dimanche 14 septembre 2025

Un texte sur lequel nous devons réfléchir.



Le Crapaud publie très rarement des textes qui ne sont pas issus de sa plume. Celui-ci m'a interpelé au point de ressentir une obligation morale de le publier sur le blogue.
Il est l'oeuvre d'une grand-maman qui s'adresse à nous qui avons pour devise québécoise JE ME SOUVIENS.

Le voici dans son intégralité.

* * * * *

Très beau texte, autant dans la rigueur historique que grammaticale....très belle réflexion...cela vaut la peine de lire et de ne pas oublier...car la mémoire est une faculté qui oublie...et transmettre aux générations suivantes.
 
Grand Mère Johanne Chayer.
Voici son texte qui est en train de faire le tour du Québec, et d’ailleurs, grâce à internet.
 
Le texte est intégral et n'a pas été retouché!
 
JE ME SOUVIENS…
 
J'aurais voulu aller rencontrer ces femmes musulmanes à Hérouxville pour partager leur culture et leurs recettes, mais surtout pour profiter de l'occasion de leur expliquer notre devise «Je me souviens».

Je me souviens que, dans mon jeune âge, nous ne pouvions pas entrer à l'église sans avoir un voile ou un chapeau sur la tête.

À cette époque, je me souviens aussi que c'était aussi un péché mortel de manger de la viande le vendredi.

Dans la même décennie, je me souviens que ma mère a été chassée de l'Église parce qu'après avoir mis au monde quatre enfants, elle ne voulait plus en avoir d'autres.

Je me souviens que pour cette raison, le pardon de ses fautes lui était refusé par l'Église à moins qu'elle ne laisse son corps à son mari, avec ou sans plaisir, au risque d'atteindre la douzaine.

Je me souviens qu'elle a refusé et qu'elle a quitté l'Église comme beaucoup d'autres femmes de sa génération.

Je me souviens que ma mère s'est ensuite séparée de mon père et que nous sommes devenus la cible des regards et des commentaires désobligeants de notre paroisse.

Cependant je me souviens qu'à la suite de sa séparation, nous avons vu le collet romain sur la table de nuit. Le prêtre voulait-il tester les moyens de contraception de l'heure ? Dans la même décennie, je me souviens que la cousine de ma mère a obtenu le divorce et qu'elle a reçu du même coup son excommunication de Rome.

Je me souviens que quelques années à peine avant ma naissance, les femmes ont obtenu le droit de vote et en même temps le droit d'être considérées comme des citoyennes à part entière dans la société.

Je me souviens que lorsque j'étais jeune, nous devions nous aussi, comme pour les religions musulmanes et autres, prier sept à huit fois par jour.

La messe à tous les matins, une prière avant le déjeuner, une prière en entrant en classe, une au diner sous le coup de l'Angélus, une autre avant la classe de l'après-midi, les grâces au souper, le chapelet en famille avec le Cardinal Léger et une dernière prière avant d'aller au lit.

Il y avait le mois de Marie, les Vêpres, etc… Nous avions aussi de longues périodes de jeûne avant Noël (l'Avant), avant Pâques (le Carême). Je n'ai pas dit non plus que nous devions porter le deuil durant un an et moins selon le degré de parenté de la personne décédée.

Je me souviens que, tour à tour, ma mère et ma belle-mère ont vu une opération urgente retardée en attendant que leur mari respectif, de qui elles étaient séparées de fait et non légalement, apposent leur signature pour autoriser leur intervention chirurgicale.

Devenue adulte, je me souviens que grâce aux pressions de la génération précédente, j'ai eu accès aux premiers moyens de contraception qui m'ont permis de restreindre le nombre de mes propres rejetons.

Je me souviens aussi qu'il n'était plus un péché de manger de la viande le vendredi. Je ne sais pas ce qui est arrivé à ceux qui sont allés en enfer. J'espère qu'on les a rapatriés.

Devenue adulte, je me souviens avoir travaillé dans des environnements traditionnellement réservés aux hommes. je me souviens des frustrations de ne pas avoir été traitée au même titre que les hommes dans les entreprises et surtout dans la vie en général.

Je me souviens qu'après avoir eu un fils, je ne voulais plus d'autres enfants de peur que ce ne soit des filles, par solidarité et parce que le travail qui restait encore à faire pour atteindre l'égalité était énorme.

Je me souviens des efforts que beaucoup de femmes ont dû déployer pour se faire reconnaître et pour obtenir des postes administratifs de haut niveau.

Je me souviens du militantisme de beaucoup de femmes qui ont travaillé d'arrache-pied pour obtenir l'équité dans notre pays comme politicienne, au sein des chambres de commerce, des syndicats, du Conseil du statut de la femme, etc.

Je me souviens qu'il a fallu plus de cinquante ans d'efforts collectifs pour nous libérer de l'emprise de l'Église et de la religion sur nos vies.

Je me souviens qu'il a fallu plus de soixante ans (1940 à 2006) pour obtenir l'équité salariale et que ce n'est pas encore fini. Mes soixante ans font que je sais que rien n'est acquis dans la vie et qu'il faut maintenir voire redoubler nos efforts pour ne pas perdre le résultat de tous ces labeurs.

