenant la locataire, les racontars reprirent de plus belle...





dimanche 13 avril 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (19)

2011, année de naissance de Boris et Sophia, bien qu'on puisse imaginer Sophia (la sagesse) être le produit d'une conception anté-antérieure, LE CRAPAUD émergeait d'une longue - voire interminable - période au cours de laquelle réalité et irréalité s'entremêlaient, laissant place à ce qu'il appela «l'entre-réalité» : un recto fulguremment collé à la réalité et un second espace, verso, l'irréel énigmatique, parfois hermétique dans lequel il craignait tituber comme dans un quelconque trou noir ésotérique. 

2011, année de l'achèvement de ce poème à classer parmi les plus obscurs que LE CRAPAUD ait écrits, aura été, au-delà de son aboutissement, une ouverture élargissant sans cesse son expansion vers une poésie plus... flottante : entre ceci et cela, marqué d'un intérêt pour ce qui «est» présent dans cet espace gravitationnaire séparant le recto du verso.

2011, je venais de quitter Montréal pour m'installer à Saint-Pie, les grandes marches dans les ruelles de la métropole laissant place à celles de la campagne. Quitter la grande ville pour la campagne ne va pas sans adaptation, sans bouleversements. BORIS a été conçu à Montréal, achevé à Saint-Pie. Le camelot a bel et bien existé. Le journal populaire de Montréal en fit mention en 2004. L'histoire eut un effet certain sur la population du quartier Hochelaga-Maisonneuve où j'allais bientôt résider. On retrouva le cadavre d'un jeune garçon qu'on croyait évanoui dans une ruelle parallèle au Boulevard Pie-IX, ruelle menant de Sainte-Catherine à Ontario, cela provoqua émotion et inquiétude. On apprit assez rapidement la cause du décès : le camelot souffrait d'une maladie dégénérative qui caractérisait sa physionomie de manière particulière. Les gens, ceux qui le connaissaient et les autres, s'avançaient pour dire que la pâleur de sa peau le rendait quasi imperceptible, on pouvait voir à travers lui. Le sac rouge qu'il transportait contenait les journaux du matin qu'il distribuait en arpentant toujours les ruelles, aux mêmes heures et selon un trajet rigoureusement identique. La blancheur diaphane, translucide enveloppant le corps du camelot lui donnait une apparence cireuse. Demeura un détail. Insignifiant peut-être, mais pas pour le CRAPAUD qui, à son arrivée dans la grande ville, tombait à un moment opportun : un fétiche accroché à son poignet. Fétiche devenu marionnette par l'imagination de celui qui découvrit là une extraordinaire muse le conduisant aux portes de «l'entre-réalité».

La version d'aujourd'hui, revue et corrigée, rejoint davantage, je crois, l'aura de l'époque.

**** ****

 


Boris
 
peut-on? 
aux portes d’un fleuve en partance vers le Japon
brancher le silence sur pause

doit-on? 
exiger une couleur particulière
celle d’un enfant de cire au corps numéroté en binaire

fait-on?
universel celui qui n’est plus
qui parlait à une marionnette
                                   Boris
prénom qu’il lui avait donné
 
marionnette incognito révélée sur photos sépia
épinglées en chambre noire
sur papier émeri, scotchées
retrouvées aux pieds de sa figure de plâtre

un camelot mort
auto-piétiné
camelot de cire au corps tatoué de chiffres
que Boris aurait utilisés
pour nommer celui qui le tirait par les fils

 

Sophia,
traversant le chemin des nuages
                                            des remuages
éthérée, voilée 
pour que le temps fasse du sens
l’attendra au centre des colonnes grecques

Boris
déjà n’a plus la figure in couleur pierrot
ne défonce plus les rues de son carrosse
traîne le soir sur des places publiques 
comateuses à rendre fou la foule

il virevolte,
drille aveugle
angle mort à portée de pas

ombre effacée couverte d’ébène
sabots du contretemps

vouloir devenir cheval de bois
atrabilaire insane jobard
nourri à la vésanie des nuits
assailli par mille succubes
poussifs dans leur infernale course
inaptes à déchiffrer un enfant mort


Boris, marionnette déséquilibrée, 
cavalier boiteux sur cheval de bois
cruellement, tel un jésuite nocturne, 
incompréhensiblement gris et maussade
s’asphalta, 
englué dans l'impuissance du fleuve en attente,
lorsque le camelot tomba
sous les abris de l’automne
sacoche rouge au flanc opposé 
pleine, encore, des journaux matinaux
Boris marmonne des onomatopées
calfeutrées de feuilles mortes 

à peine entré dans la vie il meurt
de loin, dans de lents demains
une marionnette au regard fixe
enfilée à son poignet gauche

quelqu’un sur lui se penche
hurlant des insanités attendues 
semblables recopiées
toujours les mêmes
lorsque mourût le camelot
funeste haïku inachevé
sur le miroir d’un grand fleuve innommé
orientalement en marche
où s’édifiera une lugubre cérémonie


