samedi 14 juin 2025

Si Nathan avait su (35)

 


Chelle tourna son regard vers la maison pour saluer sa mère, immobile à la fenêtre de la cuisine donnant sur la route du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte. La neige recouvrait tout autour, sur l’étendue de la cour que Daniel avait déblayée tôt ce matin prévoyant se rendre dans la grande ville, les alentours de l’abri dans lequel la fillette emmitouflée dans un parka de sa couleur préférée, un bleu aussi léger qu’une neige frissonnante avant de s'aplatir sur un lac pas encore gelé, une paire de mocassins grimpant jusqu'aux genoux, des mitaines et une tuque tricotées par son ancêtre grand-mère qu’on voyait de moins en moins. En fait, presque plus. Isolée dans sa chambre du rez-de-chaussée de la maison que réchauffait un poêle à bois allumé du matin au soir, mais jamais la nuit. Depuis l’histoire de l’ours et de ce qui la suivit dans le petit bois adjacent à la maison de son fils, combien plus inquiétante encore, elle ne se faisait pas discrète, elle était devenue invisible.
 
C’est Don qui raconta à sa fille dans des mots qu’elle pouvait saisir, paroles qui ne lui permettaient pas de juger, encore moins de culpabiliser qui que ce soit, ce qu’il savait de cette histoire l’incriminant. Au lendemain neigeux de ce que l’on pourrait appeler une confession paternelle, Chelle commença à mettre au courant Benjamin durant le trajet en bus de ce qu'elle en avait compris et retenu. Cela la soulageait doublement ; que son père lui ait clarifié la situation et que son fidèle ami l’écoute.
 
- Tu sais, l’histoire de l’ours, pas celle des chansons de Félix Leclerc que mademoiselle Abigaelle nous a fait entendre, non, celle que tout le monde du village a parlé, eh bien mon père m’a expliqué ce qui s’est passé.
- C’est pas trop effrayant ?
- Tu me promets de ne pas en parler ? À personne ? Jamais ?
- Non, je ne peux pas te le promettre parce que Jésabelle et Daniel , mes parents, et moi on s’est juré de ne jamais avoir de secrets. Ils m’ont dit qu’un secret c’est ce quelqu’un nous demande de ne pas dire aux autres. Si tu veux que je te fasse la promesse de garder ton secret, eh bien j’aime mieux que tu parles de ça à mademoiselle Abigaelle, pas à moi.
- D’accord, seulement tes parents.
 
Le secret qu’un enfant doit promettre de ne jamais dévoiler, s'il provient d’un adulte, est trop souvent une manière détournée de l’enfermer dans des situations qui ne peuvent que lui être néfastes. Oreille tendue puis bouche fermée. Les éléments qui composent un secret demeurent dans le cerveau de l’enfant comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement risquant d'exploser un jour ou l'autre alors que bien des dégâts auront possiblement déjà eu lieu. Benjamin avait parfaitement bien compris l'enseignement et ne comptait pas y déroger même si la demande provenait de sa meilleure amie, la personne la plus importante pour lui après ses parents.
 
Le bus avait ralenti sa vitesse en raison du vent qui soufflait de plus en plus violemment provoquant quelques amoncellements de neige là où les espaces boisés s’achevaient ; les plaines des deux côtés de la route ne pouvaient aucunement bloquer sa fureur grandissante. Le chauffeur maugréait et dans son regard que reflétait le rétroviseur vers les deux seuls passagers, on y lisait aisément une évidente contrariété.
 
Chelle reprit la parole. «Mon papa est mon héros. Il travaille très fort. Il nous aime ma maman et moi, peut-être un peu moins sa maman à lui, mon ancêtre. Lorsque l’ours blessé a commencé à faire peur à tout le monde au village, avec une flèche dans la cuisse qui saignait beaucoup, comme Patrick l’a dit dans la cour de l’école, on pensait qu’à cause de la flèche, mon papa était responsable de cette blessure. Quelques jours après, Monsieur le curé est mort dans le cimetière, puis on a retrouvé l’ours mort près de la rivière, mais pas la flèche. Cette journée-là quand je suis revenue de l’école, Ojibwée était pas mal excitée. Plus que d’habitude. Quand elle tourne en rond autour de nous, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas quelque part. Tu te souviens, il y avait une petite couche de neige sur le sol mais pas comme aujourd’hui. Je me suis dit que c’était l’arrivée de la première neige qui rendait ma chienne si folle, mais elle ne se roulait pas par terre comme elle fait quand elle est heureuse, non, elle courait vers la route puis revenait, repartait, comme si elle voulait que je la suive dans le petit bois à côté de chez-nous. C’est rare, très rare même que Ojibwée jappe, mais là elle ne cessait pas, ce qui a attiré l’attention de maman qui est sortie sur le perron me disant d’entrer. Je lui ai expliqué ce qui se passait ; elle est allée prendre un chandail parce que ce n’était pas chaud chaud et nous sommes parties derrière la chienne. Arrivées devant le bouleau blanc, à l’endroit où mon ancêtre grand-papa est enterré, eh bien nous avons été surprises toutes les deux de voir le coyotte mort avec une flèche dans la cuisse. Le même coyotte qui passait dans notre cour pour traverser la route. Il avait perdu beaucoup de sang parce qu’il flottait presque dans la mare sous lui. Ojibwée se tenait un peu plus loin et avait arrêté de japper. Maman a dit « ne touchons à rien, papa verra à cela quand il rentrera.» Et nous sommes revenues. Grimpant l’escalier, ma grand-mère ancêtre se tenait à la porte et je me rappelle parfaitement bien qu’elle n’était pas étonnée de nous voir revenir de ce qu’elle appelle le «cimetière» et avait comme un sourire dans sa face. Maman a dit «tu me laisses en informer ton père.»
- Toute une histoire ça, Chelle !
 