Je ne suis pas raciste, cependant, lorsque je vois d'autres ethnies, imprégnées par leur religion contrôlante, vouloir s'imposer dans notre société, j'ai peur. J'ai peur parce que ces hommes et ces femmes ne savent pas quel chemin nous avons parcouru. De plus, les jeunes québécoises qui embrassent cette religion qui voile les femmes ne se souviennent pas. C'est donc par ignorance qu'on explique leur choix.

Aucun animal dans la nature, à part l'homme, n'habille sa femelle par dessus la tête. Je suis maintenant une grand-mère de quatre merveilleuses petites filles et j'ai peur. J'ai peur lorsque je vois une femme voilée travailler dans un CPE ou dans nos écoles ou encore lorsqu'on y laisse un enfant porter le Kirpan. Nous nous sommes débarrassés de tous ces symboles religieux et voilà qu'ils reviennent à l'endroit même où l'éducation de notre nouvelle génération est cruciale et à la période à laquelle on doit inculquer les principes fondamentaux de vie en société à nos enfants.

La tolérance envers ces symboles religieux que sont le voile, le Kirpan, le turban dans les CPE, dans nos écoles et dans nos institutions en général est un manque de respect pour les générations précédentes qui ont travaillé si fort pour se retirer de l'emprise de la religion sur nos vies.

Vous ne vous souvenez pas ! Moi, je me souviens et, à cet égard, je n'ai aucune tolérance et je ne veux aucun accommodement par respect pour ma mère, ma tante et pour mes petites filles.

Je me souviens que la charte des droits et libertés permet à chacun de pratiquer la religion de son choix, mais de grâce que cette religion demeure dans la famille.

Le port du voile dans la religion musulmane est pour nous la démonstration la plus importante de la soumission de la femme et c'est cela qui nous fait peur et qui nous choque parce qu'on se souvient.

On se souvient que ce symbole existait il y a cinquante ans et on ne veut pas revenir en arrière.

Je me souviens surtout que lors de la Révolution tranquille, les communautés religieuses ont suivi tout naturellement l'évolution de notre société en se laïcisant. Elles ont troqué, sans qu'on le leur impose, leurs grandes robes noires et leurs voiles dans le cas des femmes pour des habits civils sans pour autant renier leur foi et sans cesser de prier. Plusieurs de ces personnes sont encore vivantes aujourd'hui. Doit-on leur dire qu'elles ont évolué à tort et qu'elles ont fait tous ces efforts pour tomber dans l'oubli ?

Que l'on prie Jésus, Mahomet ou Bouddha m'importe peu, mais nous nous sommes battus, québécois et québécoises, pour que notre société soit laïque. Nous nous sommes battues, québécoises, pour obtenir l'égalité du droit de parole entre les hommes et les femmes autant que pour l'égalité des chances au travail.

Souvenez-vous que, si vous avez immigré au Canada et surtout au Québec, c'est pour faire partie d'une société ouverte qui vous donne sur un plateau d'argent tous les acquis que les générations précédentes ont obtenus particulièrement au chapitre des droits des femmes. Je veux croire aussi que c'est par ignorance de nos traditions et de nos coutumes et non par manque de respect que les femmes musulmanes veulent montrer au grand jour voir imposer ce symbole de leur croyance qu'est le voile. Peut-être que notre société va trop loin avec ses libertés. Mais, le balancier doit s'arrêter au milieu et non régresser jusqu'au point de départ.
 
Il faut se souvenir. L'intégration à une société commence par le respect de ses traditions et de ses coutumes ainsi que par le respect envers ses citoyens et citoyennes qui ont participé à l'exercice. Peut-être que nos livres d'histoire ne se souviennent pas ou bien qu'ils n'ont simplement pas été mis à jour.

C'est donc la responsabilité du gouvernement d'appliquer notre devise « Je me souviens » à notre Histoire et d'intégrer à cette Histoire les efforts de nos générations précédentes pour atteindre la société d'aujourd'hui et surtout de s'assurer que la génération montante s'en souvienne.

C'est aussi la responsabilité des organismes d'accueil aux immigrants de leur faire connaître cette devise du Québec « Je me souviens » afin que ces nouveaux arrivants ne pensent pas que nous sommes racistes simplement parce que l'on s'en souvient et qu'on ne veut pas imposer à notre progéniture d'avoir à reprendre les mêmes débats qu'il y a cinquante ans.

En terminant, pour commenter le sondage du journal La Presse d'hier sur les musulmans heureux de vivre chez nous, je dis que même, et surtout si les femmes voilées que l'on retrouve dans les CPE ainsi qu'ailleurs dans nos institutions font partie de cette majorité heureuse de vivre en notre terre, alors cette majorité m'incommode pour tous les arguments que j'ai soulevés précédemment.
 
Grand-mère Johanne Chayer

jeudi 11 septembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 8


    Comment définir un monstre ? Est-ce un concept universel qui engloberait tout être présentant une morphologie anormale, une personne provoquant la répulsion, qui suscite la crainte par sa cruauté, sa perversion ? Peut-il être, exister, sans le regard des gens qui le définissent ainsi ? Et si on le nomme, si on le démasque, cela le rend-t-il moins monstrueux ? Après tout nous nous habituons facilement à la laideur, nous nous confortons sagement, par circonspection, dans l’horreur.
 
