La pluie n’a cessé de s’abattre sur la région en ce juillet qui, jusque là, tangue entre canicule et vents violents. Daniel, le père de Benjamin, craignant pour les récoltes dans lesquelles il avait englouti le peu d’argent que ses parents lui laissèrent en héritage duquel - le notaire avait été très clair en lui dévoilant le contenu du testament, rien, absolument rien ne devait aller à leur bru avec qui ils ne réussirent jamais à s’entendre.
Le blé courbait sous l’orage, le maïs se pavanait de gauche à droite dans la pluie alors que les tournesols cherchaient désespérément le soleil dérobé à leur regard alors que de continuelles décharges électriques cicatrisaient les nuages. Daniel, quittant la maison en ce matin de juillet, tenait absolument à demeurer proche de ses récoltes comme pour les rassurer, être en première ligne si par malheur quelque catastrophe survenait.
- Bonjour madame.
- Monsieur, ne restez pas sous la pluie, entrez.
- Merci. Je me présente, Raphaël Létourneau des services à l’enfance.
- Puis-je vous offrir une tisane ? La pluie a dû vous transir.
Jésabelle lui assigna une chaise autour de la table de cuisine et, faisant bouillir l’eau, le considérait à la dérobée.
- Vous possédez une bibliothèque impressionnante, dois-je en conclure que vous êtes une grande lectrice ?
- Nous sommes très attachés à ces livres, principalement les recueils de poèmes pour mon fils Benjamin.
- Puisque vous le nommez, permettez-moi de vous entretenir de la raison qui m’amène chez-vous aujourd’hui.
- Je vous écoute monsieur Raphaël.
- Sans que ce soit nommément une plainte, mon service a reçu de façon confidentielle des appels en lien avec la sécurité de votre garçon. Selon ce que nous en comprenons ça pourrait se résumer en quelques mots: on ne voit jamais cet enfant, on s’inquiète qu’il soit seul lorsque les parents quittent la maison, on s’interroge sur les conditions de sa socialisation puisqu’il semble ne jamais se trouver en contact avec d’autres enfants de son âge et, ici je vous avoue que ce point nous apparaît très peu important, le fait qu’il ne soit pas baptisé.
- Je vous sers la tisane.
Jésabelle, en aucun moment, ne manifesta quelque réaction que ce soit, encore moins l’intention d’interroger le représentant du service de la protection des enfants sur qui avait signalé ce qui apparaissait aux yeux de l’administration comme assez important pour qu’une démarche soit entreprise. Elle reprit sa place à la table, deux tasses fumantes devant eux, le regard dirigé droit dans les yeux de monsieur Létourneau.
- Je respecte les inquiétudes manifestées par votre service au point de vous déléguer pour nous rencontrer. D’abord je tiens à vous signaler que mon mari, le père de Benjamin, est actuellement à surveiller ses champs et qu’il endossera tout ce que je vous dirai souhaitant que cela puisse éclairer la situation. Elle s’arrêta un instant, prit une gorgée de tisane. Son interlocuteur fit de même.
Dehors, la pluie se faisait plus colérique. Daniel, installé dans son camion, regardait ses champs, ceux qui furent à l’époque le lieu dans lequel les troupeaux de son père se prélassaient pour se nourrir et qui, à la suite de son décès, devinrent, sous son élan, de vastes étendues de céréales. La première année ne fut pas rentable, elle sera même classée, avec le temps, comme la pire de toutes. Daniel apprenait. Daniel découvrait que se lancer dans la nouveauté comporte des risques et que seule la certitude de faire le bon choix importe. Il demeurait sourd aux railleries de ceux qui, encore, se reposaient sur des habitudes séculaires et n’envisageaient aucunement d’y changer quoi que ce soit, même modifier un tant soit peu leur manière de faire, cela ne frôlait même pas l’esprit.
