mardi 31 janvier 2006

Le quatre-vingt-deuxième saut de crapaud

Na tujiw nemi’g gitpu gnegg musigisg’tug alaqsing aq gesigawtoqsit. Teluet « Majulgwali ni’n ».
Ce qui signifie lorsque traduit de la langue Mi’kmaw : J’ai vu et entendu un aigle qui volait haut dans les airs dire d’une voix forte « Suis-moi ».

Et notre grand-père suivit Paqsi’ma, l’aîné de la famille Épelgiag. Cela lui ouvrit l’esprit, l’âme et le cœur comme jamais auparavant, comme jamais il n’aurait pu l’imaginer. Encore aujourd’hui, lorsqu’il lui arrive d’en parler, les souvenirs se bousculent avec une telle vigueur, celle que son ami mi’kmaw lui aura insufflée.

La musicalité de sa langue résonne encore à ses oreilles. Toute la sagesse également, celle dont il a su se draper au contact de ces gens. Est-il nécessaire de rappeler qu’ils s’installèrent en bordure de la forêt tout près de l’entrée de l’Anse-au-Griffon? Au début des années 1950. Quelques mois avant le terrible incendie qui détruisit une partie du village, permettant à ses habitants de découvrir l’étendue de leurs préjugés, la force de la solidarité humaine qu’une toute petite flamme, celle d’un fanal allumé à l’entrée d’une église paroissiale, tous les jours ravivait.

Plusieurs semaines avant la catastrophe, alors que les Épelgiag vivaient encore dans leur wikoum (wigwam) de fortune, ayant dû précipitamment quitter Pasbébiac pour des raisons obscures – grand-père ne sut jamais lesquelles et jamais, non plus, il ne tint à les connaître, ayant rapidement compris que l’instant présent est beaucoup important que le passé ou l’avenir- les côtoyer, leur adresser la parole, même signifier leur présence, tout cela était tabou.

Il y avait bien eu, on ne s’en rappelle que trop, l’intervention de l’institutrice Gaudreau qui voulait absolument que les enfants mi’kmaw puissent venir à l’école. On lui fit comprendre que la classe était pour les familles gaspésiennes. À l’époque, on n’utilisait pas l’expression « de souche » mais l’intention était la même. La même exclusion.

L’incendie changea beaucoup les mentalités ambiantes, si je puis dire. Toutefois, des poches de résistance maintenaient certains propos haineux envers les Épelgiag, malgré le fait que le stratagème, le piège comme l’avait surnommé monsieur Koli (ce qui signifie Albert, en français) permit d'éviter pire encore.

Émile, le marchand général, au surlendemain de la catastrophe, tint absolument à « marcher le village » afin de mesurer le plus exactement possible l’étendue de la tâche de reconstruction. On se remémore avec beaucoup de précision cette image devenue une icône dans la région : le marchand général, tête haute, le maire Léo, tête basse, Aldège, la tête pivotant de gauche à droite et celle de monsieur Épelgiag, l’homme au regard d’aigle, qui, au début, fermait la marche, avant de se coller à Émile pour dire dans toute la magnifique sonorité de sa langue :
Lpa mo geituoq ta’n tliatew sapo’nug. Gtmimajuaqanminal pa wijei aq u’n ta’n neia’s’g aq tel’gne’g gesga’s’geg.

Ses mots signifiaient :
Vous ne savez pas ce que sera votre vie demain. Vous êtes comme une bouffée de fumée qui apparaît pour un moment et ensuite disparaît.

Le village, ce palimpseste encore noirci par des colonnes de suie, allait devenir un formidable chantier. Les quatre hommes, côte à côte maintenant, à égale distance les uns des autres, comme autant d’architectes ouvrageant sur un projet commun, se prirent la main, un peu comme la chaîne humaine que le Mi’kmaw avait créée afin de bloquer le vent, et portèrent à leurs pieds, à cette terre essentiellement présente, un regard qui allait les nouer.

- Monsieur Épelgiag, en proposant la chaîne humaine, vous utilisiez le « vous », laissez-moi dire aujourd’hui que c’est maintenant un « nous » que l’on dira.

Les deux hommes se serrèrent la main. Dans leurs yeux, les traces d’une profonde amitié firent leurs premiers pas. Le pacte scellé entre eux, jamais ne fut trahi de part et d’autre. Ceci fut dit en anglais, mais dès ce jour, ils partagèrent pour l’un la langue mi’kmaw (mi’kmawi’simk) et l’autre, le français dans le plus pur respect et une mutualité qui traversèrent le temps… tout ce temps que ces fils de nomades restèrent à l’Anse-au-Griffon.

Ainsi s’acheva le mois de janvier, le mois de la lune des poissons gelés : Punamujuiku’s.

… à suivre… …nmu’ltes…

vendredi 27 janvier 2006

Le quatre-vingt-unième saut de crapaud

Avant de nous lancer dans l’histoire de la famille Épelgiag, ces Micmacs installés en périphérie de l’Anse-au-Griffon et dont le père a eu beaucoup à voir et à faire dans la lutte à l’incendie qui faillit brûler de la carte le village de la côté gaspésienne, je vous donne à lire ces derniers poèmes qui ont un peu de l’odeur de cet événement.

Le premier est d’Étienne Jodelle, poète ayant vécu au XVIième siècle. Il s’intitule À LA TRIPLE HECATE :

Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde,
Loin de chemin, d’orée et d’adresse et de gens;
Comme un qui, en la mer grosse d’horribles vents,
Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde;

Comme un qui erre aux champs, lorsque la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avais perdu longtemps
Voie, route et lumière et, presque avec le sens,
Perdu longtemps l’objet, où plus mon heur se fonde.

Mais quand on voit (ayant ces maux fini leur tour)
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire;

Moi donc qui ai tout tel en votre absence été,
J’oublie en revoyant votre heureuse clarté,
Forêt, tourmente et nuit, longue orageuse et noire.


Et pour terminer, STANCES DE LA MORT, de Jean de Sponde, poète de la même époque.

Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse,
Qui brave de la mort, sentira ses fureurs,
Les Soleils haleront ces journalières fleurs
Et le temps crèvera cette ampoule venteuse.

Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse
Sur le vert de la cire éteindra ses ardeurs,
L’huile de ce Tableau ternira ses couleurs,
Et ses flots se rompront à la rive écumeuse.

J’ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où d’une ou d’autre part éclatera l’orage,

J’ai vu fondre la neige et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants je les ai vus sans rage,
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.

*

Ha! que j’en vois bien peu songer à cette mort,
Et si chacun la cherche aux dangers de la guerre,
Tantôt dessus la mer, tantôt dessus la terre,
Mais las! dans son oubli tout le monde s’endort.

De la Mer on s’attend à resurgir au Port,
Sur la Terre aux effrois dont l’ennemi s’atterre :
Bref chacun pense à vivre, et ce vaisseau de verre,
S’estime être un rocher bien solide, et bien fort.

Je vois ces vermisseaux bâtir, dedans leurs plaines,
Les monts de leurs desseins, dont les cimes humaines
Semblent presque égaler leurs cœurs ambitieux.

Géants, où poussez-vous ces beaux amas de poudre?
Vous les amoncelez? vous les verrez dissoudre :
Ils montent de la Terre? Ils tomberont des Cieux.



Et si le feu brûle, consumant le matériel avec une si facile aptitude, il se cache parfois en nous afin, comme une permission, d’éclairer le passé et de s’allumer vers l’avenir.

Les villageois de l’Anse-au-Griffon, longtemps, ont surveillé du coin de l’œil ce fanal allumé à la porte de leur église, petite flamme comme une photographie ineffable de ce qu’ils vécurent et auront à survivre.

mercredi 25 janvier 2006

Le quatre-vingtième saut de crapaud



Sans doute vous demandez-vous qu’est-il advenu de la famille Épelgiag, après l’incendie? On le saura bientôt, mais je vais d’abord prendre un instant pour vous les présenter, par leur prénom. Le père Épelgiag (Kali), en français ça devient Albert; la mère (Pilsit) pour Brigitte; le fils aîné, celui de l’âge de notre grand-père à cette époque, c’est Paqsi’mat, ce qui signifie Simon et les deux jumelles, en effet, elles sont jumelles bien que physiquement elles ne soient pas des copies identiques, c’est A’selik (Angéline) et Lestel (Estelle). Voilà pour les présentations. Leur histoire est à venir.


D’ici là, je vous offre LE BONHEUR DE CE MONDE, un poème écrit au XVIième siècle par Christophe Plantin.

Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d’espaliers odorants,
Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfants,
Posséder seul sans bruit une femme fidèle.

N’avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle,
Ni de partage à faire avecque ses parents,
Se contenter de peu, n’espérer rien des Grands,
Régler tous ses desseins sur un juste modèle.

Vivre avecque franchise et sans ambition,
S’adonner sans scrupule à la dévotion,
Dompter ses passions, les rendre obéissantes.

Conserver l’esprit libre, et le jugement fort,
Dire son chapelet en cultivant ses entes,
C’est attendre chez soi bien doucement la mort.


Et cet autre, de Louise Labé qui vécut de 1526 à 1566. Voici le sonnet VII, tiré de «Vingt-trois sonnets».

Je vis, je meurs : je me brûle et me noie.
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joies :

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène :
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être en haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.