Un monstre en crée-t-il un analogue lorsqu’il, lorsqu’elle enfante ? Celui qui arpentait les voies moyenâgeuses, se perdait dans les méandres de toute renaissance pour se retrouver en pleine lumière, fait-il la démonstration qu’il s’adapte à tout environnement ou, à l'inverse, celle que l’environnement le construit ?
 
Ces questions - et plusieurs autres - accaparaient l’esprit de Gord, celui qui patauge depuis des semaines dans le marécage de l’histoire des pensionnats.  Serait-il à établir des liens entre l’intégrisme de Taïma et les atrocités qui, progressivement, lui parviennent par l’entremise du grand chef de bande ainsi que par ses contacts avec d’autres autochtones à travers le Canada ? 

Les images imprégnées dans sa mémoire, celles du curé de la paroisse des Saints-Innocents dans sa sacristie, devant son autel, sodomisant furieusement Benoît, ne pouvaient qu’alimenter les réflexions qui le saisissaient depuis son retour sur l’île, trois ans auparavant.

Éloigné de sa mère, éloigné de Benoît Saint-Gelais, Gord avait choisi de conserver, d’alimenter même, sa relation avec Herman Delage, celui qui facilita son départ, lui ouvrant par la même occasion la porte à des connaissances autant géographiques que politiques qui s'avéreraient essentielles pour sa mission. C'est beaucoup une méthode de travail que l'étudiant universitaire en géographie proposait lui facilitant la tâche dont celle de monter des dossiers, de rassembler le maximum de renseignements sur la culture «blanche», ses croyances, mais particulièrement sur les rites de la foi chrétienne. Car les pensionnats, majoritairement, sont sous l’autorité des prêtres catholiques, le tout chapeauté par le gouvernement fédéral canadien. Herman et lui - le téléphone en était le canal -  discutaient quelques fois par mois.

                                    *****
 
Dans l’esprit de Don, toujours à la recherche de la bonne occasion pour inviter son frère qui depuis moins de vingt-quatre heures se bouleverse lui-même par toutes ces révélations, ainsi que celles qui suivront sans doute, déballant progressivement les affres de son enfance, de son adolescence l’ayant mené à quitter le village des Saints-Innocents, l'inviter à éclaircir la mort de l’ours et celle du coyote.
 
Il lui annonce son intention de passer quelques heures chez la famille de son épouse et propose de se revoir à midi, à l’heure du lunch.    Que dirais-tu de manger à la cantine ? Un bon moment que je n’y ai pas mis les pieds.     Gord acquiesça  puis ils se laissent sur ces mots.
 
Don se dirigea vers sa camionnette pour y déposer l’aquarelle offerte par sa tante. Installé à l’intérieur du véhicule dans ce silence hivernal, il prit le temps qu'il fallait pour mettre de l’ordre dans ce qui venait de se produire en si peu de temps. 

C’est tout de même bizarre qu’ayant vécu des  événements auxquels, involontairement peut-être, vous n’avez  accordé que peu d’importance, présentés sous un angle nouveau, à partir du regard de quelqu’un d’autre, plus ou moins actif, mais actif tout de même dans la chronologie des situations, bizarre comme la réalité prend un nouveau sens, une nouvelle perception.
 
Ce frère, Gord, lui tellement passif, apathique même, qui jamais ne manifestait d’opinions, encore moins d’opposition, lui qui s’évadait lorsque la tension entre ses parents atteignait des niveaux démesurés et qu’à bout de souffle son père obligeait Taïma à s’isoler dans la chambre du rez-de-chaussée de la maison des Saints-Innocents, usant parfois de contention pour la maintenir dans un état acceptable devant ses fils, Gordon, un autre homme depuis son départ de l’Île Whiteship, accusé par son épouse des pires perfidies, lui lançant au visage des insultes à ce point outrageuses que l’unique achèvement se restreignait à partir marcher dans le boisé avec ses deux fils, l’un collaborant davantage que l’autre.
 
Ce frère, Gord, dans ces circonstances belliqueuses fermait la marche. Silencieux. Son père avait beau l’inviter à se rapprocher d’eux, à parler, rien n’y fit. Don, le fils pragmatique, n’ayant pas toutefois la perspicacité d’un argonaute, constatait la distance entre son père et l’aîné, entre sa mère et son frère, distances pouvant difficilement être mesurées en raison de l’embarrassante gêne qui cimente souvent les relations parents-enfants.
 
Dans la culture ojibwée, la mère a la charge exclusive de l’enfant naissant jusqu’à la puberté, moment propice pour l’entrée en scène du paternel. La question relative à l’éducation d’un garçon ou d’une fille n’est jamais apparue comme problématique, encore moins  chez une famille composée de deux mâles. Elle s’est toutefois manifestée au départ de l’Ontario vers le Québec alors qu’il y eut éclatement des relations entre Gordon et Taïma, l’acharnement de celle-ci à n’avoir d’intérêt que pour l’aîné de ses garçons.
 
