dimanche 6 juillet 2025

Si Nathan avait su (41) TIRÉ À PART

 


Tiré à part


Lorsqu’à partir d’un texte qui répondait au défi que nous nous étions donné mon frère Pierre et ma belle-sœur Claire, à savoir d’écrire sur un thème précis dans le cadre de notre activité appelée «Otium», j’avais proposé SI NATHAN AVAIT SU. Cette courte histoire aurait très bien demeurer là, mais elle a germé dans mon imaginaire m’incitant à lui donner une suite, un continuum. Je me suis donc lancé tête première dans ce qui, aujourd’hui, arrive à la fin de sa première partie.
 
Un verre de Morgon en main, de l’autre un tapotement sur les touches du clavier, voici qu’à la première semaine de juillet 2025 - la première partie est arrivée sur le blogue le 27 juillet 2024 - j’en suis à une période essentielle dans tout travail un tant soit peu littéraire, celle de la correction.
 
Avant d’entreprendre la deuxième partie - un prologue la lancera - je dois absolument tout revoir, tout relire afin de corriger les erreurs qui s’y sont glissées, les coquilles ou encore les méprises s’étant malencontreusement installées autour des personnages ou des événements.
 
Rappelons le décor : nous sommes en 1975, dans un Québec se relevant à peine de la crise d’octobre ‘70, à l’aube de l’arrivée au pouvoir - le 15 novembre 1976 - du Parti Québécois dont le but ultime est de mener le Québec à la souveraineté.
 
Époque charnière s’il en est une dans l’histoire nationale de cette province qui fut à quelques points de pourcentage de parvenir à son indépendance politique, mais profondément déchirée entre les tenants du OUI et ceux du NON, entre cette volonté d’arriver à contrôler son propre avenir. Les familles, comme jamais auparavant, sont brisées, à la limite de la discorde voire de la zizanie.
 
L’urbain et le rural dans un face-à-face de plus en plus appuyé s’accusent d’une part de freiner l’évolution de la société - de moins en moins hiératique - vers la modernité ou de s’éloigner des valeurs traditionnelles qui depuis la bataille des Plaines d’Abraham ont fait que cette province, difficilement, cruellement même, réussit tant bien que mal à se maintenir à flot.
 
Le village des Saints-Innocents, là où se déroule la majeure partie des intrigues, se voit bousculé par des problématiques nouvelles - l’arrivée et l’installation de nouveaux venus, qu’ils soient autochtones ontariens, le retour d’un fils hippie accompagné de sa conjointe qui s’émerveille face à un fiston amoureux de poésie, d’une enseignante doctorante qui frisonne devant l’organisation scolaire de sa première école où l’application du Rapport Parent sur l’éducation au Québec résiste comme les bons vieux gaulois d’Astérix et Obélix aux élans pédagogiques contemporains - problématiques nouvelles qui, indirectement, réveilleront de vieux stigmates ayant perturbé la vie des villageois à une certaine époque et dont les fantômes semblent resurgir des cicatrices qu’ils ont imprimées sur la collectivité.
 
Au centre de cette histoire des personnages importants - le seront-ils toujours en deuxième partie ? - certains encore énigmatiques, d’autres devenus acteurs importants et qui, c’est certainement le sentiment qui les animera au fur et à mesure que parleront, étrangement, les murs d’un silence enfoui au plus profond des âmes, mais dont les turpitudes lentement suinteront.

 

J’ai tenté de conserver un certain rythme dans la publication sur le blogue - 41 billets en près de 52 semaines. Je compte maintenir la cadence et cela dès le mois d’août prochain alors que s’enclenchera la deuxième partie de SI NATHAN AVAIT SU
 
À bientôt et merci de l’intérêt que vous portez à cette histoire.

 
PS        Non, il n’est absolument pas question que je parte à la recherche d’un éditeur pour ce qui devient de plus en plus un roman.

LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON qui soulignera ses 20 ans de présence sur Blogger en septembre prochain demeura l’unique écrin dans lequel ces épisodes seront déposées.



vendredi 4 juillet 2025

Si Nathan avait su (40)






Don ne cesse de marcher de long en large dans la cuisine de la maison, sa femme assise devant une table circulaire. S’arrêtant il annonce:
- Je me rends chez Daniel et Jésabelle, leur demander s’ils peuvent jeter un œil de temps en temps sur vous qui resterez ici pendant mon voyage.
- Tu nous laisses en compagnie de ta mère ?
- Non, elle m’accompagne.

Un cri démoniaque traverse la porte de la chambre du rez-de-chaussée, là où l’ancêtre grand-mère semble tenue captive depuis la découverte par son fils de la flèche assassine sur le flanc du coyote qui s’acclimatait de plus en plus à leur environnement. La bête sauvage n'était pas devenue une amie d'Ojibwée qui s'en tenait éloignée, la laissant toutefois traverser sans réagir la cour familiale en chemin vers le cimetière où repose l’ancêtre grand-père.