Il regardait ses champs, heureux, méditant sur la route parcourue. Sa famille se résumant à Jésabelle et Benjamin, prenait une très large part dans sa vie, du fait qu’entre sa femme et lui les choses étaient manifestes, franches. Elle voyait à l’éducation de leur fils, il s’occupait des terres qui bientôt allaient s’agrandir des projets qu’il entretenait. Serait-ce du sarrasin ? De l’avoine ? Il prisait l’idée d’enfouir au milieu de son champ réservé au maïs, quelques plants de marijuana que Jésabelle et lui continuaient à consommer régulièrement. On s’en doutait dans le village, mais une omerta s’installa pour éviter qu’une guerre n’éclate éclaboussant d’autres gens qui jouaient, aussi, sur la corde raide.
Sa femme ne l’avait pas mis au courant de la visite d’un représentant des services à l’enfance, s’en tenant ainsi au pacte conclu entre eux qui les obligeait à respecter chacun leur domaine de responsabilité.
- On ne peut, monsieur Létourneau, empêcher les gens de parler, mais votre visite me permet d’exposer les valeurs que cette famille souhaite inculquer à notre fils. D’abord, je vous informe que Benjamin a reçu tous les vaccins que la Santé publique exige de chaque enfant. Une infirmière de la ville d’où je viens, celle qui m’a accouchée il y a près de cinq ans, s’est fait un devoir professionnel de les lui inoculer. De plus, et c’est fort important pour Daniel, moins pour moi, notre fils sera inscrit à l’école maternelle du village et s’y rendra dès l’ouverture des classes en septembre prochain. Ici, nous avons deux façons de voir la scolarisation des enfants. Celle de mon mari, plus traditionnelle et je la respecte, alors que la mienne se base sur deux livres qui m’ont beaucoup marquée: LIBRES ENFANTS DE SUMMERHILL du psychanalyste A.S. Neil et UNE SOCIÉTÉ SANS ÉCOLE de Ivan Illich.
Jésabelle ne cessait de fixer cet homme qui découvrait avoir affaire à quelqu’un de structuré et surtout bien documenté.
- Vos références pour appuyer votre opinion sont solides.
- Qu’il ne soit pas baptisé est-ce une entrave à sa sécurité?
- La société dans laquelle nous vivons et sans doute celle dans laquelle il vivra ne s’est pas encore affranchi de cette certitude.
- Puisque vous évoquez, monsieur Létourneau, le concept de société, permettez-moi de vous dire que notre fils non baptisé, vivant un peu en retrait du village, dans un rang au bout duquel notre maison loge en solitaire, eh bien il se socialise avec les livres, partage ses moments libres lorsque nous quittons provisoirement la maison avec notre chien qui lui sert de compagnon et d’ami fidèle, celui que nous avons surnommé Walden en hommage à Henry David Thoreau. Sa sécurité ne me semble pas mise à l’épreuve dans de telles conditions. Qu’en pensez-vous ?
Les yeux interloqués, cherchant une réponse qui tiendrait la route sans dévier des politiques qu’il se doit de faire appliquer, le jeune homme encore humide de pluie scrutait le fond de la tasse dans laquelle refroidissait la tisane.
- Vous comprendrez, madame, on ne m’emploie pas afin de juger les gens ainsi que leurs opinions, mon devoir est de m’assurer que la sécurité des enfants et dans ce cas-ci, celle de votre fils, soit garantie.
- Soyez tranquille, nous faisons tout pour que notre fils, et il en sera de même pour le prochain enfant qui s’en vient, respire l’air le plus sain possible et que nous installons des filtres adaptés à lui, sa façon de concevoir ce que nous lui inculquons de même que notre façon de vivre.
- Souhaitez-vous recevoir une copie du rapport que j’enverrai à mon supérieur?
- Non merci, nous ne sommes pas des gens qui cumulent inutilement des papiers.
Jésabelle demeura quelques instants sur le balcon alors que, disparaissant lentement sous la pluie, le fonctionnaire songeait à ce qu’il allait rédiger afin que son supérieur soit en mesure de classer le dossier parmi ceux nécessitant un suivi ou ceux que l’on ferme.
Le camion de Daniel se stationna là où la voiture de Raphaël Létourneau venait de creuser des ornières.