Une présence fusionnelle est-elle préférable à une absence fonctionnelle ?  La volonté non avouée de Taïma se résumerait-elle dans le fait qu’entre déracinés un seul choix s’impose, celui de la réunification ? Savait-elle, déjà, que l’un de ses fils, le puîné, pouvait mieux que l’aîné refaire ses racines à l’extérieur de la terre natale ? Qu’investir dans la conscience de celui-ci ne pouvait être que pure perte de temps ? Qu’il se sentait davantage proche de son père que d’elle ? Que le plus vieux, un être qu’elle jugeait malléable, docile et influençable, celui-ci saurait l’écouter, devenir son alter ego ? Son double.  Ou sa victime propitiatoire.
 
Dès lors, elle investit la majeure partie de son temps auprès de lui, d’abord en discréditant le père, présenté comme un être félon, déloyal et, pire encore, transfuge. Le seul véritable oji-cri de la famille, lui assénait-elle régulièrement, celui sur qui elle fondait tous ses espoirs de retourner sur l’île, rejoindre sa vraie famille, celle de la bande ojie-crie dont un jour il deviendrait le chef incontesté, lui qu’elle assourdissait de ce refrain continuellement rabâché «Un grand chef oji-cri ne parle pas, il agit.»
 
Taïma déchanta le jour où, accompagnant son frère sur l’Île Whiteship - annuellement l’épouse de Don y passe quelques semaines dans sa famille -  il revint avec une promesse de fiançailles. La dulcinée, Mae, fille d’une des familles ojies-cries parmi lesquelles soufflait un vent de changement, d’intégration avec les Blancs, devint à ses yeux le portrait vivant de son combat depuis toujours. Elle n’assista pas au mariage, refusa de la saluer lorsqu’elle arriva au village des Saints-Innocents, lui adressait continuellement des propos aigres et déplacés surtout lorsqu’elle constata que la femme de son fils préféré était stérile. Les charges furent ténébreuses et giclaient par la même occasion sur l’épouse de Don.

*****
 
Les deux frères entrèrent dans la cantine sous le regard sidérés des hommes qui déjà s’y trouvaient.
 
Le grand chef de bande, installé à une table, entouré d’une dizaine de citoyens, ne savait trop lequel des deux saluer.
 
- Gord, tu nous amènes de la visite rare.
- Mon frère est venu reconduire Taïma qui s’installera dans la maison paternelle à partir de maintenant.
- C’est un peu la sienne si je ne me trompe pas.
- Une maison familiale le reste toujours.
- Tu as raison. Venez vous joindre à nous. On mange ensemble. Tu verras Don comment la cuisine de mon épouse n’a pas changé, qu’elle est toujours du terroir. Allez, assoyez-vous.

 

dimanche 7 septembre 2025

Salman RUSHDIE

 

SALMAN RUSHDIE


Dans le roman QUICHOTTE, inspiré par le classique de Cervantes, Sam DuChamp, modeste auteur de romans d’espionnage, crée Quichotte, un représentant de commerce à l’esprit nébuleux et raffiné. Obsédé par la télévision, il tombe éperdument amoureux de Miss Salma R., reine du petit écran. Flanqué de son fils (imaginaire) Sancho, Quichotte s’embarque dans une aventure picaresque à travers les USA pour se montrer digne de sa dulcinée, bravant galamment les obstacles tragi-comiques de l’ère du «Tout-Peut-Arriver», cependant que son créateur, en pleine crise existentielle, affronte ses propres démons.
 
À la manière d’un Cervantès qui fit avec « Don Quichotte» la satire de la culture de son temps, Rushdie, en prodigieux conteur, entraîne le lecteur dans un «road trip» échevelé à travers un pays au bord de l’effondrement moral et spirituel. 

Les vies de DuChamp et Quichotte s’entremêlent dans une quête amoureuse profondément humaine et esquissent pour notre plus grand amusement le tableau d’une époque qui n’a de cesse de brouiller les frontières entre réalité et fiction.

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Voici quelques citations tirées de ce roman que je vous conseille particulièrement. Il permet, je crois, de nous éloigner de tout ce qu’habituellement on accole en citant le nom de Salman Rushdie.


    



. Quand vous êtes votre propre carrière, quand le minerai que vous extrayez est enfoui dans les cavernes du soi, vient un moment où il ne reste plus que du vide.
 
. … la frontière entre l’art et la vie devenait floue et perméable de sorte que, par moments, il était incapable de distinguer où l’un s’achevait et où commençait l’autre, et, plus grave encore, se trouva obsédé par la conviction absurde que les inventions des  créateurs pouvaient déborder les limites des œuvres elles-mêmes, qu’elles avaient le pouvoir de s’introduire dans le monde réal pour le transformer et même l’améliorer.
 
. … et la vie continua comme si tout était normal en dépit du craquement qu’émettent les choses que l’on sait et que pouvaient percevoir tous ceux qui fréquentaient l’un ou l’autre lieu, en dépit du bourdonnement des petits ventilateurs électriques accrochés au mur.
 
. Et, au sein des familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés - nous, le peuple brisé ! - soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus.
 
. L’époque était à l’opinion instantanée s’érigeant en tribunal sommaire où une simple accusation valait verdict de culpabilité.
 