La poésie possède cette extraordinaire faculté de nous rejoindre, à l’intérieur même de nos sentiments. Elle franchit le temps qu’elle a imprimé de ses mots, renaît sous nos yeux, dans ses mêmes habits mais tellement différents selon l’angle de la lumière qui l'illumine. Elle-même et autre à la fois, la poésie ne parle pas, elle délie nos émotions. Essentiellement indispensable dans toute son inutilité!

mardi 24 janvier 2006

Le soixante-dix-neuvième saut de crapaud


Y a-t-il encore une odeur d’incendie en vous? Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais cette histoire, un peu comme celle du fantôme de l’Anse-au-Griffon, celle de Clémence et Philip, que notre grand-père nous a permis de vivre, eh! bien m’amène, vous vous en doutiez sûrement, à la poésie.

Je vous propose deux poèmes aujourd’hui qui, vous le verrez, ont un lien avec ce drame que vécut notre collectivité gaspésienne.

Le premier, de Victor Hugo, est tiré de LA LÉGENDE DES SIÈCLES et porte le titre de: À L'HOMME


C’est parce que je roule en moi ces choses sombres,
C’est parce que je vois l’aube dans les décombres,
Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,
Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,
J’interroge l’abîme, étant moi-même gouffre;
C’est parce que je suis parfois, mage inclément,
Sachant que la clarté trompe et que la nuit ment,
Tenté de reprocher aux cieux visionnaires
Leur crachement d’éclairs et leur toux de tonnerres;
C’est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,
N’accepte le divin qu’autant qu’il est humain;
C’est à cause de tous ces songes formidables
Que je m’en vais, sinistre, aux lieux inabordables,
Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.
Là, j’entends mieux crier l’âme humaine aux abois;
Là, je suis pénétré plus avant par l’idée
Terrible, et cependant de rayons inondée.
Méditer, c’est le grand devoir mystérieux;
Les rêves dans nos cœurs s’ouvrent comme des yeux;
Je rêve et je médite, et c’est pourquoi j’habite,
Comme celui qui guette une lueur subite,
Le désert, et non pas les villes; c’est pourquoi,
Sauvage serviteur du droit contre la loi,
Laissant derrière moi les molles cités pleines
De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,
Et les palais remplis de rires, de festins,
De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,
Je fuis, et je préfère à toute cette fête
La rive du torrent farouche, où le prophète
Vient boire dans le creux de sa main en été,
Pendant que le lion boit de l’autre côté.


Le deuxième, À MONSIEUR A.L.. a été écrit à peu près à la même époque par Marceline Desbordes-Valmore.


Quand le sang inondait cette ville éperdue,
Quand la bombe et le plomb balayant chaque rue,
Excitaient les sanglots des tocsins effrayés,
Quand le rouge incendie aux longs bras déployés,
Étreignait dans ses nœuds les enfants et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J’étais là : J’écoutais mourir la ville en flammes;
J’assistais vive et morte au départ de ces âmes,
Que le plomb déchirait et séparait des corps,
Fête affreuse où tintaient de funèbres accords :
Les clochers haletants, les tambours et les balles;
Les derniers cris du sang répandu sur les dalles;
C’était hideux à voir: et toutefois mes yeux
Se collaient à la vitre et cherchaient par les cieux,
Si quelque âme visible en quittant sa demeure,
Planait sanglante encor sur ce monde qui pleure;
J’écoutais si mon nom, vibrant dans quelque adieu,
N’excitait point ma vie à se sauver vers Dieu :
Mais le nid qui pleurait! Mais le soldat farouche,
Ilote, outrepassant son horrible devoir.
Tuant jusqu’à l’enfant qui regardait sans voir,
Et rougissant le lait encor chaud dans sa bouche…
Oh! devinez pourquoi dans ces jours étouffants,
J’ai retenu mon vol aux cris de mes enfants :
Devinez! devinez dans cette horreur suprême,
Pourquoi, libre de fuir sous le brûlant baptême,
Mon âme qui pliait dans mon corps à genoux,
Brava toutes ces morts qu’on inventait pour nous!

Savez-vous que c’est grand tout un peuple qui crie!
Savez-vous que c’est triste une ville meurtrie,
Appelant de ses sœurs la lointaine pitié,
Et cousant au linceul sa livide moitié,
Écrasée au galop de la guerre civile!
Savez-vous que c’est froid le linceul d’une ville!
Et qu’en nous revoyant debout sur quelques seuils
Nous n’avions plus d’accents pour lamenter nos deuils!

Au-delà du magnifique!

lundi 23 janvier 2006

Le soixante-dix-huitième saut de crapaud

…la suite…

Le vent n’entretient aucune rancune. Durant les jours qui suivirent l’extinction de l’incendie, à la laquelle il avait participé d’alpha à omega, il se fit discret. Tous les villageois retinrent ce mot micmac, sans doute le seul que la mémoire collective inscrivit en eux, «apiknajit», signifiant la neige abondante, et que les «sauvages» utilisaient pour désigner le mois de février. Car elle tomba sur l’Anse-au-Griffon de la mi-janvier jusqu’à la fin de février. Début mars, en fait. Linceul recouvrant les maisons brûlées. Immense douceur sur leurs plaies vives. Personne ne lui reprochait rien. Le vent, comme pour se faire pardonner, s’amusait avec la neige, la soulevant dans de grands gestes d’une douceur infinie.

Émile fit installer à la porte de l’église, sur un poteau qu’il planta aussi creux qu’il le put, un fanal qui demeura allumé pendant tout le reste de la saison hivernale. La petite flamme sautillante rappelait l’incendie mais devint le symbole de leur croyance en la solidarité humaine.

Le curé reçut les paroissiens dans l’église qui sentait bon le café fort et le thé chaud. C’est la tête haute, et il faudrait tous les nommer, un après l’autre, une après l’autre, ces héros modestes qui durant plus de vingt-quatre heures, des heures claires et sans nuit, combattirent un fléau avec pour seules armes, leurs mains soudées.

Lorsque la guerre prend fin, il serait plus juste de dire… lorsqu’une guerre prend fin car les hommes sont des amnésiques en puissance, lorsque la peur se rétracte et retourne se cacher quelque part en eux, prête à rebondir à la moindre alerte, il y a tant à faire. À refaire. Et les hommes se donnent un temps et un espace d’une relative paix, une trêve entre le moment présent et celui qui, sans avertir, rejaillira et, férocement, relancera leurs élans guerriers. Nous, ces ainsi mal faits. Des vivants qui exposent leurs secrets dans des silences tonitruants. Des équilibristes imprudents traversant la vie sans filets de sécurité. Des insécures chroniques qui espèrent que rien ne peut leur arriver. Des gaspilleurs d’avoirs et des chercheurs d’êtres. Des étoiles tombées d’un ciel fixant un autre ciel. Des complexités entières. Des humains. D’innommables substantifs, de frêles épithètes, des adverbes imprécis, des verbes incohérents, des mots de liaison invariables dans leurs recherches du bonheur. Une phrase inachevée!

Grand-père retourna auprès de l’institutrice qui chantonnait des comptines pour les enfants épuisés. Ève Gaudreau, fière et belle, une tasse de thé à la main, distribuait des biscuits au gingembre tout en gardant près d’elle, comme un précieux cadeau, deux petites filles micmacs, d’une beauté à la fois sauvage et à l’odeur d’épinette.

- Tu as grandi, Jean. Dans sa voix magnifique, dans son regard pénétrant, grand-père sut ce qu’elle voulait dire.

Plusieurs, malgré qu’ils fussent voisins, ne s’étaient à peu près jamais parlé, partageaient un morceau de gâteau. D’éternels ennemis de piquets de clôture projetaient d’abattre les frontières. Celui-ci, celle-là qui ne firent auparavant que s’échanger un salut de la main, une tasse de sucre, troquaient des projets d’avenirs. Des rêves frappaient à la porte comme si, ayant été oubliés dans cette nuit occupée à se mesurer à la réalité, les rêves développaient leurs impossibles songes devant des hommes et des femmes, des enfants aussi, qui se mirent à y croire.

On évoqua la fin tragique de la famille Lacasse. Le curé, cela n’était pas son accoutumance de prendre des décisions rapides, dit qu’on allait, immédiatement, en ce début de soirée de la mi-janvier, les cendres encore chaudes, leur rendre hommage et chanter le service funèbre.

La cérémonie, brève et solennelle, ne dura que quelques minutes. Tous y virent une invitation à ne pas chercher dans les restes calcinés de leur maison, quelque trace que ce soit de leur mort. Ils passaient directement vers l'au-delà.

Pour l’homélie, le chanoine Boudreau, à la surprise générale, proposa qu’elle soit prononcée par Émile. Qui se leva. Lentement. Ses deux mains entourant le cierge pascal, projetant ses yeux autant vers ce qui s’était passé que ce qui allait advenir, le marchand général prit la parole. Arthur, le bedeau, délicatement, un coup puis une seconde après un autre, fit retentir les cloches de l’église.

- Le vent, ce vent que nous connaissons si bien, celui qui amène les bateaux au large et les ramène, celui qui nous apporte les odeurs de la mer, de la forêt et de la montagne, nous dit ce que pourrait être demain et après-demain, ce vent qui était là avant nous, qui y sera toujours, qui a été pour la famille Lacasse les derniers sons que la côté leur a glissés dans les oreilles, le vent s’est associé à un autre élément, aussi essentiel, le feu. Tous les deux, réunis et formant un implacable vacarme de bruits et de couleurs, nous a fait mal. Tous, qui que nous soyons. Sans aucune distinction. Il n’a pas choisi parce que s’il avait pu choisir, ce n’est pas cela qu’il aurait fait. Il a plutôt, déchaîné comme rarement, permis que nous nous liions ensemble. Je demande qu’on ouvre les portes de l’église pour le laisser entrer afin que nous scellions avec lui un pacte dans lequel tous, sans restriction, lui tendant la main, s’engagent à respecter le message qu’il aura imprimé dans son cœur.