- Est-ce nécessaire de garder la porte barrée ? demande la femme sans nom qui tient deux mains plaquées sur son ventre gonflé.
- Oui, jusqu’à ce que je parte, demain matin.
- Elle reviendra de ce voyage ?
- On sait toujours quand on part mais jamais quand on revient, répondit Don qui enveloppait la flèche maudite dans un tissu que sa famille avait préservé de l'ensevelissement de l’ancêtre grand-père.
- La nouvelle année approche…
- Je sais ma femme, mais cette fois tu n’iras pas à Sault-Sainte-Marie. Notre deuxième fille t’en empêche. Je vois que c’est difficile pour toi, surtout sans aide de ma mère.
- Elle me déteste.

 

Ce fut les dernières paroles qu’ils échangèrent avant que Don referme derrière lui la porte de la maison laissant pénétrer un courant d'air froid et sec poussant la femme enceinte à s’entourer d’un chandail de laine. Il s’installe dans la camionnette en route vers l’autre rang sans nom, sans numéro, sans asphalte... et sans entretien. Il aurait très bien pu s’y rendre en traversant le boisé commun, muni de raquettes, mais depuis qu’il a enterré le coyote, il le considère comme profane ; pour un oji-cri chez qui l’aspect spirituel de la vie est essentiel, cela signifie beaucoup.

Le soleil du jour permet à la neige de fondre légèrement, rendant ainsi la route facilement praticable. Quelques minutes plus tard Don stationne dans la cour de la famille de Benjamin, au passage il caresse Walden qui profite de la température idéale pour rester dehors.

- Salut Don, tu prends un café, lança un Daniel fort heureux de cette visite impromptue.
- Avec plaisir, mais ce n’est pas le but de ma venue chez toi et ta famille.
- On entre pour jaser.

Les deux hommes s’installent dans la grande pièce que Don voit pour une première fois. Jésabelle, à pas feutrés, les rejoint une théière en main. « Je n'ai pas de café que de la tisane, dit-elle.

- Sans souci. J’ai un important service à vous demander.
- Vas-y Don, à moins que ce ne soit pas de notre ressort nous pourrons certainement t’être utiles.
- Je pars demain matin pour l’Ontario. Avec ma mère. Pourriez-vous garder un œil sur ma femme et Chelle durant mon absence ? Deux ou trois jours au maximum.
- Ça sera avec plaisir, répondit Jésabelle voyant là une superbe occasion pour Benjamin d’inviter son amie et pour elle d’entrer en contact avec cette femme énigmatique qui, une fois seule, pourrait peut-être s’ouvrir un peu. Était-il à propos de s’informer si un lien direct ou indirect pouvait s’établir entre ce voyage et l’affaire de la flèche perdue puis retrouvée ? À peine avancée sur cette piste que déjà Don entreprend le récit de l’histoire dont les parents de Benjamin avaient connaissance, du moins en partie.

Il aura fallu au moins quatre tasses de tisane avant que tous les faits leur furent exposés. Avant d'entrer dans l’interprétation de ceux-ci, Don crut nécessaire d’ajouter quelques éléments qui, selon lui, ne dédouanaient personne, n’accusaient personne non plus, mais permettaient tout au moins d’expliquer les raisons de ce départ improvisé vers l’Ontario.