. Déjà, à l’époque, il avait envie de se lancer dans une quête. Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence.
 
. J’espère qu’il n’a pas l’intention de me purifier. Je suis plutôt d’avis de rester impur. Vous pouvez le comprendre ? Je ne suis pas un ange et n’ai aucune intention d’en devenir un. Savez-vous ce que je veux être ? Un humain. Le bien ne m’intéresse pas tellement.
 
. Celui qui recherche l’amour doit comprendre immédiatement dès le début de sa quête que la quantité d’amour disponible est bien trop petite pour satisfaire tous ceux qui sont à sa recherche.
 
. L’univers ne s’intéresse pas au bien et au mal. Il se moque bien de savoir qui vit ou qui meurt et qui se conduit bien ou qui se conduit mal. L’univers est une explosion. Il jaillit, il pousse, il grandit, il se fait de la place. C’est une conquête sans fin.
 
. La première vallée est celle de la quête elle-même, dit Quichotte. Le chevalier doit s’y défaire des dogmes de toutes sortes, y compris la croyance et l’incroyance. La vieillesse est elle-même une vallée de ce genre. Quand on est vieux, on prend ses distances avec l’idée dominante de son époque. Le présent avec ses disputes, ses idées controversées, se révèle fugace et irréel. Le passé s’est enfui depuis longtemps et l’avenir, on le voit bien, n’est pas l’endroit où l’on trouvera une prise ferme. Ëtre séparé du présent, du passé et de l’avenir, c’est entretenir l’éternel, permettre à l’éternel d’entrer en soi.
 
. Quiconque ne comprend pas cette nécessité de la dignité ne pourra jamais acquérir cette qualité dont il n’a pas été capable de sentir l’importance.
 
. Je dispose d’une clef, dit Quichotte. Le moment venu je devrai savoir quelle serrure elle ouvre.
 
. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément.
 
. … si tu laisses le travail sortir de ta bouche, il ne sortira plus de tes doigts.
 
. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
 
. Qu’est-ce qui disparaît lorsque tout disparaît : non seulement tout, mais le souvenir de tout. Non seulement personne n’en a plus aucun souvenir, ne peut plus se rappeler comment c’était lorsque tout existait encore, avant que ce tout ne devienne rien, mais il n’y a personne d’autre par ailleurs pour se rappeler et ainsi tout non seulement cesse d’exister mais devient une chose qui n’a jamais existé, c’est comme si tout ce qui existait n’existait pas, et de plus il n’y a plus personne pour raconter l’histoire, pas la grande histoire au complet de toutes choses, pas même la dernière histoire si triste qui raconte comment le tout est devenu le rien, parce qu’il n’y a plus de conteur, plus de main pour écrire, plus d’oeil pour lire, de sorte que le livre qui raconte comment tout est devenu rien ne peut pas être écrit, de même que nous ne pouvons écrire l’histoire de notre propre mort, c’est là notre tragédie, d’être des histoires dont on ne peut pas connaître la fin, pas même nous, puisque nous ne sommes plus là pour l’entendre.

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Ce roman est une pure merveille, un enchantement qui ne cesse de provoquer dans le cerveau d’étranges mouvements cherchant à nous confondre, s'amusant à  démarquer le réel de l’irréel tout en les imbriquant. Le regard que Rushdie porte sur cette société, la nôtre, est aiguisé voire caustique, société qu’il définit d'ailleurs comme étant celle du Tout-Peut-Arriver…

 

Oubliez LES VERSETS SATANIQUES… QUICHOTTE nous mène beaucoup plus loin dans sa quête.

vendredi 5 septembre 2025

Septembre 2005 / Septembre 2025

20 ANS DE crapotinage…

(crapaud  --  frog  -- con cóc)


 

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    En moyenne un crapaud peut vivre de 3 à 7 ans. LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON, lui, en est à sa vingtième année.
 
Le matin du 5 septembre 2005, je vivais à Montréal dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, revenant d’une escapade en Gaspésie, avec au cœur un souvenir immortel, celui d’avoir vécu une fin d’été en compagnie de Fleurette, ma Bergeron de mère, et Odile, ma fille, mon bijou d’avril.
 
On ne revient pas de la Gaspésie sans y avoir laissé une partie de soi-même et sans rapporter dans ses bagages, des images, des odeurs, des couleurs… impossibles de  retrouver  ailleurs. Que dire de tous ces souvenirs qui, encore maintenant, me reviennent lorsqu’un mot, une photo, un son de voix particulier installés quelque part dans cette partie du cerveau qui a pour besogne de les conserver et les raviver au bon moment !
 
C’est vraiment à ce moment-là qu’un nouveau projet déjà inscrit dans le grand cahier ouvert devant moi contenant les agirs qui devaient être agis à l’occasion de ma nouvelle vie, celle de la retraite.
 