Les gens pleuraient alors que notre grand-père, d’une main à l’autre, faisait passer son talisman.

…Fin…

dimanche 22 janvier 2006

Le soixante-dix-septième saut de crapaud


..la suite…

Tout le village se retrouva dehors…

La disparition de la famille Lacasse prenait plus de place encore dans l’espace manquant qui aurait pu lui être réservé. Mais le temps n’était pas aux larmes et au deuil. Les maisons détruites, squelettes rongés, desquelles s’élevaient en se tortillant des volutes de fumée grise, macabrement stylisées, présentaient aux yeux de tous le message de la désolation.

Au loin, la mer. On la voyait bien dans cette fin de nuit entre les oriflammes que les nuages brutalement charriés par le vent meurtrier tenaient dans leurs bras insouciants. La nature offrait aux villageois un spectacle ahurissant, d’apocalypse.

Dire combien ils étaient, décrire l’état paniqué dans lequel ils se retrouvaient, cela relève de l’impossible. Tous les mots contenus dans l’abécédaire de l’affolement s’avèrent vides de sens devant ce déchaînement explosif. Les marins à la peau de sel, les bûcherons écorchés par les copeaux, les agriculteurs fatigués par les saisons, les mères en couches, les enfants qui brutalement sortaient de leur ingénuité et les autres, tous les autres, puisant loin dans leurs drames personnels, aucun n’arrivait à se prémunir contre cette décharge massive de malheur. Leur capacité d’adaptation se voyait fouettée par cette mécanique huilée par une main folle.

Comme il est étrange de voir surgir dans les situations désespérées, comme puisé au plus profond de notre humanité, étoile tombée de l’univers et qui s’ennuie, un regain, léger et ténu d’abord, puissant et illogique après, ce regain de la volonté de vivre. La vie, pas le contraire de la mort, pas l’antithèse du sang et du souffle, mais la vie dans toute sa couleur, celle qui sait jouer avec les nuances, qui ne se drape pas dans le noir ou le blanc.

C’est ce qui allait les sauver. La vie. Aussi éternelle que le feu, aussi durable que la mer, abrupte comme la montagne. Celle dont ils se savaient porteurs, pour eux et pour les autres. Pour eux, d’abord car la vie est égoïste. Installée en nous, elle germe. Mais elle ne veut rien dire sans celle des autres. C’est dans la multiplication des vies qu’elle prend tout son sens… Autrement, c’est inutile et désertique.

Émile exposa le plan de monsieur Épelgiag. Comme celui-ci l’avait annoncé, le piège était d’une grande simplicité. De celle des géants. De celle qui réunit et soude.

- Monsieur Épelgiag propose que nous fassions une grande chaîne afin de bloquer l’avance du vent qui devrait se mettre à changer de bord d’ici quelques heures. Il dit connaître son orientation. Nous devons le croire.

Dans une unanimité ressemblant à celle qu’observent tous les marins à bord d’un bateau en pleine tempête, réceptifs aux ordres du capitaine, on vit se déployer à l’inverse du vent une gigantesque chaîne humaine que formèrent des mains refermées les unes dans les autres.

De l’ultime manœuvre qui n’étouffa pas les élans du feu que poussait le vent, de cette colonne immobile circulait une énergie. De l’homme à la femme, à l’enfant puis à l’autre et encore un autre, telle une statue que l’on érigeait fébrilement, sur laquelle, ensemble, on écrivait en lettres de sueur les mots indélébiles de leur foi. Ils croyaient, minute après minute, que dans leurs yeux se lisait leur défiance à la mort.

Puis le vent tourna. Dans un élan formidable, comme catapulté par la vengeance, il se dirigea vers les enchaînés. Les frappant. Quelques-uns tombaient puis se relevaient. Les écorchant de coups sournois. On résistait. Devant eux, ainsi que dans un foyer que l’on cesse de nourrir, les flammes s’étouffaient. Un rebondissement ou deux. Le vent reprenait de la vigueur tel un enragé les défiant. La force de leurs mains jointes s’en trouvait décuplée.

Durant des heures, grand-père nous dira plus tard que cela s’étendit jusqu’à la fin de l’après-midi, les pieds fixés au sol, celui qui leur appartenait et que rien ne saurait leur arracher, les villageois ne bougèrent pas d’un pouce.

Le vent se calma. Et comme s’il voulait se faire pardonner son indomptable furie, se transforma en une brise qui appela la neige. Celle-ci tomba sur eux comme un baume. Leurs pieds se remirent à geler.

- Encore une heure, dit Émile après s’en être enquis auprès du Micmac.

Et cette heure fut de la couleur des fins d’après-midis de janvier, alors que les jours rallongent et que les nuits redeviennent... la nuit.

…à suivre…


samedi 21 janvier 2006

Le soixante-seizième saut de crapaud

…la suite…

Durant tout ce temps-là, régnait à l’intérieur de l’église une ambiance fortement teintée par l’attente. On aurait dit un cocon ayant opté pour un arrêt dans sa progression vers autre chose. L’institutrice continuait de s’occuper des enfants. Le curé et sa ménagère, une fois revenues les femmes les bras chargés de victuailles, installaient un peu partout les vivres. Le café et le thé, déjà, embaumaient les lieux.

La mère Épelgiag donnait la tétée à son bébé sous les yeux scandalisés des autres femmes qui, subrepticement, l’avaient reléguée près du confessionnal du chanoine Boudreau. Tendant légèrement l’oreille, il était possible d’entendre dans les babils qu’elles s’échangeaient, combien il leur paraissait inconvenant de s’exposer ainsi à la vue de tout un chacun. Cette femme n’a aucune pudeur, disait-on sous cape. Mais le regard de la mère vers l’enfant, la douceur de ses doigts grattant la tête du petit et le léger souffle qu’elle dirigeait sur son visage, cela tenait de la plus pure beauté. Elle le câlinait avec quiétude. L’enfant, entièrement abandonné à sa mère, paraissait retrouver dans ce moment d’une infinie douceur, les odeurs, les couleurs et le bien-être de sa vie utérine.

Rien n’allait troubler cette intime communion. Il se nourrissait autant au lait maternel qu’à sa chaleur. Une bouche et un sein, réunis. À peine un bruit, celui de la succion. À peine.

La femme d’Aldège, celle qui dirigeait d’une main de fer les destinées des Dames de Sainte-Anne de la paroisse de l’Anse-au-Griffon, surveillait les moindres gestes de cette «sauvage» pour qui elle manifestait ouvertement et cela depuis leur arrivée aux portes du village, une hargne tenace. On aurait dit qu’elle inscrivait dans un cahier imaginaire toute action, toute intention, tout n’importe quoi qui lui serviraient par la suite à la dénigrer, lui indiquer le ban des damnés et des corrompus. Peu s’en fallut qu’elle ne lui impute ainsi qu’à sa bande de pauvres infidèles la responsabilité de tous les malheurs s’acharnant contre eux. Se rappelant les questions et les réponses de son petit catéchisme cartonné gris, elle s’indignait jusqu’au fond de ses entrailles et bénis, satisfaite que cette clique de non-civilisés ne méritent pas de devenir des catéchumènes. De la graine de bandits, d’alcooliques et de pervertis, voilà tout ce qu’ils étaient. Point final, pas d’alinéa.

À chacune des occasions qui lui étaient données, elle se vidait le cœur plein à ras-bord de haine et de dégoût auprès du curé. Celui-ci ne pouvait que lui conseiller la charité, tout en rappelant que charité bien ordonnée commence par nous-mêmes, les vrais catholiques et pieux paroissiens. Sans la décourager dans sa campagne anti-sauvage ni l’inciter à entretenir ce sentiment de répugnance envers eux, il ne cessait de dire que les desseins de Dieu sont parfois bien obscurs. La lumière les éclairait, eux, et ils devaient en remercier le ciel.

Mais cette nuit-là, la lumière se calquait sur celle de l’enfer. Elle projetait partout et sur tous, sans restriction aucune, n’épargnant personne, des lames de tisons qui, plus l’incendie progressait, parvenaient difficilement à se consumer.

Madame Aldège, mue par son devoir de chrétienne, de gardienne des bonnes mœurs, s’assurant d’abord que le sein fut caché, l’enfant retourné s’appuyant sur l’épaule de madame Épelgiag, mesurant ses pas, s’approcha de celle-ci. Ses yeux renfermaient toute la détestation possible qui s’était infiltrée en elle.

- Tu n’as pas honte. Te dénuder dans une église. On voit bien que tu n’as aucun bon sens.

La mère micmac leva vers son interlocutrice un regard encore tout plein de la joie et du bonheur que l’allaitement lui avait procurés.

Il devint évident pour la dame de Sainte-Anne que ses paroles tombaient à plat, dans un vide aussi complet que l’absence de sentiment lui ayant permis de placer sur sa figure patibulaire la plus entière répulsion. Madame Épelgiag ne parlait pas français. Mais elle perçut dans l’expression de la femme toute l’acrimonie si longtemps retenue, crachée en pleine figure, tel un venin féroce.

Tout le reste de sa vie, madame Aldège répétera les mots incompréhensibles issus d’une langue inconnue, accentuée et valsante. Elle en apprendra, plus tard, la signification par Émile. Il avait demandé à monsieur Épelgiag de traduire ce que sa femme dit à ce moment-là :

- Il n’y a pas de honte à être mère.

Grand-père entra dans l’église. Essouflé, il lança :
- Tout le monde doit venir dehors.