- Chacune des tribus amérindiennes se caractérisent par divers éléments. Pour nous les ojis-cris, je ne crois pas me tromper en mentionnant deux principes importants : notre côté spirituel et des mœurs que vous les Blancs ne pourriez accepter, je parle au niveau culturel. Que nous ayons, à sa demande d’ailleurs, incinéré nous-mêmes mon père et enterré dans le petit bois en face de chez-nous, endroit que j’appelle le cimetière, sous un bouleau blanc, est une coutume qui lentement disparaît, mais  demeure primordiale chez les ancêtres. Ma mère, celle qui part avec moi demain, tient beaucoup à cette tradition, exigeant même qu’à son décès, on l’incinère et la dépose dos à son mari. Lorsque le coyote, celui qu’on vient de découvrir mort, une flèche plantée dans la cuisse, mort au bout de son sang tout juste à côté du bouleau blanc sous lequel mon père dort à jamais, lorsque pour la première fois il a traversé notre cour après avoir contourné le tipi, ne pas avoir été poursuivi par Ojibwée, ma mère y a vu un signe. On peut ignorer les signes qui apparaissent à nos yeux prétextant ne pas les avoir vus, mais pour nous ils sont révélateurs, on doit les entendre, les interpréter puis agir en conséquence. C’est surtout vrai pour les anciens de certaines familles ojibwées. Mes deux parents y sont attachés pour une simple raison, ma mère. Lorsque mon père Gordon a décidé de quitter Sault-Sainte-Marie pour s’établir ici, ma mère a changé du tout au tout. D’abord elle n’a plus accepté son mari dans le lit conjugal. Elle s’est immédiatement donné pour mission celle de perpétuer les traditions ojibwées, mais à chaque fois que cela menait à un désaccord, mon père la plaçait en retrait, l'isolait dans la chambre du rez-de-chaussée. Elle connaît cette pièce, vous ne pouvez pas imaginer à quel point. Une autre crise s’est présentée lorsque mon père m’a envoyé à Sault-Sainte-Marie afin de rencontrer la jeune fille qui allait, au grand désespoir de ma mère, devenir mon épouse. La famille de ..., vous savez qu’une tradition veut que l’épouse d’un oji-cri change son prénom pour en adopter un nouveau à la suite d’un deuxième accouchement, pour ma femme ça sera en avril prochain, sa famille que je situerais parmi celles les mieux adaptées à la vie avec les Blancs. Vous comprenez alors la rage de ma mère. Revenus de notre pays natal, presque tout de suite, ma femme se prépare à la naissance de Chelle. Toute la grossesse aura été un ensemble de moments que je pourrais définir comme… contre nature. En plus de ne recevoir aucune aide, ma femme subissait les remontrances quotidiennes de sa belle-mère, remontrances tellement outrageantes que cela affecta mon père sur qui une maladie après l'autre s'abattait, maladies attribuées selon ma mère à la civilisation blanche. Imaginez un instant sa stupeur lorsque j’ai décidé que notre fille allait naître à l’hôpital des Blancs. Une époque au cours de laquelle je faisais tout pour favoriser notre intégration dans la région, encouragé par mon paternel qui faiblissait de mois en mois. Il n’était pas question qu’un médecin approche son mari, de sorte qu’elle prit en charge sa santé… malheureusement ça n’a donné que du pire. À la naissance de Chelle, ma femme fit une dépression que ma mère qualifia de vengeance de la part des esprits ojibwés. Elle s’est intéressé à Chelle une fois qu’elle dut admettre que notre fille survivrait à tous les maléfices reçus des esprits du Mal qui, c’est bizarre mais c’est ce que je pense, semblaient être guidés par les invocations de ma mère. Rien de négatif ne s’est produit jusqu’à…

Don reprit son souffle. Ses yeux plissaient, à la limite de la crainte et de la libération apportée par la parole. Son public manifestait un intégral respect, une écoute sans reproche. Se tissaient entre les trois adultes, tout comme ce fut le cas lors du souper avec Abigaelle, un lien très fort, une chaîne se solidifiant confidence après confidence.

- La deuxième grossesse est aussi pénible sinon davantage que la première pour mon épouse qui aura, en plus, à choisir un nouveau nom qu’elle portera jusqu’à la fin de ses jours. Elle a avancé cette suggestion : Aanzheni. On peut traduire par «Ange». Ce qu’elle est réellement. Supporter ce qu’elle subit quand je suis absent relève d’une force intérieure formidable. Ce qui augmente ses fatigues, c’est l’influence que ma mère cherche à imposer sur le cerveau de notre fille. On doit continuellement rectifier le tir. Ça épuise. Mais vous vous demandez certainement pourquoi je pars avec elle pour l’Ontario, si cela a un rapport avec l’histoire de la flèche criminelle. Eh bien ! oui. Et de très près.  Les accusations sans preuves que la population du village alimente à mon égard, puisque personne ne chasse à l’arc, donc pas de flèches, alors on se retourne vers la seule personne qui pourrait en faire usage. Moi. J’ai expliqué au responsable régional du ministère que je n’avais rien à voir avec cette affaire et qu’on devait poursuivre l’enquête. Ce à quoi il m’a répondu que l’histoire de l’ours, bien qu’elle pourrait avoir indirectement occasionné le décès de Monsieur le curé, semblait maintenant évaporée de l’esprit des gens et qu’il comptait investiguer sans trop y consacrer beaucoup de son temps. Par la même occasion je lui ai demandé trois jours de congé pour que je conduise ma mère dans sa tribu en Ontario, sans santé déclinant. Je mentais, mais je savais exactement que c’est cela que je devais faire. Il m’a souhaité bon voyage, rappelant que le temps des trappeurs commençait exigeant une présence accrue de la part d’un garde- forestier responsable. Ça sera demain le départ. La fameuse flèche sera du voyage. Je crois savoir sans aucun doute à quelle famille elle appartient…







FIN   DE   LA   PARTIE  1

mardi 1 juillet 2025

Si Nathan avait su (39)

 


L’hiver s’installera officiellement dans quelques jours, autour du 21 décembre. Pourtant, déjà, les champs débordent de neige, les branches des arbres, sans plier, en auront reçu plein la gueule hier et, un peu pour se faire pardonner, le vent fait une pause ce matin, laissant  au soleil le bonheur de recevoir tous les commentaires flatteurs.