Et la conversation s'arrêta là, le bus stationnait devant l’école. En raison des chemins de plus en plus glissants, surtout que le fameux rang sans nom, sans numéro et sans asphalte n’est jamais dégagé - le même traitement prévaut pour celui qui mène chez les parents de Benjamin - ils furent les derniers à entrer dans l’école. Madame Saint-Gelais se tenait dans l’entrée, le regard fourbe, un agenda sur les genoux qu’elle referma après avoir pris quelques notes. « Allez vite en classe mes deux retardataires.» Assez vite Benjamin et Chelle avaient appris à ne jamais répliquer aux propos de la directrice de l’école, que les retenir.
 
La journée parut longue aux deux enfants qui attendaient la fin des classes pour continuer la suite du récit de ce que Don fit alors qu’on lui annonça la mort du coyote, tué lui aussi par une flèche. Doucement la neige faisait un tapis sur lequel les élèves de l’école s’amusaient à glisser, mais ne permettait pas pour le moment d’en faire des balles et les lancer, ce qui mettrait la directrice en rogne. D’ailleurs, tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre être sujet ou objet d’accident - selon elle - la mène à des excès de prudence, une surabondance de nouvelles règles qu’autoritairement et sans consultation aucune elle impose unilatéralement à tous, élèves comme enseignantes. Combien de fois les hivers précédant celui-ci a-t-elle annulée les périodes de récréation en raison d’un degré de température qu’elle jugeait être un risque d’engelure autant pour les grands que les petits élèves ! Aujourd'hui, le vent et la neige prenaient de l'ampleur de sorte que vers 3 heures 30 lorsque le bus s’arrêta devant l’école, le chauffeur interpella la surveillante. « La route est vraiment dangereuse, pourrais-tu aviser les parents des deux éloignés de venir les chercher ? Je n’ose pas m’aventurer dans ces impasses.» La responsable en poste dans la cour d’école une fois l’horaire scolaire terminé se dirigea vers l’entrée pour aviser la directrice, mais Abigaelle qui surveillait de sa fenêtre de classe sortit rapidement pour s’informer de la situation. Derrière elle, madame Saint-Gelais, suivait attentivement l’échange.
 
- Dis au chauffeur que je vais me charger de reconduire Chelle et Benjamin directement à la maison. Il est difficile pour Henriette de les rejoindre, mais je prends tout ça sous ma responsabilité.
- Je fais entrer les deux dans l’école en attendant que tu les récupères, acheva la surveillante.
 
Devant l’attitude de l’éducatrice que la directrice jugeait rédhibitoire, cette dernière l’avisa que la commission scolaire ne possédait pas d’assurance pour ce type de déplacement et qu’elle aviserait le président de son imprudence. « L’urgence est de reconduire ces enfants à la maison puisque le transport scolaire ne peut pas le faire, répondit Abigaelle se dirigeant vers ses élèves coincés à l’école en raison du mauvais état des routes. Et dire que nous ne sommes qu’au début du mois de décembre.
 
- Ne bougez pas, je vais chercher ma mini-van et nous partons à l’aventure.



mercredi 11 juin 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (23)




en choeur


                                                en chœur ils disent
«crions plus fort pour que personne ne nous ignore» 
 
                                                en chœur ils répètent
«l’égoïsme n’a pour rempart que celui des autres»
 
                                                en chœur ils crient
«nos mots n’empêchent pas la chaleur  
au jour de succéder à la nuit, 
ls rafraîchissent le jour et la nuit»
 
                                                en chœur on les entend dire
«les grandes idées devenues institutions n’ont plus de sens»

                                                en chœur on les entend répéter
«un est un impair» 
 
                                                en chœur on les entend crier
«en regardant loin on marche sur des routes qui n’ont pas de fin» 
 
                                                en chœur et sans peur on entend
«à nos questions les réponses n’ont aucun langage pour bien se dire»

 

30 juin 2012
433

 

 



aller-retour


son chemin suit la même route
court autour du même infini
celui d’une note sans faute
symphonie mineure du matin

 

elle marchait traînant ses savates de pluie
s'arrêtait aux carrefours crucifiés
déposait le poids des heures fatiguées
personne ne la remarque

 

quelques casques plombés
guerres oubliées puis reprises
celles de la mémoire qui ruissellent encore
sur la peau de la femme

 

aux feuilles des arbres
longs dans leur éternité
un léger tremblement
symphonie majeure d'après-midi

 

son chemin de retour le même encore
elle croise la lueur du soir
s'harmonise à la nuit
aux cris des sirènes

 

tout au bout des étoiles pâles    étouffées
de fulgurantes comètes
hurlent à fendre la Terre
des hymnes mortuaires

 

Et

 

si elle ne revenait plus immobile dans sa paralysie
prostrée face-à-face au  regard des autres
ceux qui ne savent toujours pas
que la vie est un long aller-retour                         

 

23 juillet 2012
435






Fil d’Ariane

un fil blanc, long boulevard illuminé, lézarde les yeux
de la femme, statue de pierre, qui pleure son invariable silence
à son doigt, il s’allonge, cherchant à capter quelque chose au loin

 

il fouille le lointain, ce fil blanc qui n’a rien de l’appendice, du sémaphore
pernicieusement enroulé à son poignet, le gauche, celui du coeur,
l’enserre comme un bijou, une guipure que le soleil se plaît à noircir