… à suivre…

vendredi 20 janvier 2006

Le soixante-quinzième saut de crapaud

…la suite…


Grand-père, auquel s’accrochait tel un hameçon le jeune micmac, s’approcha du groupe qui, après s’être vaguement consulté du regard, forma autour d’Émile et de monsieur Épelgiag un cercle incomplet. Nous vivions un moment crucial dans la lutte disproportionnée entre l’incendie et des hommes fatigués, des femmes épuisées, au coeur d’une nuit interminable.

Le mur de neige qu’avait suggéré de monter Aldège, fragile bouclier devant stopper l’avance des flammes, dégoulinait tout doucement à leurs pieds. Des heures d’efforts transformés un peu plus loin, en un filet d’eau ruisselant que la danse de la fumée du brasier leur renvoyait ironiquement en plein visage comme une railleuse bravade. Un miroir de suie déformait maintenant la réalité. La créosote s’incrustait de plus en plus dans leurs espoirs.

C’est vraiment à partir de ce moment, celui qui précéda les paroles du «sauvage» que l’on entendit geindre quelques hommes, maudire la région, plaindre leur isolement, pleurer, pester. Certains blasphémaient. D’autres cherchaient des coupables. Quelques-uns plongeaient dans le désarroi. L’armée de volontaires semblait sur le point de se disséminer.

- Je vais traduire du mieux que je peux les paroles du Micmac.

Émile, l’optimiste, cet homme de groupe, de raison et de solution, celui qui venait de perdre son magasin général, point névralgique du village; celui qui, continuellement, cherchait à donner la main, secourir; celui qui, jamais, ne prenait de décision avant d’avoir compris le point de vue des premiers intéressés; cet homme aux yeux verts de l’espérance, au cœur immense comme la mer, à l’idéal élevé comme la montagne; cet homme profondément ancré à l’Anse-au-Griffon, incrusté jusqu’aux racines de sa terre et de la côte gaspésienne, n’allait pas capituler devant plus fort que lui. Il allait donner avec ses mains, ses bras tous les coups de volonté encore nécessaires pour vaincre dans l’honneur et la dignité.

Monsieur Épelgiag posait autour de lui un regard dont l’expression exprimait un sentiment d’assurance, celle qui caractérise l’homme ayant saisi l'entier d'un problème, en mesure d’avancer dans la direction dictée par la certitude.

L’affolement était généralisée. Elle frissonnait sur tous les pores obstrués de cendre des villageois.

- Le piège (voilà à peu près comment Émile traduisit les paroles du Micmac) que nous devons tendre à l’incendie m’apparaît bien simple. Il exigera toutefois que chacun d’entre vous puissiez y participer. Aussi, que l’on y croit.

Les murmures s’étant tus, au-dessus du grésillement des flammes se levait une voix, deux pour tout dire, calmes maintenant.

- Dans quelques heures, le vent virera de bord. Vous essayez actuellement de combattre le feu dans la direction que le vent a choisie. Le feu et le vent deviennent les maîtres de la situation. Le premier profite du deuxième et vice versa. À ce rythme, tout sera détruit, même ce que vous essayez de protéger. Il faut les désunir, les séparer. Prévoir ce que le vent fera puisque vous ne possédez pas les outils pour contrer l’incendie. C’est fort le vent. Voyez ce qu’il fait. Mais il n’a pas la même âme que vous. Aucun obstacle ne peut arrêter sa course. N’a peur de rien. Il alimente les éléments, que ce soit l’eau, la terre ou le feu. Il faut donc vous servir de lui afin qu’il détruise lui-même ce qu’il a enfanté.

Monsieur Épelgiag cessa de parler, sans doute voulait-il laisser tout le temps nécessaire à Émile pour traduire ses propos. Un Émile savourant la sagesse de ce qu’il venait d’entendre. Dire qu’hier, alors que le mois de janvier, en son plein milieu, coulait sans être dérangé, à la seule idée d’évoquer le nom ou la présence des «sauvages», derrière son comptoir, il aurait entendu tant et tant d’acrimonie envers ces exclus, ces pas-pareils-à-nous-autres, ces pauvres misérables parce qu’ils le veulent bien, qui ne font rien pour sortir de leur sauvagerie! Et voilà que maintenant, devant tout le village, cet homme offrait son langage. Des paroles pouvant peut-être les sauver!

- Il faut savoir perdre si vous voulez gagner. Accepter de souffrir si vous voulez guérir. Le meilleur médicament ne goûte pas le miel. L’ours et le saumon sont beaux à voir dans leurs costumes de liberté, pourtant ils sont notre nourriture. Notre survivance. C’est avec le plus grand respect pour le vent que vous devez lui demander qu’il vous accorde son appui.

Et le Micmac, de son bras tendu, pointa vers le nord.

…à suivre…

jeudi 19 janvier 2006

Le soixante-quatorzième saut de crapaud

…la suite…

Ève Gaudreau était sidérée. Les deux petites filles micmacs ne parlaient pas. Assises en retrait du groupe, collées l’une sur l’autre, elles ne répondirent pas malgré l’insistance de l’institutrice à leur demander leurs prénoms. La plus âgée avait douze ans environ, sa sœur peut-être dix. Incorrectement vêtues pour la saison, les yeux rivés au sol, rien ne les incitait à suivre l’histoire de la maîtresse d’école, incompréhensible sans doute à cause de leur méconnaissance de la langue. S’exprimaient-elles en micmac? En anglais?

Les autres enfants s’en éloignaient, l’odeur qui se dégageait des deux sauvageonnes n’étant pas très agréable. L’absence d’eau courante laissait sur elles des signes évidents de malpropreté. Sachant que l’hygiène se situait en haut de la liste des priorités de leur enseignante, il ne fallait pas se surprendre que les enfants aient remarqué combien elle faisait défaut chez ces deux jeunes filles dont la beauté, toutefois, était manifeste. Toutefois, pour Ève Gaudreau, il n’y avait pas de pouilleux, seulement des poux. Ne pas juger, constater et par nos observations trouver un moyen de s’améliorer. Ne pas souhaiter changer les autres, seulement leur proposer d’être actifs dans le groupe. Ne pas se moquer, plutôt tenter de comprendre la situation de l’autre. Ces valeurs devinrent rapidement les principes qui régentaient la classe de la jeune fille de Saint-Maurice-de-l’Échouerie. Et ces principes, elle les appuyait d’exemples que lui offrait le quotidien.

- L’histoire que je vais vous raconter n’est pas de moi. C’est une enseignante dans la grande école où je suis allée qui, un jour, m’avait demandé de lire ainsi qu’à toutes les autres demoiselles qui espéraient se retrouver dans une classe et enseigner.

Elle prit un temps d’arrêt, celui qui précède les moments magiques. Cette fois-ci, ce fut pour prévenir ses enfants qu’ils devaient écouter encore mieux que jamais puisque dehors, le malheur s’efforçait à se rendre davantage ingrat et que parmi eux se retrouvaient deux nouvelles venues à qui on devait offrir le meilleur de soi. Comme elle le dit, «ce n’est pas quand tout va bien que tout va mieux». Insistant sur le fait que devant l’obstacle chacun agit ou réagit selon ses forces ou ses faiblesses, de sorte que personne ne peut s’abroger le droit de dire que sa façon est la bonne et l’imposer aux autres. Et elle entreprit son histoire alors qu’à l’extérieur, monsieur Epelgiag, dans un anglais traduit avec beaucoup de difficulté par Émile, exposait la nature de son piège.

Sais-tu, petit homme, ce que ressent un aigle qui a couvé des œufs de poule? Tout d’abord, il pense qu’il va faire éclore de petits aigles qu’il élèvera et dont il fera de grands aigles. Mais les petits aigles se révèlent bientôt de petits poussins. L’aigle, désespéré, veut néanmoins en faire des aigles. Mais il ne voit autour de lui que des poules qui caquettent. Alors, l’aigle a beaucoup de peine à réprimer son désir de dévorer tous ces poussins, toutes ces poules. Ce qui le retient, c’est le faible espoir que parmi tous ces poussins se trouvera peut-être un petit aigle qui, en grandissant, deviendra un grand aigle comme lui-même, explorant à partir de son aire de nouveaux mondes, de nouvelles idées, de nouvelles formes de vie. C’est ce faible espoir qui empêche l’aigle triste et solitaire de dévorer les poussins et les poules. Mais ces derniers ne se rendent même pas compte que c’est un aigle qui les élève. Ils ne remarquent même pas qu’il vit sur une aiguille de rocher, au-dessus des vallées brumeuses et sombres. Ils se contentent de manger ce que l’aigle leur apporte au nid. Ils se réchauffent et se mettent à l’abri sous ses ailes chaudes quand sévissent l’orage et la tempête qu’il brave sans la moindre protection. Quand l’ouragan souffle trop fort, ils se sauvent et lui lancent de loin des cailloux aigus pour le blesser. Quand l’aigle voit cette méchanceté, son premier réflexe est de les anéantir. Mais en réfléchissant il finit par les prendre en pitié. Il ne perd pas l’espoir que parmi les poussins caquetants, picotants et myopes, il se trouvera un petit aigle capable de devenir un jour un grand aigle comme lui. L’aigle solitaire n’a jamais abandonné cet espoir. Et il continue de couver de petits poussins. (1)

Ève s’arrêta, fixant l’un après l’autre la trentaine d’enfants devant elle. Qu’ils saisissent ou non ce que ses contes ou ses histoires cachent, importait peu. Il lui suffisait qu’ils entendent les mots, les enferment quelque part dans leur imagination et leur intelligence, et qu’un jour, lorsqu’ils en auraient besoin, ils retournent vers eux afin d’y chercher un message pouvant les rassurer, les guider ou encore, les instruire. Face aux événements que vivait la collectivité et qui risquaient de la briser, elle crut que cette histoire de l’aigle gonflé d’espoir malgré les coups que son orgueil subissait, s’avérait la mieux choisie.