L’employé municipal, levé tôt pour vérifier si son travail de la veille nécessitait une retouche, remarqua qu’un véhicule avait patiné à l’entrée du village, en provenance du rang menant chez Daniel et Jésabelle. Redoutant qu'une perte de contrôle en fut la cause, il examine tout autour, ne remarque rien de particulier, seulement un léger affaissement d’un congère qui dut certainement servir de rempart au malheureux conducteur. Comme il avait passé une bonne partie de sa journée à déblayer la rue Principale, l’employé, en direction de la résidence de Monsieur le maire, s’attend à ce qu’il reçoive son congé afin de reprendre les heures supplémentaires travaillées, sachant fort bien que le magistrat préfère le payer en remise de temps plutôt qu’en argent. « Tu vérifies si tout est correct à l’église, puis on se revoit demain» lui dit le maire un peu surpris par les propos de son employé qui racontait la glissade d’un véhicule probablement survenue après le souper, pas trop tard dans la soirée, mais après ses heures de travail, c'est certain. « Je me doute que…» continue Nicéphore Cloutier, l’oncle de Daniel «… ça serait la camionnette bleue.» Monsieur le maire le réprimande sévèrement précisant qu’on ne peut accuser quelqu’un sans preuve justificative. «Ouain… en tout cas, c’est ce que je pense...» ajouta-t-il avant de quitter les lieux pour se rendre à l’église, ne comprenant pas tout à fait la raison de poursuivre son travail à cet endroit du moment que la paroisse venait d’être informée qu’aucune activité n’y était prévue d’ici la nomination du prochain curé, quelque part vers la fin du mois de janvier.
 
**********
 
Pour une rare fois, Jésabelle surveillait par la fenêtre de la cuisine l’arrivée du bus scolaire devant conduire Benjamin à l’école. Le jour, plus lumineux que jamais, s’annonce important pour son fils qui monte fièrement dans le grand véhicule jaune, salue poliment le chauffeur qui semble un peu embarrassé d'avoir manqué à sa responsabilité, laissant à eux-mêmes deux enfants dans la cour d’école. «Vous êtes bien revenus à la maison, hier ?   Ce à quoi Benjamin dans un sourire aussi radieux que le jour répondit « Mademoiselle Abigaelle est venue nous reconduire. Elle est même restée à souper à la maison.» Cela sembla soulager la conscience de Monsieur Clotaire laissant flotter devant lui une traînée blanche que la fumée de sa pipe dégageait.
 
Les pistes tracées par les pneus des véhicules de Daniel et Abigaelle ne se sont pas élargies, mais elles permettent tout de même au bus de se déplacer dans les deux rangs que depuis toujours Monsieur Clotaire déteste au plus haut point. Certains disent qu’il aurait menacé de démissionner si on ne trouvait pas un autre moyen pour transporter ces deux enfants - dire que c’est seulement depuis quatre mois que ce trajet lui est imposé - mais comme plusieurs hommes à la retraite se sont dits prêts à prendre la relève, il se soumet à cette réalité.
 
Benjamin, assis sur le bout de son siège, appréhende la route craignant que le chauffeur refuse d’emprunter le rang menant à la maison de Chelle. C’est lent, très lent, mais on s’approche. Au loin, il voit à l’entrée de son abri le parka bleu de son amie. Il ne peut retenir un soupir de soulagement qu’interpète Monsieur Clotaire comme un reproche lui étant adressé. « Elle est là ta petite amie. »
 
Chelle monte, se dirige vers le même siège qu’elle et Benjamin partagent tous les jours, s’assoit et déclare de manière presque solennelle « Je préfère la mini-van de Mademoiselle Abigaelle que ce bus qui sent le tabac à pipe. Au moins mon père, quand il roule ses cigarettes, il le fait dehors, même en hiver.»
 
Les deux enfants se regardent comme s'ils revenaient d'un voyage interminable. Dans la figure de Chelle une pointe de jalousie se dessine lorsque son ami lui annonce que leur éducatrice est demeurée à la maison pour souper. « Chanceux ! Est-ce que tu leur as raconté mon histoire ? »   Benjamin, petit sourire narquois aux lèvres, lui dit qu’il n’a pu raconter que la partie qu’il connaissait. «Comme ça Mademoiselle Abigaelle est au courant. »
 
Avec toute la candeur d’une enfant de cinq ans, Chelle poursuit le récit de ce qu’on pourrait appeler «la confession de Don».
 
