C’est Don qui raconta à sa fille dans des mots qu’elle pouvait saisir, paroles qui ne lui permettaient pas de juger, encore moins de culpabiliser qui que ce soit, ce qu’il savait de cette histoire l’incriminant. Au lendemain neigeux de ce que l’on pourrait appeler une confession paternelle, Chelle commença à mettre au courant Benjamin durant le trajet en bus de ce qu'elle en avait compris et retenu. Cela la soulageait doublement ; que son père lui ait clarifié la situation et que son fidèle ami l’écoute.
- Tu sais, l’histoire de l’ours, pas celle des chansons de Félix Leclerc que mademoiselle Abigaelle nous a fait entendre, non, celle que tout le monde du village a parlé, eh bien mon père m’a expliqué ce qui s’est passé.
- C’est pas trop effrayant ?
- Tu me promets de ne pas en parler ? À personne ? Jamais ?
- Non, je ne peux pas te le promettre parce que Jésabelle et Daniel , mes parents, et moi on s’est juré de ne jamais avoir de secrets. Ils m’ont dit qu’un secret c’est ce quelqu’un nous demande de ne pas dire aux autres. Si tu veux que je te fasse la promesse de garder ton secret, eh bien j’aime mieux que tu parles de ça à mademoiselle Abigaelle, pas à moi.
- D’accord, seulement tes parents.
Le secret qu’un enfant doit promettre de ne jamais dévoiler, s'il provient d’un adulte, est trop souvent une manière détournée de l’enfermer dans des situations qui ne peuvent que lui être néfastes. Oreille tendue puis bouche fermée. Les éléments qui composent un secret demeurent dans le cerveau de l’enfant comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement risquant d'exploser un jour ou l'autre alors que bien des dégâts auront possiblement déjà eu lieu. Benjamin avait parfaitement bien compris l'enseignement et ne comptait pas y déroger même si la demande provenait de sa meilleure amie, la personne la plus importante pour lui après ses parents.
Le bus avait ralenti sa vitesse en raison du vent qui soufflait de plus en plus violemment provoquant quelques amoncellements de neige là où les espaces boisés s’achevaient ; les plaines des deux côtés de la route ne pouvaient aucunement bloquer sa fureur grandissante. Le chauffeur maugréait et dans son regard que reflétait le rétroviseur vers les deux seuls passagers, on y lisait aisément une évidente contrariété.
Chelle reprit la parole. «Mon papa est mon héros. Il travaille très fort. Il nous aime ma maman et moi, peut-être un peu moins sa maman à lui, mon ancêtre. Lorsque l’ours blessé a commencé à faire peur à tout le monde au village, avec une flèche dans la cuisse qui saignait beaucoup, comme Patrick l’a dit dans la cour de l’école, on pensait qu’à cause de la flèche, mon papa était responsable de cette blessure. Quelques jours après, Monsieur le curé est mort dans le cimetière, puis on a retrouvé l’ours mort près de la rivière, mais pas la flèche. Cette journée-là quand je suis revenue de l’école, Ojibwée était pas mal excitée. Plus que d’habitude. Quand elle tourne en rond autour de nous, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas quelque part. Tu te souviens, il y avait une petite couche de neige sur le sol mais pas comme aujourd’hui. Je me suis dit que c’était l’arrivée de la première neige qui rendait ma chienne si folle, mais elle ne se roulait pas par terre comme elle fait quand elle est heureuse, non, elle courait vers la route puis revenait, repartait, comme si elle voulait que je la suive dans le petit bois à côté de chez-nous. C’est rare, très rare même que Ojibwée jappe, mais là elle ne cessait pas, ce qui a attiré l’attention de maman qui est sortie sur le perron me disant d’entrer. Je lui ai expliqué ce qui se passait ; elle est allée prendre un chandail parce que ce n’était pas chaud chaud et nous sommes parties derrière la chienne. Arrivées devant le bouleau blanc, à l’endroit où mon ancêtre grand-papa est enterré, eh bien nous avons été surprises toutes les deux de voir le coyotte mort avec une flèche dans la cuisse. Le même coyotte qui passait dans notre cour pour traverser la route. Il avait perdu beaucoup de sang parce qu’il flottait presque dans la mare sous lui. Ojibwée se tenait un peu plus loin et avait arrêté de japper. Maman a dit « ne touchons à rien, papa verra à cela quand il rentrera.» Et nous sommes revenues. Grimpant l’escalier, ma grand-mère ancêtre se tenait à la porte et je me rappelle parfaitement bien qu’elle n’était pas étonnée de nous voir revenir de ce qu’elle appelle le «cimetière» et avait comme un sourire dans sa face. Maman a dit «tu me laisses en informer ton père.»