 

la cicatrice à son poignet gauche, bracelet tressé d’un fil blanc,
la femme qui pleure la cache de sa main droite, une main rouge
comme le sable mêlé à du sang… ou plutôt, en la fixant bien,
une carte périmée, toute de veines bleuies, étendue devant elle
parlant à sa place, demandant à être lue entre ses lignes blanches

 

ces stigmates recousues au fil blanc, à vif alors qu’elle ne pleurait pas,
à ses chevilles tordues par une sauvage douleur, des chaînes humides,
écrasées sur le bitume sec s’amusant à la harceler…

 

les yeux vers les nuages, elle apprit à pleurer
son corps, clone gris des trottoirs et du noir des rues 
la femme qui pleure ligote ses rêves l’un à l’autre avec du fil blanc
laissant ses larmes nettoyer le vide qui peuple son âme
elle n’a pas de chaînes torsadées à son âme, qu’un fil blanc 

 

18 août 2012
437

vendredi 6 juin 2025

Si Nathan avait su (34)

 


On venait d’annoncer que les obsèques de Monsieur le curé de la paroisse des Saints-Innocents seraient présidées par l’évêque du diocèse et célébrées le samedi 20 décembre à 15 heures à l’église de la paroisse. L’article du journal NOTRE RÉGION ne précisait pas si, à cette occasion, on officialiserait la nomination du nouveau curé. Pas une ligne sur cette histoire d’ours blessé, de l’intervention de la faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe et d’une supposée corrélation entre cette affaire et le décès du curé chanoine.
 
L’église, temporairement fermée, se retrouve maintenant sous l’étroite responsabilité de Monsieur le maire. L’unique employé municipal verra à ce qu’elle soit nettoyée régulièrement, qu’avec la venue des froids, de la neige, il s’organisera pour que le chauffage soit ajusté et le déblaiement des entrées soit assuré. On dut même interrompre les activités de deux ou trois groupes communautaires qui se réunissent mensuellement au sous-sol, dont la populaire soirée du «Bingo» qu’organisaient conjointement les Filles d’Isabelle et le Cercle des fermières. L’inquiétude principale, devenue le nouveau sujet de conversation du village après l’affaire de l’ours, un peu comme un sujet politique s’efface lorsqu’un nouveau s’installe, portait sur la célébration des Fêtes de Noël. La tradition veut qu’une collaboration entre Monsieur le curé, la directrice de l’école et l’un des échevins de la ville qui, on s’en souvient, est également marguillier, pivote autour d'eux qui verront à ce que cette période, alors que l’école sera fermée, l’église en plein brouhaha et la municipalité veillant à la décoration de la rue Principale, que cette période donc soit la plus festive possible. Dans le cercle des plus âgés un embarras devint rapidement un souci, qu’arrivera-t-il si malencontreusement survenait un décès ? Le cimetière ne posait pas problème puisqu’en hiver les cercueils sont entreposés dans un charnier à l’entrée du lieu, mais pour les funérailles, devra-t-on les célébrer dans une autre église du canton ? Pour dire que cette histoire ayant débuté par un ours blessé, le décès de prêtre, un cadavre d’animal sauvage récupéré sans toutefois que la flèche meurtrière soit retrouvée, pour un petit village tissé serré c’en était beaucoup.
 
                                                        *****
 
L’atmosphère sévissant chez la famille ojie-crie depuis que Don, régulièrement assis sur les marches de l’escalier, si entièrement défait que sa femme et sa fille ne l’ont jamais connu ainsi, sans parler de l’ancêtre qui, réfugiée dans sa chambre au rez-de-chaussée, n’en sortait que pour manger, y retournant tout de go. Peu de paroles s'échangeaient jusqu’au moment où Chelle ne pouvant plus supporter l’éloignement de son père, s’adressa à lui. Sa mère, peu éloignée des fameuses marches devenues comme un refuge à ciel ouvert, pouvait très bien suivre une conversation parfois décousue, souvent sibylline, continuellement coupée par des silences ténébreux.
 
- Chelle, tu ne dois pas écouter tout ce qui ce dit dans la cour de ton école, n'entends que ce qui est important pour toi.
- Écouter, entendre, c’est la même chose.
- Non ma fille, il y a une différence et à toi de la gérer.
- Laquelle ?
 
Chelle, malgré son jeune âge, était déjà adaptée à recevoir des informations souvent radicalement opposées, voire contradictoires. Celles de son père, celles de sa mère et de l’autre, l’ancêtre, toutes aussi distantes à tel point qu'elles se rejoignaient difficilement. Cela la troublait parfois. Comme elle n’apprécie pas sentir une boule à l’intérieur d’elle, à l’estomac principalement, dans le bus la menant à l’école et la ramenant, assise tout à côté de la fenêtre donnant sur les rangs sans nom, sans numéro, sans asphalte, près d’elle son unique et combien essentiel ami Benjamin, lui parler de ce qui se passait dans sa maison, devint une soupape. Bien sûr Benjamin ne pouvait lui apporter de solutions, des conseils non plus, mais son écoute très attentive se révéla pour la fillette des occasions de mieux se sentir, de libérer ce qui commençait à l'angoisser. Les mots d’enfant ont la faculté de se rendre directement au vif du sujet, parfois de manière incorrecte ou évasive, mais une fois énoncés, puis reçus par une personne de confiance, deviennent libérateurs. C’est ce qu’elle vivait avec Benjamin, souhaitant ardemment que ça débloque avec son père.
 