- Ce qui embarrassait mon père c’était cette flèche plantée à la cuisse de l’ours puis sur celle du coyote. Il se posait une question : pourquoi a-t-elle disparue puis réapparue ? J’ai compris que pour lui il n’y avait pas deux mais une seule flèche, la même ayant blessé et fait mourir l’ours puis le coyote. Les deux blessures mortelles portées à la cuisse. Lorsqu’il est allé dans notre petit bois après que maman lui ait annoncé ce que nous avions découvert à cause de l’énervement de Ojibwée, il m’a dit avoir enterré le coyote tout juste à côté de mon grand-père l’ancêtre et être revenu avec la flèche dans sa main. Maman l’attendait à la porte de la maison, grand-maman demeurait toujours dans sa chambre. Je me souviens qu'une odeur d’encens passait à travers la porte. Pas très agréable à sentir. Papa est rentré, a déposé la flèche maudite sur la table de cuisine et a demandé à ma mère si elle la reconnaissait. Moi, à ce moment-là, j’étais dans ma chambre à l’étage. On m’avait demandé de ne pas bouger, d’attendre l’heure du souper pour descendre. J’ai mal entendu maman parler, mais papa me l’a dit quand nous étions assis sur les marches de l’escalier et qu’il mettait fin à son pesant silence. Elle a dit que la flèche est ojibwée. Sa famille qui demeure en Ontario en a beaucoup des pareilles. Papa a répondu que pour le moment, cette affaire de coyote ne devait pas être ébruitée, que maman devait m’informer de ce qu’il a appelé un «ordre». Donc, la flèche est à la maison, cachée je ne sais pas où et qu’on ne doit jamais dire un mot à son sujet. Je ne sais pas si mon papa a aussi prévenu grand-mère, mais chose certaine, je ne la vois presque plus, mais je sens encore son encens qui pue.
 
Alors que le bus ralentit pour entrer dans la cour d’école, que déjà tous les élèves sont en rang devant leurs professeurs et qu’un silence règne partout, Chelle et Benjamin descendent, remerciant Monsieur Clotaire qui ne sait trop si cela est une boutade ou une politesse. « Soyez sans crainte je serai là en fin d’après-midi.»
 
Madame Saint-Gelais, immobile dans l’encadrement de la porte d’entrée de l’école, une cloche en main, examine son troupeau, cherchant à y découvrir des absents, lorsqu’elle aperçoit, enfin, les deux retardataires. Elle annonce de manière pompeuse et combien autoritaire : « Avec la neige qui est maintenant arrivée dans la cour, je vous rappelle l’interdiction formelle de lancer des balles. Souvenez-vous, il y a trois ans, lorsqu’un élève ayant caché un caillou à l’intérieur d’une balle de neige l’avait lancée vers un groupe qui ne s’y attendait pas et atteint la petite Josiane. Elle doit porter depuis ce temps-là un cache-oeil. Il n’est pas question qu’une telle situation se produise à nouveau. On va entrer maintenant.»
 
Par ordre de grandeur... par la qualité du silence dans les rangs... par la distance tenue entre chacun des élèves... par une série de critères dont seule disposait la directrice de l’école, Madame Saint-Gelais nommait un groupe puis un autre les autorisant ainsi à entrer, tête baissée comme s'ils saluaient un général des armées de terre, de l'air et de mer. 

La classe maternelle… en dernier lieu, bien entendu.


dimanche 29 juin 2025

Si Nathan avait su (38)


Jean Piaget


Pour sûr l’histoire est incomplète. La neige en a abrégé le contenu, coupé les coins ronds. Toutefois, Benjamin avait suffisamment dit pour que les trois adultes qui achevaient leur tisane puissent y déceler quelque chose d’important. Daniel résuma tout ce qu’il avait entendu autour du sujet, particulièrement les racontars circulant au village et se propageant aussi rapidement qu’un virus. Abigaelle rappela l’intervention qu’elle dut faire auprès du fils de Monsieur le maire et la singulière réplique fournie par Madame Saint-Gelais. Jésabelle les écoutait cherchant à comprendre ce qui pouvait bien se passer en ce moment dans le cerveau de son fils. Elle le sait alerte à tout capter, fragile au niveau de sa sensibilité mais en mesure de bien gérer les informations. Pour lui, le transport scolaire du lendemain - si les classes ne sont pas fermées en raison de la neige - représentera l’épilogue d’une histoire se jouant autour de sa grande, son unique amie, Chelle.
 
- Je dois maintenant rentrer, annonça l’éducatrice remerciant une autre fois ses hôtes pour l’accueil.
- Tu reviens n’importe quand, répondit Jésabelle interpellant son fils pour qu'il récupère le manteau de son éducatrice.
- Dernière petite chose avant de vous quitter. Vous connaissez Herman Delage?
- Le grand garçon des propriétaires du supermarché ? enchaîna Daniel.
- Exactement. Lui et moi avons étudié à l’Université de Montréal, enfin, il y est toujours alors que je suis maintenant à Laval.
- Il descend une fin de semaine à l’occasion pour donner un coup de main chez Steinberg. Son père n’est pas dans la meilleure forme à ce qu’on dit, ajouta Daniel.
- Je lui ai demandé s’il pouvait me procurer du haschisch et sa réponse m’indique que cela serait possible ici même, au village.
- Viens avec moi, dit Jésabelle, le menant vers la cuisinette. Ouvrant la porte d’une armoire, elle en sortit quelques petits sacs, les remit à Abigaelle « c’est vraiment du local de très bonne qualité.»
- Le père de Herman est un bon consommateur, c’est nous qui lui fournissons ce dont il a besoin pour calmer sa souffrance, lance Daniel, debout près de la porte d’entrée. L’agression dont il a été victime lui laisse toujours des douleurs que les médecins n’arrivent pas à soulager. Herman lui a parlé de notre «remède», c’est la seule chose qui lui permet maintenant de dormir un peu.
- Il s’en passe des choses dans notre village, ajouta Jésabelle. Je suis ici depuis à peine cinq ans et j’en apprends tous les jours. Tu verras, Abigaelle, que demeurer aux Saint-Innocents n’est pas toujours simple. Vivre au bout de ce rang, loin des racontars et des rumeurs, c’est comme se rabattre derrière un bouclier. On fait tout pour protéger Benjamin de cela, ça sera la même chose pour le prochain, celui d’avril. Nous savons aussi que c’est difficile pour Don et sa famille. Ce que Benjamin nous a raconté, ma première impression c’est que ça cache beaucoup plus qu’on le pense.
- Ma visite, la première, lorsque je suis allée chercher mon permis de chasse et de pêche m’a laissée pantoise. La maman de Chelle m’a semblé souffrante, non, je dirais comme effrayée... soucieuse. Je n’ai pas croisé la grand-mère, mais il y a une drôle pour ne pas dire bizarre d’atmosphère qui règne dans ce foyer.
 