- Toute une histoire ça, Chelle !
Et la conversation s'arrêta là, le bus stationnait devant l’école. En raison des chemins de plus en plus glissants, surtout que le fameux rang sans nom, sans numéro et sans asphalte n’est jamais dégagé - le même traitement prévaut pour celui qui mène chez les parents de Benjamin - ils furent les derniers à entrer dans l’école. Madame Saint-Gelais se tenait dans l’entrée, le regard fourbe, un agenda sur les genoux qu’elle referma après avoir pris quelques notes. « Allez vite en classe mes deux retardataires.» Assez vite Benjamin et Chelle avaient appris à ne jamais répliquer aux propos de la directrice de l’école, que les retenir.
La journée parut longue aux deux enfants qui attendaient la fin des classes pour continuer la suite du récit de ce que Don fit alors qu’on lui annonça la mort du coyote, tué lui aussi par une flèche. Doucement la neige faisait un tapis sur lequel les élèves de l’école s’amusaient à glisser, mais ne permettait pas pour le moment d’en faire des balles et les lancer, ce qui mettrait la directrice en rogne. D’ailleurs, tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre être sujet ou objet d’accident - selon elle - la mène à des excès de prudence, une surabondance de nouvelles règles qu’autoritairement et sans consultation aucune elle impose unilatéralement à tous, élèves comme enseignantes. Combien de fois les hivers précédant celui-ci a-t-elle annulée les périodes de récréation en raison d’un degré de température qu’elle jugeait être un risque d’engelure autant pour les grands que les petits élèves ! Aujourd'hui, le vent et la neige prenaient de l'ampleur de sorte que vers 3 heures 30 lorsque le bus s’arrêta devant l’école, le chauffeur interpella la surveillante. « La route est vraiment dangereuse, pourrais-tu aviser les parents des deux éloignés de venir les chercher ? Je n’ose pas m’aventurer dans ces impasses.» La responsable en poste dans la cour d’école une fois l’horaire scolaire terminé se dirigea vers l’entrée pour aviser la directrice, mais Abigaelle qui surveillait de sa fenêtre de classe sortit rapidement pour s’informer de la situation. Derrière elle, madame Saint-Gelais, suivait attentivement l’échange.
- Dis au chauffeur que je vais me charger de reconduire Chelle et Benjamin directement à la maison. Il est difficile pour Henriette de les rejoindre, mais je prends tout ça sous ma responsabilité.
- Je fais entrer les deux dans l’école en attendant que tu les récupères, acheva la surveillante.
Devant l’attitude de l’éducatrice que la directrice jugeait rédhibitoire, cette dernière l’avisa que la commission scolaire ne possédait pas d’assurance pour ce type de déplacement et qu’elle aviserait le président de son imprudence. « L’urgence est de reconduire ces enfants à la maison puisque le transport scolaire ne peut pas le faire, répondit Abigaelle se dirigeant vers ses élèves coincés à l’école en raison du mauvais état des routes. Et dire que nous ne sommes qu’au début du mois de décembre.
- Ne bougez pas, je vais chercher ma mini-van et nous partons à l’aventure.