- Écouter, c’est recevoir des sons qui se manifestent autour de soi sans qu'on y fasse trop attention. Comme il  y en a plusieurs en même temps, on en manque certainement quelques-uns.
- Ça se fait tout seul, écouter.
- Oui, c’est ça. Mais entendre, c’est choisir ce qu’on veut écouter.
- C’est drôle ce que tu dis, mademoiselle Abigaelle…
- … celle qui est venue à la maison chercher son permis de chasse, ton éducatrice ?
- Oui, mademoisele Abigaelle, elle dit tout comme toi. Parfois, lorsqu’elle veut se faire entendre elle attire notre attention avec une main levée. Ça veut dire «Silence!» là je sais qu’on doit arrêter d’écouter tous les sons pour entendre ce qu’elle veut nous dire.
- Elle est bien cette éducatrice. J’aime beaucoup comment elle vous présente les choses. Je me rappelle quand tu es revenue de l’école en chantant…
- … oui, une chanson de Félix Leclerc...
- … exactement. J’aimerais bien l’entendre.
- Benjamin m’a dit que son papa achètera un disque de Félix Leclerc la prochaine fois qu’il ira dans la grande ville.
 
Délicatement, à pas de coyote, entre le père et sa fille s’installait un moment pouvant ressembler à ce que chez les autochtones on appelle «pow wow», mais dans ce cas-ci, on pourrait plutôt dire un mini-pow wow. L’esprit de rencontre y est présent.
 
- Papa Don ?
- Oui ma fille, qui a-t-il ?
- Depuis quelques jours tu n'es plus comme mon papa que je connais. Est-ce que j’ai fait des choses qui ne t’ont pas plu ?
- Non Chelle, tout ce que tu fais depuis ta naissance est correct, même si je sens parfois que certaines choses obscurcissent tes yeux. Je reconnais ces moments. Tu plisses les yeux, t’éloignes avec Ojibwée et ne parles presque plus.
- C’est que je suis triste de te voir comme ça.
- Tu sais, l’histoire de l’ours m’a blessé autant que l’animal l’a été.
- Tu ne vas pas mourir comme lui ?
- Non, mais on peut mourir de différentes manières.
- Pas mourir et rester en vie en même temps ?
- Ma fille, peut-être que tu ne comprendras pas ce que je vais te dire, mais oui c’est possible de mourir et rester en vie.
 
Les marches de cet escalier auront reçu des trames de vie, plusieurs, depuis l’arrivée de cette famille ojie-crie dans la municipalité des Saints-Innocents.
 
- Tu sais autant que moi qu’un oji-cri comme tous les êtres humains de la terre possède un corps et une âme. D’ailleurs, c’est l’âme de ton ancêtre que l’on garde avec nous alors que son corps est à se mêler avec la terre dans notre petit bois, au pied du bouleau blanc. Il est mort de corps mais vivant d’âme.
- Est-ce que tu vas enterrer grand-mère ancêtre à la même place que lui ?
- Probablement, à moins qu’elle souhaite retourner dans son lieu natal, en Ontario.
- Elle ne parle jamais de ces choses-là.
- En effet, mais elle n’en pense pas moins.
 
L’échange entre les deux prenait un chemin qui ne semblait pas permettre à Chelle de mieux saisir la détresse  silencieuse de son père, jusqu’au moment où il ajouta :
- On peut mourir d’une flèche...



mercredi 4 juin 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (22)

 


                                          Riverside
 
en réponse à la question posée
l’enfant dit     
«un oiseau»                                                      Un oiseau?
«bleu, léger comme le vent, rapide»     Le vent?
«j’irai haut, poussé par le vent, 
plus haut encore que les tours de Saïgon,
l’œil globuleux du crapaud            
me perdra de  vue, devenu 
minuscule point noir, mobile, furtif»
 

en réponse à la question posée
l’enfant dit     
«serai espèce en voie de disparaître,
rayée déjà des encyclopédies»                Rayée?
«grandes rayures bleues sur ailes bleues
cerf-volant grattant les nuages de Saïgon
par un samedi gris, chaud, humide»
 
 
en réponse à la question posée
l’enfant dit     
«tout comme l’aigle flottant au-dessus de
l’embuscade  des nuages
entre bleu-mer et bleu-air je courrai
me perdrai dans un bol de riz    
tête penchée telle une souffrance épuisée 
provenant d’un dragon aérien»

«serai oiseau-aigle mêlé aux odeurs d’épices
qui étourdiront les pistes derrière moi 
oiseau rapide comme vent de tempête,
lent comme bouquet d’algues se dandinant
sur la rivière Saïgon»
 
                          
 
en réponse à la question posée
l’enfant dit     
«oiseau migrateur transportant pollens                                       d’ailleurs, poivre des îles, 
créateur de nouvelles fleurs    
de nouvelles couleurs
suivre les rivières  qui rêvent du Mékong
après s’être aventurées sur le fleuve Rouge
la rivière des Pafums                           
suivre aveuglément le protecteur 
des libellules pour se perdre dans la mer de Chine»
 
 
en réponse à la question posée
l’enfant dit     
«esquisserai la forme des dragons impériaux             de Hué jusqu’au-dessus des tours miniatures 
de Hanoï
comme un oiseau-palmier, je me faufilerai,
fleur jaune au cœur rouge
rouge comme le sang sur le sable du Vietnam
envahissant les neuf bras du Mékong»
 
 
et 
en réponse à la question posée
enfant je dirai
                                                                                                     
«enfant-oiseau 
au bout du monde
il y a un chemin menant à la disparition des voies...
des rivières...   des fleuves...   des deltas...   des mers...
et au bout...   tout au bout…
un grand ciel ouvert 
qu’un crapaud regarde… »
   