Les adultes n’ont pas remarqué le départ de Benjamin vers sa chambre, mais le voici revenu ; il se place au centre de ce triangle ressemblant à un cercle.
 
- J’ai trouvé ce poème. Il me fait penser à Chelle et son histoire incomplète.
 
    C’est eux qui m’ont tué
    Sont tombés sur mon dos avec leurs armes, m’ont tué
    Sont tombés sur mon coeur avec leur haine, m’ont tué
    Sont tombés sur mes nerfs avec leurs cris, m’ont tué
    C’est eux en avalanche m’ont écrasé
    Cassé en éclats comme du bois
                                                                    - Saint-Denys-Garneau
 
Un lourd silence chuta aux pieds du groupe.
 
**********

Alexander S. Neil
- Libres enfants de Summerhill -


Après la tempête vient le beau temps… dit-on. Dans le cas qui préoccupe Abigaelle ce n’est pas tout à fait exact. Oui, le vent s’est calmé et la neige a cessé d’emplir la route du rang sans non, sans numéro, sans asphalte, sans entretien, mais on pouvait encore suivre les traces qu’y laissèrent les pneus de la camionnette de Daniel puis celles de la Westfalia. Elles se complaisent maintenant dans les reflets de la lune servant de phares à la mini-van qui retourne vers le village.
 
«M’ont tué…» ne cesse de répéter la conductrice ayant ralenti la vitesse de son véhicule, un peu par prudence, beaucoup pour se laisser envahir par les mots qu'un gamin de cinq ans, lecteur de poésie, a dénichés. Benjamin ne correspond absolument pas à la théorie des stades du développement de l’intelligence de Piaget. L’intuition de ses parents, elle pense surtout à Jésabelle, tourne autour du fait qu’un enfant apprend à penser et qu’on se doit nécessairement de l’accompagner dans cette démarche, surtout l’encourager. Les parents de Benjamin ont créé un milieu quelque part en-dehors de la civilisation ambiante, à l’extérieur des influences inutiles et autour de la nature qui rappelle à l’éducatrice ses lectures alors qu’elle poursuivait ses études de «maîtrise» : d' Émile de Jean-Jacques Rousseau jusqu’à Libres enfants de Summerhill de Alexander S. Neil et Une société sans école d’Ivan Illich, tous devenus des livres de chevet, à la limite des évangiles selon ses maîtres à penser.
 
Quelques questions surgissent à son esprit : puis-je associer mes études doctorales à une méthode de recherche particulière observant l’évolution de Benjamin à laquelle j’associerais celle de Chelle en plus d'un ou deux autres enfants de mon groupe ? Le contenu des activités offertes aux enfants d’âge pré-scolaire respecte-t-il les stades de Piaget ? Le devrait-il ? Combien faut-il intégrer d’enfants dans une classe ? Devraient-ils, tous, être évalués à partir de critères standardisés, uniformes à la grandeur du Québec, sans nécessairement tenir compte des environnements qui ceinturent les enfants ? Un citadin et un rural, les deux arrivent-t-ils en classe munis du même bagage, surtout au niveau du langage et de la motricité ? Cela trottait dans la tête de l’éducatrice constatant avec un certain regret qu’au niveau des discussions pédagogiques, eh bien ! ce n’est pas à l’école primaire des Saints-Innocents qu’elles se tiendront, plutôt dans une maison située au bout d’un rang sans nom, sans numéro, sans asphalte, sans entretien. L’approche privilégiée par Jésabelle et Daniel la réconforte, l’encourage à continuer de chercher, à creuser la thématique de l’éducation au pré-scolaire, de l’éducation en général.
 