Sophia, hautement vêtue
au-dessus des nues azurées
du bout de ses doigts fins et invisibles
le transporte au-delà des fils actionnés
au-dedans de l’au-delà fantoche
l’imprègne de couleur origan
effleure le regard
mathématiquement chiffré
d’un enfant raidi


et le camelot flotte parmi huit idées perdues
entre les os et sur les os, inconnu
en route vers les eaux glacées d’un pays nippon
où se cachent d’intemporelles marionnettes

et flotte cet enfant mort
cadavre ossuaire
il flotte
d’immuable à imperméable
nouveau pensionnaire du guignol
Boris au poignet,
Sophia, l’obscure inconnue, au cœur
le camelot de cire tel un Icare sans ailes
repose là  tout à côté, tout juste là
dans le silence qui a fermé ses yeux
alors que la carte du Japon déchiffre les cieux

- Boris, je te suivais dans le peu de pas que la vie m’a donnés
tu me suivais dans le peu de mouvements que ma main articulait 
je te vêtais des mêmes habits, semblables à ceux de tes premiers jours, 
de mes derniers jours 
nous nous suivions dans d'aveugles labyrinthes, 
des avenues empruntées aux nuits à même les matins, 
toujours les mêmes         je me fatiguais à me lever,
à refixer à mon poignet tes fils flasques 
à repartir vers les enclos de ma ville, toujours, 
toujours la même sacoche rouge accrochée au bras,
regard bleu vers un soleil timide, 
sourire malade des souffrances grouillant dans mes os         
je racontais, tu m’écoutais Boris, 
leucomes dans tes pupilles agrandies
et noires et immobiles et inertes,
regard dilaté          je te parlais avec des mots-images imaginaires
cueillis à      l’ a b é c é d a i r e       de mes incertitudes -

                    comme les kilomètres sont courts 
                    à entendre les marionnettes se taire 
                    suspendues à des chevaux de bois

et Sophia
dans de grands mouvements espagnols et musicaux
raconte en langage inconnu
celui des médecins ne connaissant des maladies que les mots
trop peu les souffrances enfantines

                    comme les kilomètres sont courts 
                    quand Sophia exhalant des étrangetés anonymes
                    dira la mort à la vie qui s’en va


- je te parlais à toi Sophia dont je ne connaissais ni le nom ni la provenance   te disant ma souffrance parce qu’une mère, un père ne pouvant la recevoir, trop  emprisonnés dans les filets de leur angoisse 
me disaient de te parler à toi Sophia, te dire je ne sais quoi 
avec des mots en cire, ceux d’un enfant qui meurt, te dire le mal 
qui chatouille mes os se préparant à me catapulter hors de moi-même,
me déposant comme le feraient trois notes de violon 
sur de longues remontées vers où je ne croyais pas aller si rapidement, 
une marionnette vissée à mon poignet dans ce si froid matin automnal, 
les chiffres d’un matin mauve que l’on reconnaît bien
il se lève du même côté, toujours le même côté,
où on sent l’entre-réalité entrer, 
les chiffres discutant entre eux             tout est entre tout -
 
                    la mort est un immense courant d’air 
                    que des fenêtres asymétriques calfeutrent 
                    sur la patine des ruelles 

la première à voir venir la tête d’un cortège sifflant

                    la mort a enrobé le camelot de cire 
                    crevé les yeux révulsés 
                    d'une marionnette flasque 

desquels des morceaux d'âme s’échappaient


- je ne sais pas ce qu'est une âme, on ne me l'a jamais appris, 
jamais tu ne me l'as dit Boris, tu ne parlais pas, tu ne me parlais pas, 
c'est moi qui parlais,
que moi qui te parlais Boris      je ne sais pas c'est quoi la mort.
Un satellite bleu qui s’éteint?
je sais encore moins, Sophia, ce conte dans lequel les anges,
tels des éclairs de brouillard placardés sur le vent, 
récupèrent des morceaux d’âme       suis-je toujours un morceau d'âme?   
je suis où je ne sais pas
il y a entre Boris et moi,
dans une gestuelle indéchiffrable, un milimétrage sans mesure,
d’éternelles incompréhensions...
une clôture barbelée comme aux murs d’une prison…
une ruelle fragile comme la prise stérile des glaces sur les eaux du fleuve… 
des regards ternes comme des huit inversés, verticalement perdus…
des poteaux délimitant les mécaniques mouvements de mon bras… 
des géants peureux…
des grouillements gutturaux de chats… 
des couinements monocordes d’écureuils…
d’interminables tournoiements d’oiseaux avides de croûtes sulfurées… 
des ordres et des mots d’ordre… 

une hiérarchie uniforme du bien 
souillant le mal 
dans l’obscure clarté du matin
triangulant les axes et les parallèles d’un quadrilatère sphérique -