20 mai 2012
 

 
 
 
 
chaleur
 
 
la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau
 
 
au loin, la tour perce les nuages
les motos-fantômes
- l’une derrière l’autre -
composent une piste de chandelles
rythment entre les flaques liquides
une drôle de farandole
sur laquelle, dans un vent de nuit,
glissent les chauves-souris
 
 
la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau 
 
 
partout, la chaleur vit, ici et là
sous un arbre, un banc oublié
sur les gerçures humides du vendeur de fruits
les yeux secs de la femme-palanche
celle qui colporte sa croix quotidienne
les pieds noirs des enfants cerfs-volants
la chaleur vit partout, omniprésente
dans les bruits secs, craquants du matin torride
 
 
la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau 
 
 
au loin, la rivière-serpent sous les ponts
laisse derrière et à côté d’elle
comme autant de vestiges maritimes
les résidus spumeux des sables lointains
rouges encore du sang des immolés
brûlés par la chaleur des siècles
qui, pour mille et une raisons impunies,
rappliquent tel un ressac de feu
 
 
la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau 
 
 
partout tendues, des mains calcinées
cherchent le ruissellement des gouttes de pluie
fuient la sécheresse des feuilles illuminées de fruits
se joignent à l’ombre avariée des libellules en fuite
alors qu’au bout des doigts tintent les baguettes de bois
dans des bols d’étain qu’une jeune fille récure
fixant par-dessus les paniers de crevettes
un regard d’osier, d’avenirs jaunes et chauds
 
 
la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau

 
au loin et partout, plus loin encore que le bruit du soleil
au cœur, au centre des fournaises humaines
dans un silence qui fond sous la paresse du matin
la pluie comme de la sueur de chaleur
se répand     à midi elle s’étendra par-delà la sieste
fera craquer les peaux ouvertes et alanguies
dans sa poursuite des autels du repentir
pour retrouver un dragon noyé dans la mer
 

la terre, dans sa mémoire d’arbre,
retient le vert d’avant la pluie
la chaleur d’avant l’eau
 
21 juin 2012
431









lundi 2 juin 2025

LA FILLE À SON PÈRE

 



Je ne connaissais pas cette maison d'édition - L'EMPREINTE DU PASSANT - mais l'autrice, Loïse Lavallée, fort bien. En fait, Loïse possède un surnom  pouvant ressembler à un pseudonyme, O'Ma, et partage avec moi une place privilégiée auprès des enfants de ma Fille Catherine, de son Fils Nicolas, celle de grand-parent. Je dis une place car il ne s'agit aucunement d'un rôle, ça s'approche davantage d'une grâce. 

J'aborde ce billet par un biais... celui de l'affection, non, davantage, l'amour qui est au centre de ce livre, celui d'une fille pour son père, d'un père pour sa fille. La relation - qui s'étend aussi à la famille - sur laquelle se fonde les pages que Loïse consacre, magnifiquement, respectueusement, elle nous la fait vivre d'un très jeune âge jusqu'au décès de Jean, son papa, le grand-papa de ses enfants et l'arrière-grand-papa de ceux qui nous unissent Loïse et moi, tel un pont générationnel.

Chacune des pages et elles sont fort bien écrites, fort bien documentées, chacune nous permet à la fois de suivre cet amour filial et l'évolution autant de la ville de Montréal que celle du Québec. Beaucoup de choses changent, ont changé depuis la naissance de la fille de cet homme qui mourra dans ses bras. Beaucoup. Et la chronologie du texte permet de suivre les différents mouvements qui furent la genèse d'un Québec avide d'ouverture. Déjà, Loïse, et elle nous le décrit à merveille, se retrouve immergée dans cette dynamique, la comprenant parfaitement puis l'intégrant dans ses actions futures, autant au pays qu'à l'étranger.

Nous avons été habitués à suivre des auteurs masculins, sans aucun doute fort pertinents, mais qui ne voient le monde qu'à-travers le spectre de leur genre. Le texte de Loïse sur la part manquante des évangiles m'apparaît comme un essentiel rappel que la place des femmes dans nos sociétés, en plus d'avoir été occultée et réduite qu'à l'application servile des cours d'enseignement ménager, doit s'élargir au-delà de ce que l'on nommait, l'émancipation. C'est ici qu'apparaît la louve. 

Oui. Et cet élément - il faut absolument en prendre connaissance si l'on veut goûter cette ode au père - l'élément de la louve, celui qui nous a permis, Loïse et moi, de connecter profondément, provient de la pianiste et écrivain Hélène Grimaud. Il faut s'y attarder un peu et ce peu deviendra gigantesque de fascination et sans aucun doute servira de clé de lecture à ce dernier livre de Loïse.

Poétesse, romancière, il me serait plus économe d'écrire auteure multi-genres, résolument ancrée en Outaouais malgré que Montréal lui soit encore tatouée sur tout le corps, nous épate par toute une série d'épisodes de la vie tumultueuse de cet homme qui imprimera sur sa fille, un peu comme on trace une carte topographique, le mot rebelle.