Abigaelle s’est toujours fié à son intuition une fois qu’elle eut réussi à trouver la définition exacte qui la satisferait. Son père, gynécologue de carrière, lui avait dit que c’est par intuition qu’il avait choisi de suivre les traces du Dr Morgentaler et de s’établir au Canada, plus précisément au Québec, dans les années ‘50. Un Polonais et un Australien, tous deux médecins consacrés à la santé des femmes, qui, dans un communiqué de presse commun à la suite de la première transplantation cardiaque réalisée en Afrique du Sud par le Professeur Christiaan Barnard, cela en 1967, s’émerveillaient de cette intervention révolutionnaire, souhaitant que la santé des femmes puisse, un jour, devenir à son tour un sujet catalyseur. Lettre morte suivie de poursuites judiciaires à répétition, de procès, de condamnations et tout ce qui s'en suit au niveau de la réputation, du bannissement de la profession, allant rapidement aux menaces de mort, aux tentatives d’assassinat. Le père de Abigaelle n’avait pas les nerfs aussi solides que ceux de Morgentaler et se résigna à abdiquer d’autant plus que la femme qu’il avait épousée puis divorcée le talonnait par des démarches visant à interdire les avortements et criminaliser ces «tueurs d’êtres humains innocents».
 
C’est la tête pleine de ces réflexions que l’éducatrice arriva à l’entrée du village. Arrêt obligatoire. Départ. Une camionnette bleue roulant à tombeau ouvert faillit frapper la Westfalia qui eut à peine le temps  de s’arrêter et se mit à glisser dans un tête-à-queue étourdissant.




Ivan Illich
- Une société sans école -

jeudi 26 juin 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (24)

                            



papillon de nuit
 
 
avec les feuilles des arbres le vent en fait de la musique
un papillon de nuit, blanc, voltige autour de la fille
l’air a un goût de pluie     les ailes du papillon battent
lentement se posent sur une main ouverte à la lune
 
«Tu es seule?» lui demande le papillon de nuit
elle regarde ce petit corps qui ne bouge plus
«Mon Amour est loin d’ici», fut sa réponse
le papillon de nuit reprit sa ronde autour d’elle
 
«Où est ton Amour?» insiste le petit insecte blanc
« Mon Amour vit à deux endroits» lui dit-elle
«Comment se trouver à deux endroits au même instant?
Les yeux de la fille fixent le ciel noir comme de l’encre
 
«Mon Amour vit là-bas, très loin, et vit ici, tout près
le papillon, courte tache blanche dans la nuit,
semble ne pas comprendre ces mystérieuses paroles
«Il vit au-delà des mers et à l’intérieur de moi.
 
Le papillon s’envole, au bout d’un court instant
revient vers la fille, couronnant sa tête de boucles
alors que le vent se tait dans cette étrange nuit
«Tu veux que je lui porte un message?
 
«Celui que tu lui porterais, déjà il le connaît,
mais si tu réussis à te rendre jusqu’à lui, j’aimerais
que sur sa main tu te poses, longtemps tu y restes,
jusqu’à ce que vers lui je sois revenue.
 
Et part le papillon de nuit, le blanc papillon
le vent souffle sur ses ailes, souffle encore
tant et tant que le messager porté par cet élan
arrive là-bas... sur la main de son Amour s’arrête
 
Un Amour sourit
 
19 août 2012
438




 














********************




poème…

… à construire   
                                                                premiers mots à écrire   
                                                                pensée à circonscrire
 

(oxymoron rampant recto-verso sur une feuille nue)

induire l'image qui veut luire
du sens à reproduire
… à dire      

(chanson à bout de souffle)
… ne sait ni vieillir   
ni obéir  
ni s’assujettir  
que rejaillir

(prosopopée du silence qui parle)
en exil au creux de la gorge
embusqué entre émotion et sentiment
il repart doucement 
s'asseoir sur le cuir des jours 
                                                               

(couleur à odeur de couleur)
                                                        / emmêlée 
                                                        / à une odeur couleur d’odeur
deux inséparables intrinsèques
sombre écho avant le bruit
claire lumière de fougère


le poème s’unit 

. à une aile d’oiseau 
poussant le rocher de Sisyphe
. à la dernière vague 
dans l’aquarium du temps
. à la courbe du vent 
sur les hanches d’un arc-en-ciel
. à la fraîcheur du matin 
après une nuit ruisselante de rêves
. aux Variations Goldberg au clavecin 
                                                         / piano 
                                                        / violon escaladant les siècles
. au soleil des montagnes, arabesque sur tableau
. à l'amour épelé en syllabes discontinues
. à la beauté, dos tourné à l’oubli des océans

 

Le poème est dire l’inédit

 

24 septembre 2012
440



mardi 24 juin 2025

Si Nathan avait su (37)

 