Elle regarda les deux petites filles micmacs et il lui sembla qu’elles étaient moins effarouchées.

(1) Tiré de Écoute, petit homme! de Wilhelm Reich

…à suivre…

mardi 17 janvier 2006

Le soixante-treizième saut de crapaud

…la suite…

L’idée saugrenue de monter un mur de neige, fragile barrage devant ce géant de feu poussé par le vent, vint à Aldège ne pouvant plus supporter l’impuissance collective qui les paralysait depuis quelques heures. S’isoler dans l’église, laisser leur sort entre les mains de qui ne cherchait que la destruction, non. Il fallait réagir. C’est alors qu’il invita tous ceux et toutes celles qui optaient pour l’action à sortir, à affronter l’inexorable, lui coller en plein visage un mur blanc contre lequel il pourrait se frapper.

Ève Gaudreau prit en charge tous les enfants qui depuis un bon moment ressentaient la faim et la fatigue. Elle les réunit dans la sacristie, et tel un vendredi d’école, se mit à leur raconter une histoire. Grand-père ne sut laquelle, ayant choisi de suivre les bâtisseurs de fort.

Quelques femmes eurent l’idée, jugée par la suite d’irresponsable, de se rendre dans une des maisons encore épargnées afin d’y récupérer de la nourriture et de l’eau.

Une espèce de mouvement s’amorçait. Le curé invita sa ménagère à l’accompagner au presbytère. Ils en revinrent les bras garnis d’ustensiles, de verres, de tasses qu’ils installèrent sur la balustrade.

Le mur montait. Lentement. On poussait la neige à bout de bras afin qu’elle s’accumule tout le long de la route. Ceux qui avaient pu récupérer des pelles redoublaient d’ardeur. Ceux qui se fatiguaient à la tâche n’avaient qu’à regarder au loin, si proche, pour retrouver une énergie dont ils ne savaient pas investis. Aucun chef, aucun soldat, aucun ordre, le travail à l’état pur. Une seule et même cause.

Grand-père, heureux de faire comme les hommes et les femmes qui mettaient tout leur cœur à l’ouvrage, se sentait devenir un homme. Son ami micmac, l’ayant suivi, imitait avec une force spectaculaire les mêmes gestes partant du sol au mur.

- Le vent va virer de bord.

Ces paroles, prononcées par celui que personne n’écoutait jusqu’à maintenant, stoppèrent l’entreprise. Le père Epelgiag, scrutant l’ennemi, s’était arrêté. Il regardait droit dans les yeux un Émile surpris et inquiet.

- Que faut-il faire alors?

Durant un grand moment, éternel comme la mer, les villageois aux mains gelées, crurent que celui-ci voulait les décourager. Surtout que ce Micmac, le nomade vivant poste restante à l’entrée du village, jamais on ne l’avait écouté. C’est beaucoup le problème des exclus : ils n’ont pas droit à la parole. On ne leur accorde pas ce droit. Alors que monsieur Epelgiag, le nez reniflant le vent, debout à côté d’Émile, vienne leur dire qu’ils se défendaient inutilement, cela les ramena dans cet état de détresse et d’impuissance qu’ils souhaitaient combattre en même temps que le feu.

- Il faut lui tendre un piège, relança-t-il.

Chasseur émérite, il connaissait bien les ours. Pêcheur hors pair, il savait les bancs de saumons. Micmac dans l’âme et dans le cœur, sachant prédire la couleur de l’aurore, il décodait dans les couchers du soleil la température du lendemain. Pour survivre, la parole ne lui était pas nécessaire. Son immense respect envers la nature l'avait doté de cette humilité qui l'amenait à croire que l’homme n’est pas le maître de la terre.

Les Micmacs, bien avant les Européens qui envahirent la côte gaspésienne, marchaient le pays, s’arrêtant, repartant vers ailleurs, attachés par des liens intimement tissés avec la mer et la terre, et la montagne, vivant près d’eux serrés pour toujours. Jamais, et encore maintenant, leurs passages temporaires ne brisèrent ce pacte conclu avec la nature. Ils pliaient sans rompre face aux caprices du temps, d’une saison à l’autre, sachant reconnaître les forces supérieures à eux. Ce qui se déchaînait sur le village de l’Anse-au-Griffon ne semblait pas, à l’intelligence de monsieur Epelgiag, une malédiction, une vengeance ou quoi que ce soit que la philosophie et la morale des Blancs utilisent afin d’expliquer l’évidence. Nous étions devant la nature et celle-ci allait, selon lui, les aider à survivre.

- Un piège? insista Émile.

Peu de gens saisirent ce que voulait dire le Micmac lorsqu’il précisa que ce qui est loin s’approche, puis s’éloigne. Ce qui s’en va est déjà loin par rapport à où on l’attend.

On cessa de pousser la neige.

…à suivre…

lundi 16 janvier 2006

Le soixante-douzième saut de crapaud

…la suite…

Le wigwam, sur lequel des dessins de poissons et d’animaux - saumons stylisés et ours d’une grandeur impressionnante - fut vidé en deux temps trois mouvements. Tous savaient que les perches d’épinette attachées avec des racines recouvrant leur habitation seraient une proie facile pour l’incendie qui galopait maintenant vers eux.

- Prenons le petit sentier qui mène à la forêt. C’est plus sécuritaire, dit Émile en ramenant vers lui deux des enfants micmacs.

La mère se colla auprès de l’institutrice, un bébé d’à peine deux mois dans ses bras. Grand-père, après avoir mis le talisman dans sa poche, marcherait à côté du plus vieux des enfants, un garçon de son âge. Après avoir jeté un dernier coup d’œil derrière lui, le père Epelgiag lança sa bouteille dans le feu de bivouac, rien en comparaison de celui dont la progression devenait alarmante.

Le groupe déambulait en silence. La flèche que traçait leurs pas dans une neige bientôt noirâtre, telle une ligne de la main menant à l'inconnu, n'aurait plus qu'une direction. On pouvait trancher au couteau de chasse, dans cette atmosphère pesante, des morceaux d’angoisse. Se retrouver au village, dans la seule partie qui résistait encore aux brutales attaques de l’incendie - cinq ou six maisons jouxtant le presbytère et l’église semblaient l’affronter - ne faisait pas partie des plans de la famille micmac.

Ils avaient quitté Pasbébiac, en bons nomades qu’ils sont, voilà maintenant près d’un an. Jamais personne ne leur avait ouvert les bras, encore moins les portes du village. On les surnommait «les sauvages». Dans le discours collectif ils avaient tout, même si rien ne fut vérifié, de l’incarnation vivante de la barbarie et de la sauvagerie. Vivre ainsi? Malpropres en plus? Manger cru? Laisser les enfants à eux-mêmes, la plupart du temps nus, courir ça et là sans aucun encadrement, rien pour adoucir le moindrement l’opinion que chacun avait d’eux.

En sortant de la forêt pour entrer dans la partie sud de la paroisse, Émile et Ève constatèrent de visu l’étendue des dégâts huit heures après le début du brasier. Il leur apparût moins compliqué de dénombrer ce qui résistait que de consigner ce qui avait été ravagé. Les quelques maisons intactes pouvaient espérer échapper au malheur, alors que celles qui s'effondrèrent, offraient à leurs yeux une bien triste allure. La maison des parents de grand-père survivait, le vent courant ailleurs, à l’opposé. Dans les grands malheurs, il est parfois impossible de mesurer jusqu’où cela peut aller.

- Vous allez vous réfugier dans l’église. Nous verrons pour la suite des choses, lança Émile dans un anglais rudimentaire.
- Nous ne sommes pas les bienvenus, répondit le père micmac.
- Tous sont dans la même situation, il ne faut pas s’en faire.

Ils entrèrent. L’assemblée, d’un même coup d’œil, se retourna vers les survivants. Le fait de se retrouver dans ce lieu sacré les protégea de toute marque d’incivilité, pour le moment du moins. Les deux femmes prirent la tête du cortège. S’assirent dans le premier banc de la nef. Après avoir pris le bébé des bras de madame Epelgiag, Ève lui sourit, ce qui sembla rassurer celle qui ne savait plus si elle devait baisser les yeux ou, avec tout ce qui lui restait de fierté, dévisager les hommes, les femmes et les enfants installés dans le chœur.

Grand-père alla reprendre sa place auprès de ses parents, accompagné par le jeune fils micmac. Émile, debout près de la balustrade, tenait les épaules du père qui, de ses larges mains, timidement, offraient la tête de ses deux filles à l’indifférence générale.

Il ne restait plus maintenant qu’à écouler les heures qui allaient les libérer de ce cilice ceinturant la paroisse. Des heures longues comme des jours.

Dans la tête d’Émile, des idées de reconstruction. Dans celle du maire Léo, des idées pour équiper la collectivité de services de prévention des incendies. Chez le curé Boudreau, comment maintenir la foi vivante face à tant de mortifications. L’institutrice, de son côté, ne cessait de regarder les enfants de la famille Epelgiag, envisageant une stratégie afin de les faire entrer à l’école. Mais que se passait-il chez tous les autres? Une fois le feu éteint, devant la dure réalité d’une telle désolation, qu’allaient-ils prioriser? Comment allaient-ils faire pour reprendre le cours normal des choses? Quitteraient-ils l’Anse-au-Griffon pour s’installer ailleurs? Plus loin sur la côte? À Gaspé?