 

sont-ce?
les sons qui font les mots, y donnent sens
comment?
la mort peut-elle s’inscrire ici
et, ailleurs si proche, s'absenter
devenue ombre blafarde autour d’une marionnette triste
goutte de néant sous son oeil droit


- Boris, t’en souvient-il ? Comment ne peux-tu plus t’en souvenir? 
Nous passions de blanc à noir     
tu te réfugiais dans l’ébène des chambres noires
continuellement enfermées sur nous      alors, 
je te gardais précieusement
j’avais peur… ton silence me protégeait de ce que je ne savais pas
j’avais mal…   ta présence mettait du silence sur mes os,
des eaux à mes yeux qui séchaient en pleurant, 
ne sachant trop qui devait moins souffrir   
Boris, j’ai appris à avoir mal avant toute autre chose
                                                                         et les autres choses 
ne sont jamais venues à moi que dans l'artificielle clarté de ma vie,
                                                                                                                de mes jours, 
                                                                                                             de mes nuits… 
j’ai appris que les mots n’ont aucun sens, des sons aphones… 
des squelettes de la réalité…
je ne saisissais rien de rien, rien à rien, 
ni les uns ni les autres…
que d’évanescentes musiques au bout d'interminables corridors-prisons
au milieu desquels se désarticulaient de longues envolées d’oiseaux libres… et des chiffres, 
des chiffres encore 
et nombre de chiffres sur des gens inconnus d’eux-mêmes           
qui me regardaient piteusement de leurs regards rayons-x
parlaient toujours autour de moi avec leurs inquiétants concettos
dont je ne saisissais pas les symptômes…
puis s’en allaient, quittaient,
revenaient pour ensuite encore me quitter à la vitesse de la couleur…
j’ai ainsi appris à compter les gens, les couleurs blanches,
les murs d’oiseaux, les musiques, celles bourrées de notes blanches…
avec toi, Boris, ma seule présence
mon colostrum… -

                    sur le fleuve les horizons s’évanouissent
                    les couleurs se boient entre elles
                    quelque part entre blanc et gris et le gris-blanc

sait-on?
distinguer l’eau d’un fleuve des autres eaux
plus loin, 
encore et toujours plus loin 
devenues couleurs et musiques




Sophia trace du blancpuis du gris


- je n’arrive plus à voir même si je regarde dans la direction contraire, 
celle indiquée, à l’union statistique réservée aux autres
celle d'une verticale et d'une horizontale ,
pour ceux qui n’ont pas ma cataracte,
qui peuvent lamentablement se traîner vers ce qui m'est interdit…
moi, enfermé dans une camisole isolante, 
baptisé dans l’eau d’une source tarie, 
secouru des limbes, 
vivant ma souffrance laciniée 
enroulée à mon poignet cravassé, à ma cheville gercée
dès lors  je pris parti pour le mutisme, intégral, obstiné
ne parlerai plus que par les yeux.
Secs.
Sans eaux.
Je serai un ensemble d’os, de sons sans sons, 
n’exigerai plus qu’une marionnette. 
Sans fils.
Sans regard.
Noire. 
Pour mon poignet, le jour.         Ma cheville, la nuit.
Boris, je te savais déjà dans ma vie, 
autant j’imaginais Sophia, hors de ma vie
elle qui, déjà, exsudait de moi s’installant entre les chiffres,
confortablement régularisée, prête à attendre. 
Qu’attendre.
Attendre l’attente et lui demander à son tour d’attendre aussi. 
Regarder par les yeux vitreux de Boris 
dont on voit bien qu’ils ne bougeront jamais, cristal sous roche.
Au coin des ruelles sombres et sales 
je verrai qu’attendre n’a de sens que si rien ne vient. -


De formidables bruits de sabots se précipitent
hors des catacombes, hors des océans
personne ne les reconnaît
seul ne les entend
qu’un camelot gisant dans la cire du sans rien dire
tel un soliflore
la tête penchée de côté
il tend une main blanche
ouverte
à l’immuabilité
à une marionnette noire
une sacoche rouge tranche sur le blanc du lit

                    les architectes universels dessineront
                    avec des crayons de cire
                    sur un corps immobile
                    toute une série de chiffres nubiles


- la décision de ne plus ressentir mes souffrances, 
ne les reconnaître que par les yeux des autres, 
les insensibiliser puis   les nommer… Boris.
Et on racontait… me racontait… je n’écoutais pas, je n’écoutais plus déjà.
Je regardais au-delà des murs jetant mes yeux sous les eaux du fleuve,
fleuve que personne ne voyait, ne s’attardant, 
ne s’intéressant qu’à ma bizarrerie.

Mes parents-architectes s’immobiliseront devant moi
ne reconnaîtront plus mes odeurs        sentiront que je suis devenu
un être des ruelles aux gestes mécaniques,
amoureux fébrile d’une marionnette noire rêvant d’un cheval de bois 
et d’une silhouette immatérielle
frôlant dans l’azur quelques morceaux d’âme égarée dans l’entre-réalité…
 
 
2 septembre 2011
414





1151e billet

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