J’avais réalisé le premier, celui de m’installer à Montréal afin de marcher les rues et les ruelles de la grande ville. Lors d’un exercice d’écriture à l’école secondaire, je devais être en 10e/11e année, le professeur de français nous avait lancé ce sujet : « Quel est ton plus grand désir même s’il te semble impossible à réaliser ?» Mon texte, dont j’ai toujours souvenance, portait sur l’impossibilité mais l’ardent souhait de me retrouver au centre-ville des plus grandes villes du monde, à l’heure de pointe. Je nommais en tête de lice, Montréal, puis laissai mon imagination pérégriner vers Paris, Londres, New York et j’en passe.
 
C’est bien installé à Montréal, profitant des heures libres, gracieuseté de la retraite, qu’une évidence se présenta à moi : mon cycle de vie bouge à tous les 7 ans… un peu comme la fin de vie, moyenne, chez le crapaud. Aux 7 ans, des choix m'interpellent allant de l’immobilité catatonique à l’aventure débridée. Ce fut le cas pour Montréal.
 
L’autre projet, celui de consacrer plusieurs heures à la lecture et à l’écriture. Avant de lancer le blogue (LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON), je fouillais minutieusement à travers ma foule de cahiers de lecture remplis au cours des années antérieures et consacrais des heures à la recherche de poèmes que depuis longtemps je déposais ici et là avec pour objectif de les remanier un jour.
 
Alors, revenu de  Gaspésie, vivant à Montréal, l’idée de lancer un blogue m’est venue d’elle-même, un 5 septembre 2005. Les détails techniques exigés par Blogger complétés, on demandait de lui conférer un titre. Zéro idée. Zéro idée jusqu’à ce que ce souvenir gaspésien me revienne en tête. À l’entrée du Parc Forillon, y marchant la nuit, un cri, peut-être un sifflement bitonal grave issu d’une mare que j’arrive à peine à localiser. Coassement de grenouille ? Pas exactement. Chant de wawaron ? Je dirais… quelque part entre les deux. Gigantesque. Un crapaud alors ? Un crapaud géant. Voici alors que cette paraphrase LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON  devenait le nom dudit blogue.
 
C’est le 5 septembre 2005 qu'il prenait forme, qu'il naissait.  Je puis dire que le tétard de 2005, 20 ans plus tard, est véritablement devenu crapaud...
 
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Un vieux proverbe québécois dit ceci : On ne juge pas un crapaud à le voir sauter. Sans doute la raison pour laquelle mes premiers billets s’intitulèrent «saut de crapaud». Néophyte dans le domaine du blogue  -  j’ai opté pour cette orthographe et non «blog» qui m’apparaissait trop anglophone - je visitai ce que Blogger offrait aux amateurs de ce type de plate-forme pour finalement appliquer le proverbe tanzanien : « Assis ou debout, le crapaud est toujours le même.»
 
Je me suis lancé dans l’écriture d’une histoire toute gaspésienne dans laquelle je jouais le rôle d’un grand-père (de l’Anse-au-Griffon ou du Cap-Desrosiers, me semble-t-il) au centre de plusieurs intrigues. Avec le temps, je réalise que le goût de créer des personnages s’est emparé de moi à cette époque.
 
Les lecteurs n’étaient pas nombreux.
 
20 ans plus tard, c’est 
+ de 200 000 visites que le Crapaud a attirées avec ses 1200 billets qui ont voyagé par-delà  180 pays. 

Je dois avouer que les statistiques m’intéressaient beaucoup moins que cette crainte qui encore maintenant nourrit mon angoisse, à savoir que Blogger disparaisse d’internet apportant avec lui tout ce que j’aurai écrit.
 
J’aurai écrit, publié et relaté sur LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON de petites histoires (celle du grand-père, entre autres), des citations extraites de mes cahiers de lecture, des poèmes, des contes, des événements familiaux, deux romans (pour la jeunesse) écrits en classe avec des élèves présentant des difficultés d'apprentissage, le roman DEP avant son édition vietnamienne, des chroniques de voyages, des opinions politiques ou sociales et j’en passe. Éclectique serait le moins qu’on puisse qualifier ce blogue.
 
Le proverbe chinois 
«La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe.» 
auquel Sylvain Tesson répond 
« Dans le marais, la chiure de la blanche colombe n’atteint pas le crapaud souverain.» 
je les réunis afin d’en faire le principe que sous-tend ce blogue à savoir de n’être pas un lieu pour les débats ou la confrontation d’idées. Pour m'en assurer, je filtre les commentaires. 

On arrive ici tout comme la nuit où devant une mare à l’entrée du Parc Forillon en Gaspésie, on entend comme un appel à écouter, dire et écrire.
 
Je termine ce billet vous invitant à cette magnifique lecture, celle du poème de Victor Hugo:

Le crapaud

Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent ;

Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?

Hélas ! le bas-empire est couvert d'Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils ;

L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière ;
Le soir se déployait ainsi qu'une bannière ;
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein d'oubli,

Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni,
Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini ;

Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux.

Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et frémissant lui mit son talon sur la tête
C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,

Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
– J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel ; –

Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,

De petits hommes gais, respirant l'atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.