Grand-père avait repris le talisman dans sa main. Il le faisait passer de la gauche à la droite. Habitude qui le suivrait désormais dans toutes ses promenades sur la grève.

La crainte du feu se transfigurait en appréhension alors que la nuit la plus longue de leur vie s’installait dans tout son clair-obscur.

…à suivre…

dimanche 15 janvier 2006

Le soixante et onzième saut de crapaud

…la suite…

La mère de notre grand-père n’eut pas le temps de réagir que celui-ci se retrouvait entre Émile et Ève, l’institutrice. Ils allaient sortir de l’église, en route vers le campement rudimentaire de ceux que les villageois surnommaient «les sauvages». Le père, surpris par cette subite fronde du garçon d’à peine huit ans, jeta un coup d’œil derrière lui mais déjà les grandes portes de l’église se refermaient.

Lorsque plus tard, beaucoup plus tard, quand grand-père se permit de parler de ces événements, la première chose lui revenant à l’esprit, constamment répétée, était que sa décision spontanée de suivre Émile et l’institutrice ne lui fut pas dictée par un élan de courage mais plutôt, on s’en doute bien, dans le seul but de se retrouver auprès de celle qui hantait ses pensées.

Et ce jour-là, celui qui ne semblait pas vouloir éteindre les clartés que l’incendie projetait partout, Ève Gaudreau illuminait plus que jamais. Aux yeux de notre grand-père, du moins. Personne ne l’avait entendue entrer dans l’église. Immobile à écouter l’invitation du marchand général que personne ne relevait. Porteuse d’une nouvelle aussi terrifiante que celle que venait d’entendre l’assemblée et qui désarçonna le curé, elle crut préférable de se taire. Et d’accompagner cet homme qui s’investissait d’une mission hors du commun.

- Vous avez raison, monsieur Émile. La famille Lacasse a péri. J’ai assisté, impuissante, à leur embrasement. Je crois qu’ils ont cru bon de se réfugier dans la grange voyant le feu s’attaquer si férocement à la maison. La mère et les enfants, les douze. Le père a tenté de sauver la grand-mère. Ils n’en sont pas ressortis, ni l’un ni l’autre. Et la grange n’a mis que quelques secondes pour s'envoler en fumée. Ils hurlaient. Seul le chien a su prendre la route contraire au vent.
- Il nous reste peu de temps si on veut se rendre chez les Micmacs.
- Que pourrons-nous faire?
- Les inviter à nous rejoindre à l’église.

Cette famille micmac, le moins qu’on puisse dire, n’avait pas la cote auprès des habitants de l’Anse-au-Griffon. Installés depuis maintenant près d’un an dans une cabane construite en dehors du village, les Epelgiag avaient quitté Paspébiac pour d’obscures raisons. La rumeur, cette assassine aux multiples tentacules, se chargea rapidement de les rendre personnes non grata. Des histoires d’alcoolisme se mêlaient à celles voulant que l’homme était encore plus sauvage qu’un animal, que l’ingratitude sans bornes dénaturait la mère, que les enfants non baptisés et nourris à la viande crue, n’avaient pas d’âme.

À son arrivée, Ève Gaudreau, mise au courant de leur existence, fut invitée à ne pas persister dans son intention de voir les enfants fréquenter l’école. Elle voyait dans l’incendie s’abattant sur tous, une occasion idéale pouvant faciliter leur intégration.

- Je n’ai pas voulu en parler tout à l’heure, mais les bateaux de pêche brûlent également.
- Rien ne sera épargné.

Grand-père écoutait la conversation. Ses pas avaient bien de la peine à suivre. La brave institutrice ralentissait à l’occasion lui permettant de ne pas trop traîner de la patte. Le sourire angélique qu’elle lui adressa, ragaillardit son ardeur.

Ils mirent quelques minutes, cherchant dans le spectacle désolant d’autres manifestations dévastatrices, pour arriver au bout du chemin. Impossible de décrire ce qui défilait sous leurs yeux. À n’en pas douter, si jamais le feu parvenait à s’éteindre, on se retrouverait face à une colossale tâche de reconstruction. Les heures d’incendie auront à se transformer en des mois de travail. La désolation complète.

Les enfants étaient nus. On ne pouvait dire s’il faisait froid ou chaud. Une température tiède, nauséeuse. Le père, une bouteille d’alcool à la main, reçut les visiteurs qui mirent peu de temps à le convaincre du danger qu’ils encouraient tous s’ils ne se décidaient pas à les accompagner. La mère, une femme grande et forte, au regard d’ébène tomba littéralement dans les bras de l’institutrice.

- Vous ne pouvez demeurer ici plus longtemps. Le vent vous est défavorable tout comme il l’est pour nous tous.

Émile s’aperçut bien que ces gens ne parlaient pas français. S’exprimant dans une langue inconnue que péniblement ils traduisaient en un anglais primaire, la première réaction du père fut de tendre la main.

Grand-père s’approcha d’un des enfants, lui offrit son manteau. Le jeune garçon micmac, effarouché, lui remit un talisman qu'il enserrait dans sa petite main rouge : une dent d'ours jaunie. De la couleur du ciel.
...à suivre...




vendredi 13 janvier 2006

Le soixante-dixième saut de crapaud

…la suite…

Des rouges mêlés à des jaunes ignés se profilaient derrière une silhouette plantée debout, droite dans le portique de l’église, dessinant sur les craquements de l’incendie un tableau encadré de fumée et de sons lugubres. Le curé fit silence. Émile s’avança d’un pas chuintant. Tel un cicérone du malheur, il s’adressa au chanoine Boudreau avec une voix emboucanée quasi inaudible.

- Monsieur le curé, puis-je m’adresser à tout le monde?

Le marchand général traversa la nef. Arthur, le bedeau, referma délicatement les portes non sans avoir jeté un regard sur l’extérieur. Impossible de dire sans y être allé dans quel état se trouvait le village à ce moment-là. Une fin de janvier ressemblant à ces jours du mois d’août durant lesquels la canicule vous écrase.

L’assemblée, muette depuis son entrée, rassemblée face à un drame n’ayant rien à voir avec quoi que ce soit de déjà vu, de déjà connu, de déjà entendu dire, vit Émile, les yeux plissés à cause de la fumée et maintenant de l’obscurité que seuls les lampions et le cierge pascal bravaient, prendre la parole alors que l’enfer encerclait l’Anse-au-Griffon, avalant méthodiquement et sans aucune retenue tout devant lui.

- Il ne faut pas penser à ce que nous perdons mais à ce qui nous reste. La famille Lacasse est introuvable. Leur maison est rasée. Ce qui veut dire que le feu progresse plus loin encore. Rien ne l’arrête. Nous sommes impuissants puisque sans moyens. Nous avons essayé, Aldège, le père Guillemette et moi de les retrouver. Le toit s’est écroulé. On croit qu’ils étaient tous à l’intérieur. La grand-mêre Lacasse y a sûrement passé aussi. Tout comme les enfants. À moins qu’ils aient décidé de s’enfuir vers Cap-des-Rosiers. Nous aurions dû les voir.

Grand-père retiendra ce sourd murmure dans la noirceur se confondant au scintillement du cierge que le curé, péniblement, venait de remettre entre les mains d’Angèle, sa ménagère, avant de s’effondrer dans le fauteuil d’honneur.

- Le vent est contre nous, reprit Émile qui arrivait difficilement à chasser le chat qui toussait dans sa gorge. Nous reste à espérer une forte neige. Personne ne peut lire les nuages, on ne les voit plus depuis la fin de l’après-midi. J’aurais aimé dire que mon magasin soutiendrait nos estomacs mais il n’existe plus. Je vous promets, la main sur le cœur de l’évangile, que je rebâtirai, le plus rapidement possible. Mais il y a autre chose.

Au malheur semblait s’ajouter la détresse. À grands coups d’indifférence, l’incendie, dans ses plans diaboliques qui n’épargnaient rien, s’en prenait aux vies humaines. Pour la famille Lacasse, si cela s’avérait exact, on parlait de quinze personnes : les parents, leur douze enfants ainsi que la grand-mère. Mais voilà que le marchand général, devenu sans l’avoir demandé, une espèce de général d’une armée désarmée annonça :

- J’ai besoin d’aide pour secourir là où le feu se dirige. Vers les «sauvages».

On aurait entendu une mouche griller. Sans doute quelqu’un remarqua les mouvements de têtes allant de gauche à droite puis vers le sol. Aucune réponse. Un toussotement, peut-être. Une parole, non. Un geste spontané, encore moins. Vissés au chœur, dans une fragile sécurité, entourés d'une menace qui ne ferait pas de cadeau, les hommes se taisaient, les femmes s’assuraient de la présence de leurs enfants.

- Bon. Je comprends votre silence. J’irai donc tout seul, dit Émile remontant le collet de son paletot qui puait la suie.

Il fit à rebours les pas l’ayant mené jusqu’à l’autel, se signa rapidement avant de se diriger vers les grandes portes de l’église.

Quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver face à face avec l’institutrice Gaudreau dont l’entrée discrète n’avait été remarquée par personne!

- Je vous accompagne monsieur Émile.

Sa voix douce dans l’âpreté ambiante jetait un baume qui rejaillit immédiatement sur notre grand-père. Celui-ci, sans réfléchir, bondissant d’auprès de sa mère, cria :

- Moi aussi.