Je m'attarde sur ce mot, un mot qui en «mène large» qu'il soit utilisé comme nom ou adjectif, il réfère à cette volonté de ne pas suivre une route, une orientation, un système tout cela préétabli par un ordre quelconque et supérieur. L'esprit rebelle de Loïse, je le compare à celui d'une formidable écrivain vietnamienne Dương Thu Hương qui n'a jamais hésité à défendre les droits de la femme dans un pays particulièrement machiste, une culture chancelant entre esprit traditionnel et révolutionnaire, au point d'être exclue du Parti communiste et exilée en France.

Ces deux femmes prennent la plume, disent ce qu'elles ont vu, ce qu'elles voient et beaucoup comment elles voient l'avenir, les yeux ouverts autant sur le rétroviseur que droit devant comme toute conscience éveillée. 

Voilà mon appréciation du récit de Loïse, le dernier et certainement pas le dernier des derniers.  

Bonne lecture à tous et toutes.

samedi 31 mai 2025

Si Nathan avait su (33)

 

Félix LECLERC


- Jésa… Jésa…
- Oui Benjamin, que se passe-t-il ? Tu me sembles pas mal excité ? 

Ayant couru du bus scolaire jusqu’à la maison, non pas seulement pour se prémunir contre la pluie devenue plus sévère, mais afin de partager un événement qui l’a particulièrement emballé aujourd’hui, tellement qu’il en a oublié de récupérer son livre dans l’abri que le voici dans la cuisine où sa mère achève de cuire le repas du soir.

- Est-ce-que tu connais le chanteur Félix Leclerc ?L'exaltation animait le fiston à un point tel que le chocolat chaud posé sur la table ne retint pas son attention.

- Bien sûr que je le connais, il n’est pas seulement chanteur, Félix est un grand, très grand poète. Il écrit des romans et des pièces de théâtre aussi.
- C’est quoi le théâtre ?

Jésabelle ne cessera jamais d’admirer la curiosité de son fils, son goût pour les belles choses, un petit bonhomme avide d'en savoir toujours davantage, même si cela tourne presque exclusivement autour de la poésie. Une nouvelle forme d’expression venait de lui être proposée à l’école et Benjamin exigeait qu’on lui en dise plus encore.

- Comment l’as-tu connu ? D’abord je réponds à ta question. Le théâtre, c’est un art, comme la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, la danse sauf qu’il se pratique devant un public qui reçoit des histoires que les acteurs et les actrices leur présentent. Félix en a écrit plusieurs des pièces de théâtre.
-  On n’en a pas du théâtre ici dans le village.
- Non, tu as raison, mais dans la grande ville, il y a plusieurs salles où on présente de tels spectacles. Mais tu l’as connu comment Félix Leclerc ?
- À l’école, mademoiselle Abigaelle nous a fait écouter deux chansons de lui.
- Tu as aimé ?
- Tellement une belle voix. Quelle bonne idée de mettre de la musique sur les mots d’un poème !
- Pourquoi ton éducatrice a-t-elle pensé vous faire entendre ces chansons ? Lesquelles, t’en souviens-tu ?
- Oh! Oui, je suis incapable de les oublier, parce que nous aussi on vient d’avoir une histoire d’ours.
- Tu parles de l’ours blessé ?
- Patrick n’a pas été gentil avec Chelle dans la cour de récréation. Il a dit qu’elle et son père étaient des tueurs d’ours. Des tueurs pas bons parce qu’ils l’avaient seulement blessé et que ça a rendu l’ours plus méchant.
 
Jésabelle n’insiste pas sur l’événement, Daniel lui ayant rapporté que le village au complet accusait Don, le garde-forestier, d’être mêlé à cette affaire à cause de la fameuse flèche qui serait à l’origine de la blessure puis de la mort de l’animal, flèche toujours pas retrouvée.

Benjamin reprit la parole :
- Mademoiselle Abigaelle a dit «je vais vous faire écouter deux belles chansons avec des ours pour personnages. Comme c’est pas mal le sujet de conversation actuellement dans le village, je suis certaine que cela pourra vous intéresser et regarder tout cela d’une autre manière.»

Benjamin semblait tellement pris par ces deux chansons que sa mère insista pour qu’il lui raconte ce qu’il avait retenu non pas de l’affaire de l’ours blessé, mais des mélodies de Félix Leclerc.

- Une c’est l’histoire d’un petit ours qui ne voulait pas dormir l’hiver, il voulait voir Noël chez les humains. Il a gelé, un monsieur l’a trouvé, amené dans sa maison. Quand il a été complètement dégelé on l’a empaillé pour en faire un jouet à ses enfants, comme cadeau de Noël.
- L’histoire est vraiment triste.
- Oui, mais l’autre est plus triste encore. C’est la mort d’un ours pris au piège et d’un loup accompagné de son petit qui viennent le saluer dans la forêt. Ils reviennent en pleurant. J’ai appris que l’ours c’est comme le roi de la forêt.

Jésabelle constatait que Benjamin avait été marqué par cette expérience musicale qu’elle trouva tellement intéressante, non pas seulement pour dédramatiser l'histoire qui bousculait tout le monde, mais, d’une certaine manière, amener ses élèves dans une autre dimension leur permettant d’apprécier la circonstance sous un angle différent. De jour en jour, l’éducatrice plaisait à cette femme dont la grossesse arrivait au début de son cinquième mois.

Ses pensées quittèrent l’espace d’un instant l’échange avec son fils pour se porter vers la famille de Don qui devait vivre tout cela assez péniblement. Don, certainement, mais aussi sa femme qui tout comme elle arrivait dans les mêmes temps de gestation. Il lui paraissait important qu’avant les grands froids et les neiges d’hiver, elle puisse leur rendre visite. Elle se dit   » Je laisse passer la tempête actuelle, puis nous irons.