C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l'aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »

Et chacun d'eux, riant, – l'enfant rit quand il tue, –
Se mit à le piquer d'une branche pointue,
Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;

Car les passants riaient ; et l'ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid ;

Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,

Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;

On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misère !
Ajouter de l'horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,

Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu'elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,

Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L'ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s'y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,

Lavant la cruauté de l'homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s'étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois et les grands aux petits

Criaient : «Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l'achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l'être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré

Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles.
– Hélas ! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles ;
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. –
Quand nous visons un point de l'horizon humain,

Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C'était de la fureur et c'était de l'extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,

Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;

Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l'étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier ;

Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d'une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur ;

Et l'ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d'un versant si dur que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l'âne allait geignant et l'ânier blasphémant ;

La route descendait et poussait la bourrique ;
L'âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l'homme ne va pas.
Les enfants entendant cette roue et ce pas,

Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête ! »
Crièrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c'est bien plus amusant. »


Tous regardaient. Soudain, avançant dans l'ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L'âne vit le crapaud, et, triste, – hélas ! penché
Sur un plus triste, – lourd, rompu, morne, écorché,

Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce 
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,

Résistant à l'ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l'affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,

Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,

Un des enfants – celui qui conte cette histoire, –
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !
Bonté de l'idiot ! diamant du charbon !

Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié.

Ô spectacle sacré ! l'ombre secourant l'ombre,
L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant,
Le damné bon faisant rêver l'élu méchant !

L'animal avançant lorsque l'homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu'elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;

Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle
Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,

Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.

Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l'insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour ;

Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l'inconnu,

Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l'âne, à Dieu le grand savant.


       *************************************************
 
Je célèbre ces 20 ans en remerciant ceux et celles qui, depuis septembre 2005 ou après, crapahutent avec moi.
 
«Celui qui place un crapaud en tête d’un groupe ne doit pas se plaindre ensuite de sa manière de sauter.» 
Eulodia Brighton



                                             Statistiques en date du 5 septembre 2025

mercredi 3 septembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 7

 


    La maison familiale, celle des parents de Taïma, a vu naître les deux frères ; toute de bois rond, mélange insolite de  bouleau blanc et d’érable, elle fut le résultat d’une œuvre coopérative ayant rassemblé une grande partie des membres de la réserve de l’Île Whiteship. 

Son père, tel un commis-voyageur pan-canadien, n’a pas beaucoup participé à son érection puisque la plupart du temps il séjournait ici et là entre deux réserves, entre deux provinces. Certaines mauvaises langues avancèrent qu’il était même absent lors du mariage de sa fille aînée et que celle-ci n’eut pas à lui demander la permission pour s’y installer en compagnie de son époux.
 
Au cours des mois suivant l’arrêt des voyages de son père, il fut réduit à vivre dans une seule pièce, avec sa femme, une chambre exiguë au rez-de-chaussée de la maison, genre d'alcôve donnant sur un boisé touffu leur servant de rideau. Taïma interdisait les visites, seulement sa sœur servait de contact social. Tous virent cela comme un châtiment pour ses éloignements.
 
Ses propres fils y vécurent - peu de temps, il faut le rappeler - dans ce qui devenait de plus en plus la propriété de l’aînée qui réduisit sa sœur au rôle de femme à tout faire, alors que de son côté elle occupait tout son temps à épier les agissements de chacun des membres de la réserve ne se gênant pas pour dénoncer - sans mettre des gants blancs - ceux et celles qui ne respectaient pas scrupuleusement les mœurs et coutumes ojibwés. Les familles de ses deux brus deviendront ses victimes avant même qu’elles fussent mariées à ses garçons.
 
Au départ de la famille pour le Québec, la sœur de Taïma fut chargée de l’habiter, l’entretenir. Malgré la rage et la colère qui l’habitaient à ce moment-là, elle s’assura  que le chef de la réserve exerce un droit de regard sur la propriété allant jusqu’à imposer un veto si jamais on tentait d’en modifier l’état ou le statut. «Nous reviendrons.» vociféra-t-elle montant à reculons dans la camionnette l’arrachant à sa terre natale.
 
C’est vers cette maison sous un soleil d’hiver s'amusant à faire éclabousser la lumière dans les arbres dénudés que Gord et Don se dirigent après avoir déjeuné.
 
- Mae, tu nous attends ici. Aujourd’hui c’est autre chose que notre relation avec ta belle-mère qui nous y mène. Demain, ça sera nous deux qui irons régler une situation qui dure depuis trop longtemps.
 
La frayeur se lisait sur le visage de l’épouse de Gord qui porta ses mains à son ventre, comme un réflexe de défense. Entendre parler de celle qui l’a toujours violentée de ses regards tyranniques, par ses paroles assassines la tourmentait jusqu’au plus profond de son âme et agitait son corps de femme stérile.
 
Deux minutes de marche à peine puis les voici sur le balcon de la maison familiale. Très peu de souvenirs secouent l’esprit des deux frères - ceux des étés principalement - alors que sans frapper ils entrent. Dans la cuisine encore chaude des odeurs de la nuit, une tante réjouie se déplace posément vers eux deux, embrasse Don avec affection et serre le bras de Gord comme à son habitude chaque fois qu’il vient s’informer si tout va bien.
 