…à suivre…

mercredi 11 janvier 2006

Le soixante-neuvième saut de crapaud

…la suite…

Il n’y a rien de plus personnel, d’individuel, allons même jusqu’à dire de plus égoïste que la peur. Elle s’attaque, brutale comme un coyote, aux viscères, paralysant les mouvements, refroidissant le dos, faisant perler au front cette sueur froide que la chaleur de la peau immobilise dans leurs sillons d’où ruisselle une eau intérieure qui n’a rien des larmes ou de la sueur. C’est froidement chaud.

Les nuages de cette fin d’après-midi, ouateusement recouverts d’une courtepointe grise et noire, devenaient de plus en plus invisibles. L’incendie, après avoir englouti la boutique du marchand général, les deux maisons adjacentes, se permettait une courte pause alors que les gens regroupés les uns près des autres en spectateurs horrifiés, se partageaient muettement des silences. On entendit :

- On ne retrouve pas Émile?

Maladroitement, le maire Léo tentait de diriger des opérations inefficaces n’ayant aucune mesure face à ce qui se déroulait. Le village ne pouvait compter sur un service de pompiers. Les bénévoles s’activant à d’autres corvées, plus intimes. Il allait à gauche puis à droite. Revenait. Faisait des promesses pour l’après. Cela n’empêcha pas les flammes de rejaillir et bondir, cette fois de l’autre côté de la route. Le brouhaha qui s’en suivit résonne encore aux oreilles de notre grand-père finalement parvenu sur les lieux. Sa peur, il ne pouvait la bloquer, lui interdire l’entrée dans un cœur qui voulait s’arracher. Dans ces moments-là, il lui sembla que de retrouver ses proches, se coller sur eux et attendre étaient l’ultime solution.

La rage s’empara à nouveau du cataclysme. Avec furie. Trois autres maisons s’embrasèrent. Les crépitements devenaient, férocement, les seules paroles du feu. C’est là qu'arriva le curé Boudreau, invitant les villageois à se retrouver dans l’église. Sise à une distance sécuritaire, le curé croyait de son devoir de pasteur de protéger leurs regards de la dévastation grugeant impétueusement le village. Le phare de Cap-des-Rosiers ne parvenait même plus à traverser cette colonne de fumée en ascension fuligineuse vers le ciel. Au loin, sur la mer, elle devait certainement désorienter la route des bateaux.

Toujours pas de nouvelles d’Émile.

Le maire Léo acquiesça à la suggestion du curé et, une fois à l’intérieur, entreprit le décompte de la population. Il n’y avait pas qu’Émile d’absent. La famille Lacasse ainsi que les « sauvages», comme le disait si maladroitement l’édile, ne répondaient pas à l’appel.

Grand-père, il s’en souvient encore comme si le feu éclairait toujours les images hallucinantes d’une journée qui n’en finissait plus, avait les os gelés devant la course folle des flammes qu’alimentait la combustion. Une fois bien assis sur son banc d’église, tout près de sa mère berçant les deux petits frères, calmant son ventre gros d’une prochaine naissance et de son père s’assurant une seconde après l’autre que la grande sœur fut bien installée près d’eux, grand-père se mit à grelotter de cette fièvre unique que la peur installe un peu partout au-dedans de soi. Ève Gaudreau l’aurait rassuré mais elle ne se retrouvait pas présente parmi cette assemblée hésitant entre la prière et la désespérance.

Que fallait-il faire? S’occuper de ceux dont les yeux ne pouvaient ignorer les couleurs magiques s’incrustant dans les vitraux de l’église? Organiser une recherche des absents? Que dire? Comment rassurer? Tout, sauf la panique.

Les lumières de l’église, privées d’électricité, s’éteignirent. Au feu hurlant dans les structures des maisons qui se tordaient sur elles-mêmes avant de s’effondrer dans la neige devenue une eau que la suie rendait boueuse, les lampions avaient bien tristes mines. Personne n’osait les regarder. Les gens, à nouveau, serrèrent les rangs. Les bancs à l’arrière se vidèrent. On envahissait le chœur. La présence humaine était recherchée. Avidement.

La formidable explosion qui souleva la foule annonça que le garage Texaco venait tout juste de rendre l’âme, dans un cri que toute la côte gaspésienne dût entendre, d’aussi profond que l’isolement dans lequel on venait de les plonger. Les limites que bousculait l’incendie n’étaient pas encore arrivées à la frontière. Tous savaient maintenant que le village en entier risquait d’y passer.

Le curé s’avança, le cierge pascal à bout de bras, oriflamme symbolique, minuscule face à ce géant aux yeux ardents, et comme dans une prière inutile, déclara :

- Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs, nous reste-il encore la force de chanter? Offrons au Seigneur nos âmes afin qu’il puisse étendre sur nous la générosité de sa protection.

Grand-père se souvint qu’à ce moment-là, les portes de l’église, dans un bruit éclatant, s’ouvrirent.

…à suivre…

mardi 10 janvier 2006

Le soixante-huitième saut de crapaud

Est-ce l’hiver? Ou encore un innommable besoin intrinsèque de chaleur qui s’installe sur les centimètres de neige et de froid qui nous amènent à voir dans les catastrophes naturelles, celles de janvier ou de février, des allures encore plus dramatiques? Ou un effet déformant que la lunette du temps nous impose?

Grand-père, homme de silence s’il en est un, ne peut oublier les affres qui atterrèrent la région lors du grand incendie de l'Anse-au-Griffon. Tous et chacun sauront retourner à leurs souvenirs afin d’y déceler un événement provoqué par un verglas, une tempête d’eau ou de neige, événement marquant pour soi puis la collectivité. On se souvient, on se rappelle où nous étions, ce que nous faisions, comment cela nous fit chavirer le cœur et bouleversa notre rapport aux autres. Car un sinistre, quelque soit sa nature, provoque toujours un transport de l’âme vers ailleurs.

Vous me direz qu’un incendie n’a rien d’une catastrophe naturelle. À première vue vous auriez raison. Mais celui qui détruisit la quasi-totalité du village de l’Anse-au-Griffon en fut un. De taille.

Nous étions à la fin janvier. L’année importe peu maintenant, ce qui demeure se situant davantage dans ce que devinrent les gens à la suite de cette hécatombe à nulle autre pareille. N’oublions pas que ce qui nous frappe, au-delà de son aspect accidentel, est toujours plus fort que tout autre sinistre que l’on nous raconte.

La grippe espagnole, qui n’avait d’espagnol que le nom, rapportée au pays par les soldats de retour de la première guerre mondiale, fit des ravages qui encore aujourd’hui servent de référence. C’est à croire que la misère se mesure au nombre de pertes encourues. Pour elle, on parle de millions de personnes. Pour l’incendie en question, quelques-uns à peine. Quelques-uns…

Cette histoire ne fit pas les manchettes. Elle permit toutefois de jauger l’étanchéité de la solidarité humaine à petite échelle, celle d’un village gaspésien en plein cœur d’un hiver rigoureux, sans merci quant aux chutes de neige, à la paralysie générale qu’il instilla dans la population et qu’un feu, mais alors là on parle d’un feu de première classe, secoua de plein fouet en une fin d’après-midi qu’encore aujourd’hui le calendrier se souvient.

Grand-père assumait la responsabilité de déblayer les entrées de la petite école du rang. Celle où Ève Gaudreau enseignait. Celle pour qui grand-père entretenait une si profonde affection. L’institutrice comptait sur lui afin qu’il entre le bois, celui fourni par la commission scolaire, chauffant l’immeuble et réchauffant l’atmosphère dans laquelle vivait une trentaine d’enfants heureux d’y être, heureux d’apprendre.

Il reprenait la route vers la maison, une fois sa tâche qui en n’était pas une lui, tellement le bonheur d’étirer de quelques instants les moments de présence auprès de l’institutrice représentaient pour lui un privilège dont il n’aurait su se passer. Nous étions donc à la fin du mois de janvier. Le jour recommençait tout doucement à grafigner sur des noirceurs implacables, celle du matin et celle de la fin d’après-midi. C’était un jeudi. Longtemps ce jeudi portera le nom de «jeudi du feu». Il sifflotait, son sac d’école en cuir bien accroché au dos, ses mitaines de laine encore mouillées et porteuses de petits glaçons colorés de bran de scie. Plus il avançait dans une neige grinçante, plus l’odeur du vent se remplissait, vaguement au début, jusqu’à devenir suffocante par la suite, d’exhalaisons propres aux incendies. D’instinct il se retourna vers l’école. Tout paraissait normal. Devant lui, les couleurs s’emmêlaient rapidement dans une boucane blanche, beige puis noire.

Il prit les jambes à son cou. Arriva tout près du village de l’Anse-au-Griffon. Il faut signaler que l’école du village il eut mieux fallu la surnommer l’école des villages. En effet, malgré qu’elle fût située à Cap-des-Rosiers, les enfants de l’Anse-au-Griffon d’où devait grand-père, la fréquentaient également. Quelle ne fut pas sa surprise de voir que le magasin général brûlait comme si en plein cœur d’un feu de camp on l’y eut déposé. De loin encore, il pouvait remarquer que les gens, impuissants, attroupés devant ce qui bientôt deviendrait des ruines, dans des postures immobiles, que la froidure du temps n’inquiétait plus, se tenaient debout dans un silence que seule la crépitation du brasier enterrait.