 - Maman, penses-tu qu’on pourrait avoir le disque des chansons de Félix Leclerc ?

Plongée dans ses pensées, Jésabelle fut ramenée à la réalité » Bien sûr Benjamin. Nous demanderons à Daniel de nous en procurer un lorsqu’il ira dans la grande ville. Bonne idée.

 

*****

 
Don faisait les cent pas. Ne cessait de faire les cent pas. Le balcon, puis la cuisine, deux circuits, l’un après l’autre. Chelle lui avait parlé de ce qu’elle avait vécu à l’école durant la récréation du matin. Son père avait écouté. Sa mère aussi. Pour ce qui est de l’ancêtre elle fut confinée dans sa chambre, celle du rez-de-chaussée, qui après avoir entendu les propos de la petite fille déclara » Ça ne changera jamais !   Don l’obligea à quitter la cuisine d’un ton qui n’invitait pas à la réplique.
 
La fameuse flèche manquante, essentielle pour clore le dossier de l'ours, tout le village la lui imputait ; on l'avait déjà condamné, sans aucune preuve, mais condamné tout de même. N’ayant pu identifier un quelconque chasseur à l’arc, les soupçons tombaient davantage sur son dos et paraissaient être cautionnés par Monsieur le maire en raison des propos de son fils à l'école qu'il avait sans doute entendus à la maison.
 
Un autre incident s’était produit qu'il tenait secret. Quelques jours avant la mort de Monsieur le curé, la découverte de l’ours, de la venue du vétérinaire puis des techniciens, revenant à la maison au bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte, son épouse l’attendait sur le balcon. Chelle n’était toujours pas revenue de l’école. Ojibwée, comme à son habitude, courut vers le camion de Don.
 
- Un problème, femme ?
- Va voir près du bouleau blanc, dit-elle, effrayée, tremblante, assise sur le balcon une veste sur ses épaules.

Lorsque Don, revenu du petit bois, de l'endroit qu’il appelait le «tombeau», sa figure marquait, au-delà du questionnement, de l’incompréhension, de l’inquiétude, quelque chose pouvant ressembler à de l’angoisse, un sentiment profond auquel jamais auparavant dans sa vie il avait été confronté. Muet, les yeux scrutant les nuages porteurs d’une première neige, il se roula une cigarette. Lentement. Son silence emplissait tout l’espace qui le ceinturait.
 
- Tu veux que je te serve une bière ? demanda sa femme dont le ventre gonflé l’empêchait de se lever aussi facilement qu’elle l’aurait souhaité.





jeudi 29 mai 2025

Si Nathan avait su (32)

 




Monsieur le maire en compagnie de Don, le garde-forestier, discutent avec le vétérinaire à l’endroit où le camion devrait arriver d’une minute à l’autre pour récupérer la carcasse étendue sur les bords de la rivière Croche, celle de l’ours blessé par une flèche. Il serait mort au bout de son sang, d’après le spécialiste des grands animaux et animaux sauvages. On pratiquera une autopsie dans les laboratoires de l’école de médecine vétérinaire, à Saint-Hyacinthe.
 
- Vous me disiez qu’on l’a vu pour la première fois il y a maintenant près d’une semaine, ça m’apparaît assez plausible que de jour en jour il se soit affaibli. Comme il se préparait pour hiberner je serais porté à croire que cet animal avait entrepris le processus d’hibernation en se nourrissant beaucoup, question que ses graisses lui permettent d’entrer dans cet état de torpeur qui dure quand même un bon moment, alors cette blessure a sans doute entravé sa démarche. Manifestement il aurait été dérangé avant ou après sa blessure. Vous me rappeliez, Don, que la région ne recèle pas beaucoup d’ours noirs. En avez-vous dénombrés quelques-uns?
- Personnellement, c’est le premier que je vois par ici, répondit le garde-forestier.
- Les chasseurs parlent davantage de coyotes, ajouta le maire soulagé de voir enfin le problème réglé. Avons-nous maintenant à remplir des documents, aviser quelque ministère ou quoi que ce soit d’autre ?
- Vous avez très bien agi, la fin de semaine a quand même beaucoup ralenti notre action, mais on peut dire que tout est bien qui finit bien… sauf évidemment pour votre curé.
- Malheureusement oui, mais ce que je ne comprends pas, continua le maire, c’est que l’ours se soit dirigé dans le cimetière, un endroit où il n’y a rien à manger.
- Le comportement des animaux sauvages est parfois imprévisible. Tiens voici l’ambulance… c’est ainsi qu’on appelle notre camion croque-mort si on peut dire.
 
Deux hommes en descendent, se dirigent vers le vétérinaire qui leur indique l’endroit où ils pourront récupérer le cadavre, précisant de ne pas oublier de prendre quelques photos.
 
L’opération dura à peine quelques minutes. Une fois l’animal installé dans le camion, l’un des techniciens lança une question vers les trois hommes qui quittaient lentement les lieux. » Vous avez parlé d’un ours noir blessé par une flèche, mais on n’a pas de flèche.
- Vous avez bien fait le tour des lieux, demanda le vétérinaire.
- On peut retourner vérifier.
 
Le mystère demeurait complet. On avait l’animal, mais pas la flèche ayant servi à l’abattre ; on avait un homme, Monsieur le curé, étendu dans le cimetière sans que l’on sache exactement quand la crise cardiaque, cause du décès selon les premiers répondants, l’avait frappé et qui précisément l’avait retrouvé. On se retrouvait en présence de circonstances graves sans que personne puisse orienter les recherches. Comme l’ours avait été retrouvé plus tard après la découverte du curé et tout de même assez loin du cimetière, peut-être avait-on présagé un scénario sans que nécessairement les deux événements soient concomitants.
 