- Avez-vous mangé ? demande-t-elle. J’ai encore du thé sur le poêle.
- Oui Tante on a bien déjeuné, répond Gord alors que Don dans un élan de curiosité s’arrête devant un tableau fixé au mur de la cuisine, s’informant sur l’auteur d’une si belle œuvre.
- Voyons Don, tu me gênes. Je barbouille tout simplement. Le plus jeune des frères, hypnotisé par l’aquarelle, recule pour mieux l’apprécier puis s’approche de cette femme envers qui il manifeste une grande affection, une admiration sans borne, lui prend les deux mains et ajoute : ce paysage est une d’une rare beauté.  

     


- Si tu la veux je te l’offre, mais le professeur qui m’a enseigné les techniques de l’aquarelle surpasse tout ce que je peux faire, dit-elle avec au fond des yeux comme une immense tristesse.
- Ça serait pour ma famille un présent d’une très grande valeur.
 
Alors que la tante décroche le tableau, l’époussette tout en s’affairant à lui trouver un emballage, Taïma sort de la pièce qu’occupait ses parents, dans laquelle tous les deux, à quelques mois d’intervalle, moururent sans qu’on leur ait prodigué les soins que nécessitaient leur santé périclitante. Gordon venait à peine de partir avec  sa famille quittant la réserve de l’île pour s’installer au Québec.
 
- Tu n’auras pas à m’annoncer que je ne retourne pas dans cette maison qui n’aura été que celle de votre père, dans ce fond de pays qui n’a rien à voir avec la terre natale.
 
Les deux frères, dignement, demeurent debout face à leur mère, une Taïma apparemment résignée mais non vaincue. Les regards échangés n’ont rien d’autre à ajouter, présageant qu'une vérité à la fois tranchante et incomplète s’installe.
 
- Lorsque vous avez quitté la réserve avec votre père, seulement le corps de votre mère vous accompagnait. Son âme est demeurée enracinée ici. C'est ici qu'elle mourra. Jamais, vous m’entendez bien, jamais ce corps ojibwé ne sera enterré ailleurs qu’ici. Il souhaite ne pas croiser dans l’autre monde celui dont la lâcheté nous aura conduit à l’exil, à nous dénaturer en embrassant la culture dégradante des Blancs. Jamais il n’y aura de réconciliation entre votre froussard de géniteur et moi, tout comme jamais il n’y aura de réconciliation entre nous, premiers habitants des terres d’Amérique et ces colonisateurs, ces violeurs, ces criminels blancs. Jamais. Je mets ma vie d’ojie-crie en jeu afin de venger nos ancêtres. Le feu ne s'éteindra jamais dans mon âme.

Elle prit une courte pause avant de déclarer comme s’il se fut agi de l’imposition d’une sentence dont elle seule pouvait en être l’autrice : Je sais que le coyote des Saints-Innocents est mort. Je salue, j’honore l’auteur de cet acte libérateur. C’est un héros qui mérite notre révérence à tous.
 
                             

Son ton de voix faiblissait alors qu’elle s’efforçait de demeurer debout, droite et fière. Elle soutenait le regard de Gord, son visage prudent, sa mâchoire dissimulant des dents serrées.
 
- Je ne veux pas discuter de ce dont tu parles. Pour l’instant, une seule chose m’importe. Tu dois obligatoirement présenter des excuses sincères pour le mal que tu as fait à ma femme, un mal aussi vaste que les plaines qui traversent le Canada, aussi hautes que les montagnes Rocheuses.
- Jamais, m’entends-tu, jamais. Cette femme n’en est pas une, elle vient d’une famille qui a renié les mœurs des ojis-cris, qui fornique avec les Blancs. Sache que cette famille est aussi stérile que la femme que tu as amenée dans ton lit. Jamais. Depuis trois ans, je n’ai plus à croiser son impuissante présence et tu ne peux imaginer à quel point cela me réconforte.
- Ici, tu n’auras pas à la rencontrer. Et si voilà tes dernières paroles, tu ne me verras plus. Lorsque je me présenterai ici, ça sera pour notre tante, personne d’autre. Toi, tout comme tu l’as imposé à tes parents, tu t’isoleras dans la chambre du rez-de-chaussée, tout comme tu avais à le faire au Québec.
- Te voici comme ton père, moi qui ai tout fait pour te protéger de son influence néfaste.
- Ne me parle pas de cela alors que j’essaie de tout oublier. J’enlève le bâillon que tu as mis sur ma bouche dans le but d’étouffer qui je suis.
- Tu es oji-cri, ne cherche pas ailleurs.
- Si être oji-cri c’est ce que tu m’as obligé à être jusqu’à maintenant, ces moments que je vis actuellement m'invitent à m’affranchir. Je ne veux pas être de ce type d'oji-cri qui est dépassé, je veux seulement tenter d’être un homme.
- Traître, toi aussi comme ton père tu es un traître.
 
À ce moment où la tension franchissait un seuil critique, la tante s’approcha de sa sœur et avec toute la délicatesse au monde lui prit le bras pour la reconduire vers la chambre du rez-de-chaussée. La porte se referma alors que les deux frères quittaient la maison familiale, un grand paquet dans les mains de Don.









Si Nathan avait su... (Partie 2) - 9

       Deux frères que tout éloignait, que tout rassemble maintenant, marchent sur la terre natale. Direction, ce pont surplombant la rivièr...