Certains recherchaient Émile, le marchand général, d’autres, revenus du presbytère où ils convainquirent le curé Boudreau de faire retentir le tocsin, constatèrent que le vent du large, celui qui ne demande de permission à personne pour charrier aussi loin qu’il le veut tout ce qui ose se lever devant lui, s’infiltrant par les fenêtres éclatées, transportait des flammèches rouges vers les maisons d’en face. En aussi peu de temps qu’il fallut pour le constater, la maison d’Aldège, puis celle du capitaine Carbonneau grésillaient à leur tour. On assistait à un spectacle horrible. Il fallut que les gens, et de toute urgence, quittent les lieux, l’incendie cherchant à les encercler.

Grand-père, stupéfait, les jambes maintenant coupées et les yeux en larmes, insuffisantes toutefois pour éteindre quoi que ce soit, eut peur.
...à suivre...


vendredi 6 janvier 2006

Le soixante-septième saut de crapaud

La vie est belle. On ne le dira jamais assez. Et ce matin, grand-père fait voguer ses pensées, parmi les plus douces et les mieux senties vers sa grande amie, Claudette, dont c’est l’anniversaire. Elle n’aime pas qu’on le lui rappelle. Cela rend les pensées plus charmantes. Surtout quand elles proviennent en ligne directe du cœur.

Aimer quelqu’un c’est facile. Aimer quelqu’un que l’on aime exige de la raison qu’elle se taise laissant toute la place à ce qu’il y a de plus pur et de plus vrai dans les relations humaines : l’unicité. Voilà pourquoi notre grand-père aime cette femme qui sait, de jour en jour un peu plus, devenir et rester unique pour lui.

Il n’y a pas, sur terre, deux êtres identiques. Rechercher puis trouver avec toute l’authenticité possible chez quelqu’un ce qui la rend unique à nos yeux, essentielle tout à la fois, c’est regarder à travers ce qu’elle fait, ce qu’elle est, ce qui nous rend meilleur à nos yeux et aux siens.

L’amie Claudette, celle que des vents violents assaillent, celle qui ouvre les yeux sur le monde avec une telle volonté d’apprendre, de s’apprendre, procure à notre grand-père de bien chaleureuses émotions. Il n’est jamais facile, encore moins lorsque les autres semblent nous dire que c’est plus facile qu’on le pense, de découvrir au fin fond de soi des souffrances, des peurs et des anxiétés enfouis depuis si longtemps, de les regarder en face, les affronter non plus comme des ennemis mais des messages à décrypter, des appels à soi.

Comme il admire son courage et sa franchise! Le courage de marcher entre des obstacles qu’elle doit débusquer, la franchise d’accepter avec force et parfois faiblesse de vieilles blessures que le temps a déposées en elle et que maintenant, tête haute et fière, elle affronte, résolument orientée vers le bonheur.

C’est ce qu’elle est, une escaladeuse de bonheur. Longtemps, trop dirait-elle, elle a cherché dans les actions entreprises le bonheur des autres, le bien-être des autres. C’est au sien maintenant qu’elle s’attèle avec tout l’acharnement d’une femme qui s’oxygène au soleil et à la lumière.

Notre grand-père aime cette femme dont la fidélité ne connaît ni frontières ni limites. De la fidélité à l’état pur. Du diamant. Envers les siens, proches, les siens en allés aussi, mais dont les voix résonnent toujours dans son cœur grand de la grandeur des géants.

Il le disait, ailleurs dans ses écrits, notre grand-père, que les géants ne sont pas nécessairement hauts, forts ou affublés des tous les épithètes que l’on colle habituellement aux êtres hors du commun. Un géant, c’est la qualité que l’on attribue à ceux que l’on aime.


Et Claudette est une géante pour lui. La tête si proche du cœur. Le cœur à la main. Et la main ouverte. Comme l’oiseau assuré de son nid prend son envol, déploie timidement puis majestueusement de fortes ailes colorées, dessinant dans le ciel les traces uniques de son passage.

À cette Claudette, grand-père souhaite une journée d’anniversaire toute en beauté auprès des êtres qu’elle chérit, qui l’aiment. Également, de poursuivre, les yeux hauts vers le sommet de la montagne à gravir, avec l’assurance que le pas franchi pousse sur celui qui suivra.

jeudi 5 janvier 2006

Le soixante-sixième saut de crapaud



Une autre année dans la vie de notre grand-père. Longtemps, à l’arrivée du Nouvel An, il prenait des résolutions qui bien souvent, sous la neige ou encore aux moments de sa dégelure, fondaient ne laissant derrière elles qu’amères frustrations. Cette fois-ci, rien. Pas de je-vais-faire-ceci, de je-m’engage-à, de je devrais-m’organiser-pour. Rien. Ou à peu près rien…

On dirait que dans le fait de prendre des résolutions, c’est un peu comme si on se parlait à soi-même, se lançait des défis ou mieux encore, examinait ce qui a fait défaut au cours de l’année disparue pour tenter de remédier aux absences, aux carences dont les traces nous auraient marqués comme de la suie sur la glace bleue. Une marche vers le mieux-être, vers le bonheur.

Ses résolutions, on les partage avec d’autres quand elles sont partageables… Autrement, on les enfouit en soi, les laissant cheminer doucement vers leur réalisation, bien souvent oubliées d’être inscrites dans un échéancier réalisable. Arrêter de fumer, se lever encore plus tôt le matin, téléphoner à ses enfants régulièrement, augmenter le nombre de pages à lire hebdomadairement, couper les gras trans, manger biologique, pousser le verre de vin jusqu’à la fin de semaine… voilà du partageable… une espèce d’appel à un surveillez-moi, à un rappelez-moi-si-jamais-je-succombe… Dans le fond ce sont des résolutions pratiques. Rarement, quand vient le bilan de fin d’année, on retourne vers elles afin de mesurer si elles nous ont servis.

Dans les non-partageables, celles qui relèvent du tune-up de l’esprit, se retrouvent les plus intimes, les plus secrètes. Peut-être les plus essentielles? De deux ordres : les personnelles et les collectives. Je ne me rappelle plus qui au juste disait que les petits gestes individuels résonnent sur la collectivité. Si comme citoyen du monde, je m’engage à mieux respecter l’environnement écologique et humain, et que cela se traduit par des transformations d’habitudes néfastes entretenues depuis des années, les effets ne sont pas fulgurants, ne font pas les manchettes, mais modifient mon rapport à la société. Ramasser un bout de papier sur la rue. Moins utiliser la consommation comme moyen d’être. Favoriser la simplicité volontaire dans nos rapports aux gens et aux choses. Se conscientiser aux phénomènes de plus en plus envahissants de la pauvreté matérielle et surtout de la pauvreté intellectuelle en agissant par une approche «small is beautiful», une approche du petit pas et le garder, l’imprimer dans notre quotidien. Réaliser que la mondialisation rime souvent avec déshumanisation. Continuer de saluer le voisin qui tond son gazon avec un appareil manuel et non à essence. Continuer de saluer la voisine qui se rend au marché à pied ou à vélo. Planter une fleur et l’entretenir. Dire au soleil, tous les matins, son bonheur de le revoir.

Dostoïevsy, dans Les Frères Karamasov, écrit magnifiquement ceci :

La véritable sécurité se trouve dans la solidarité sociale plutôt que dans les efforts solitaires de l’individu.

Deux grands courants politiques ont cours actuellement. Celui qui veut que les changements de société passent par des lois poussant les collectivités à évoluer et l’autre qui incite les individus à la conscience personnelle comme catalyseur de transformations. Ils s’affrontent un peu comme la gauche et la droite. Mais tous les deux visent à davantage de bien-être. Peut-on véritablement être bien dans un monde où les disparités économiques, cela est très visible, vont en s’accroissant? Dans un monde où le temps d’être n’a plus cours? Où le terme «humain» nous interpelle, nous pousse vers des solutions immédiates, non pas sur des sentiers par lesquels tous et chacun y auraient sa place?

Prendre des résolutions en début d’année, c’est peut-être à la fin, une occasion de sortir de soi-même au lieu de s’y enfermer. Entrer en contact avec l’ensemble de l’oxygène qui permet au monde d’aspirer à quelque chose de plus grand.

On verra si en janvier 2007, ces paroles auront besoin à nouveau d’être réécrites.

mercredi 4 janvier 2006

Le soixante-cinquième saut de crapaud

Quoi de mieux, pour entreprendre l'année 2006, que ce merveilleux poème de Charles Vildrac. En fait, il s'agit de celui que j'ai travaillé lors d'un cours de poésie à l'Université de Sherbrooke dans le cadre de mon baccalauréat en pédagogie. Il m'est cher car, par lui, j'ai appris que jamais l'on ne devrait «travailler» un poème mais y plonger afin de découvrir, différemment à chacune des fois, que les images qu'il enferme ne demandent qu'à s'envoler.
Bonne Année 2006 !





SI L’ON GARDAIT…
Charles Vildrac

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
Si on les gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tisser les voiles
Qui vont sur la mer,

Il y aurait tant et tant sur la mer,
Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,
Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,
Il y aurait tant de soyeuses voiles
Luisant au soleil, bombant sous le vent,
Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,
Que ces grands oiseaux sentiraient souvent
Se poser sur eux,
Les baisers partis de tous ces cheveux,
Baisers qu’on sema sur tous ces cheveux,
Et puis en allés parmi le grand vent…

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
Si on les gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tordre des cordes,
Afin d’attacher
A de gros anneaux tous les prisonniers
Et qu’on leur permit de se promener
Au bout de leur corde,

Les liens des cheveux seraient longs, si longs,
Qu’en les déroulant du seuil des prisons,
Tous les prisonniers, tous les prisonniers
Pourraient s’en aller
Jusqu’à leur maison…

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