Monsieur le maire considérait avoir rempli ses responsabilités conformément à sa charge, rassuré par le vétérinaire que tout avait fait selon les règles de l’art, il ferma le dossier qui, à sa grande surprise, sera rouvert dès la fin de la journée.  » Beau début du mois de décembre, se dit-il saluant tout le monde rassemblé autour du camion.
 
*****
 
Dès le lendemain les agents de la Police provinciale furent reçus à la salle municipale par l’ensemble du conseil apprenant qu’une mort suspecte nécessite toujours une investigation et doit être rapportée à un coroner. De cette réunion à la fois brève et formelle, dirigée par un enquêteur-général venu de Montréal, trois éléments manquaient afin d’éclaircir l’événement : qui avait vu Monsieur le curé avant ou après qu’on ne le trouve mort dans le cimetière ? ; qui avait vu l’ours blessé avant qu’il ne soit localisé près de la rivière ? ; si la flèche n’était pas dans la cuisse de l’ours, où était-elle ? Chacun des participants à la réunion remarquèrent que le mot «témoin» n’avait pas été utilisé par l’enquêteur-général, sans doute que l’on gardait ce terme pour un possible procès. Déjà les hypothèses les plus farfelues se mirent à circuler un peu partout, une habitude dans des endroits où de manière rarissime des faits spectaculaires viennent bouleverser la tranquillité des lieux.
 
Rapidement ces trois éléments furent ébruités dans la municipalité et les environs, invitant les gens ayant des informations aussi quelconques qu’elles puissent leur paraître à venir les partager auprès des policiers qui s’installèrent dans la salle municipale... pour un petit bout de temps, croyait-on. Ce qui ne fut pas le cas, car dès le lendemain le livreur du supermarché jura avoir vu Monsieur le curé se promenant dans le cimetière, même que ce dernier ayant reconnu le camion de livraison salua de la main son chauffeur. Selon ce dernier, tout semblait normal. Une marche de santé puisque la température le permettait. À son retour vers le supermarché, plus de Monsieur le curé. Il lui sembla apercevoir entre deux stèles quelque chose d'anormal. Il s'y est rendu, constata l'état de prêtre et rapidement en informa monsieur Delage, le propriétaire, qui appela les secours.

Peu de temps après, dans la même journée, un citadin assura les enquêteurs avoir vu l’ours blessé - il devait être autour de midi - près de la rivière sans pouvoir dire si la fameuse flèche était toujours collée à sa cuisse.    » J’ai eu tellement peur, j'ai pensé qu'à m’en aller, sans courir comme on nous l’avait dit à la réunion, et rentrer chez nous. Ne restait donc plus que cette fameuse flèche à éclaircir : les techniciens de l’école de médecine vétérinaire avaient été formels, un ours noir mort, la cuisse ensanglantée, coagulée, mais aucune trace de  flèche. Même résultat lorsqu’ils retournèrent à la demande du vétérinaire passer le périmètre au peigne fin. Les photographies prises à ce moment-là devaient être postées à l’enquêteur-général dans les plus brefs délais.
 
*****

La réunion commandée par Monsieur le maire, le samedi 30 novembre - jour d’anniversaire de Abigaelle - revenait régulièrement à son esprit lorsque l’appel de madame Saint-Gelais, deux jours après le pic des événements, lui parvint.
 
- Monsieur le maire, vous devez certainement vouloir tourner la page sur cette histoire d’ours blessé avec tout ce que cela vous a apporté comme surplus de travail ?
- Madame la directrice, je ne fais que mon boulot. C’est plutôt calme d’habitude, mais cette fois-ci… je dirais que c’est la pire chose que j’ai eu à m'occuper.
- Vous avez toute mon admiration. Je m’accroche beaucoup au principe d’utilité, je veux dire par ceci qu’il nous faut viser au bonheur, éviter le malheur. Parfois l’un prend le dessus sur l’autre, il faut alors gérer tout ça avec justice.
- Je vous comprends. Quelque chose de précis me vaut cet appel?
- L’affaire de l’ours blessé a fait des vagues dans ma cour d’école.
- J’en suis parfaitement conscient.
- Patrick, votre fils, aurait fustigé la jeune indienne dont le père est votre garde-forestier.
- Il n’a pas été violent j’espère ?
- Je me doutais qu’à la maison il a dû entendre parler de toute cette histoire et que sa compréhension des faits en aurait peut-être été chamboulée. Toutefois, ce qu’il a dit à la petite sauvageonne, à mon avis, reflète parfaitement bien ce qui circule dans la municipalité. C’est pour cette raison que l’ayant reçu dans mon bureau je ne lui ai pas donné de conséquence, même pas lui annoncer que j’allais vous appeler.
- Souhaitez-vous que j’intervienne auprès de lui ?
- Je ne crois pas que cela soit nécessaire, le fait d’avoir été retiré de la récréation m’apparaît suffisant.
- Merci madame Saint-Gelais pour ces renseignements et sachez que vous avez toute ma collaboration si  nécessaire.
 
Une fois l’appareil téléphonique déposé, les oreilles de la directrice furent attirées par une voix connue, mais qui n’a rien à voir avec son école.



                                        

Si Nathan avait su (35)

  Chelle tourna son regard vers la maison pour saluer sa mère, immobile à la fenêtre de la cuisine donnant sur la route du rang sans nom, sa...