L’odeur de patchouli, en entrant dans la maison des parents de Benjamin, rappela à Abigaelle les propos tenus par Herman Delage en réponse à sa question : pouvait-il lui fournir un peu de haschisch ? Cette demeure qui, de l’extérieur, pourrait ressembler à toutes celles qui occupent le territoire de la municipalité des Saints-Innocents, se trouve complètement transformée une fois qu’on y pénètre. Une seule grande pièce au rez-de-chaussée regroupant cuisine, cuisinette, salle à manger, salon et tout au fond s’élève fièrement jusqu’au plafond une bibliothèque qui attire le regard dès qu'on entre. Aucun rideau aux fenêtres, partout des meubles antiques qui sans aucun doute feraient l’envie des collectionneurs à une époque où les objets d’antiquité sont particulièrement recherchés, et du bois, que du bois aux murs, du plancher au plafond créant une chaleureuse ambiance. L'éclairage feutrée enveloppe cette pièce d'une sereine atmosphère, de cette douceur invitant à accueillir l'autre dans toute sa simplicité ; l'effet fut tel que l’éducatrice accepta l’invitation à souper formulée par Jésabelle, mais refusa la bière offerte par Daniel prétextant la route à parcourir lors de son retour.
 
- Nous ne sommes pas très à l’aise avec le «vous» et les formalités, dit Daniel, que dirais-tu si nous passions immédiatement au «tu» ?
- Benjamin l’utilise déjà et ça me plaît beaucoup.  Moi, c’est Abigaelle. Abigaelle Thompson.
- Bravo ! Daniel Cloutier, Jésabelle Proulx.
- Voilà donc les présentations faites, interrompit la maman de Benjamin qui propose à son fils de présenter sa chambre ainsi que le solarium à son éducatrice.
 
Cette maison respire par des fenêtres aux quatre pans, doubles et surprenamment hautes. Daniel lui raconta que sa femme et lui, en conflit avec ses parents pour des questions qu’on pourrait qualifier de professionnelles - le père et le fils ne s'intéressant absolument pas au type d’agriculture pratiquée dans ce village - ce dernier n'y voyant aucun avenir, lui préférant les céréales - le couple leur fit acheter cette maison qui à l’époque tombait en ruines, tout comme les relations entre Jésabelle et ses beaux-parents.

- « D’ailleurs, si je ne me trompe pas, tu habites la maison située tout juste en face de l’école primaire.   Abigaelle confirma.     Eh bien, celle-ci a été construite en même temps et par le même propriétaire. Elle lui servait de lieu de chasse de sorte qu'il a dû lui-même ouvrir le chemin pour s'y rendre. Il demeurait où tu vis actuellement avant quitter le canton... sans avertissement. La municipalité a mis en vente les deux maisons ; mes parents ont acheté celle-ci et Monsieur Champigny, celle devant l’école. Il ne l’a jamais habitée mais a toujours vu à son entretien.» 

Maintenant que Daniel lui exposait l’histoire des deux maisons, elle reconnut en effet certaines similitudes entre elles.
 
À l’époque où Jésabelle était enceinte de Benjamin, tous les deux l’ont retapée, remise en état de recevoir une famille et surtout, en ont fait la résidence dans laquelle ils souhaitaient vivre et élever leurs enfants. Située loin du village (ce qui n’aura jamais été un problème pour eux) elle est également très loin des terres que Daniel cultive - un tout petit peu de maïs pour ne pas effaroucher le voisinage - mais la culture du blé, de l’avoine, du sarrasin et du seigle demeure la base de son travail. Le fait qu’elle soit installée à l’extrémité d’un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte a exigé certaines autorisations, comme celle d’y raccorder le courant électrique. Mais la grande réforme menée par le gouvernement de Jean Lesage dans les années ‘60, celle de nationaliser l'électricité pilotée par René Lévesque, avait installé une règle fondamentale inscrite dans la loi : «tout citoyen du Québec, maintenant propriétaire des ressources hydroélectriques sur son territoire, a le droit d’être alimenté en électricité directement chez lui.» Et comme la municipalité des Saints-Innocents ne souhaitait pas être accusée de favoritisme ou pire, de racisme, on électrifia par la même occasion l’autre rang, parallèle à celui-ci et au bout duquel s’était installée une famille autochtone en provenance de l’Ontario. Toutefois, et on fut très clair sur ce point, il n'était absolument pas question que ces deux rangs soient inscrits au cadastre de la ville, évitant par la même occasion d’avoir à les entretenir en toute saison, les laissant du même jet de plume sans adresse postale et presque sans identité juridique, ce que la famille ojibwée n'aura jamais contestée.
 
Benjamin et Abigaelle reviennent de leur visite à l’étage.
 
- C’est magnifique ! J’adore toutes ces ouvertures sur l’extérieur même si aujourd’hui il est plutôt difficile d’en apprécier la lumière. Tu sais Jésabelle, c’est ce qui m’a plu dès mon entrée dans la maison que j’ai louée, toute cette lumière fusant de partout, autant en bas qu'à l'étage. J'ai l'impression d'être aussi bien ici que chez moi.
- Lorsque nous sommes revenus de notre «trip» hippie, continua Jésabelle, assez vite nous nous sommes aperçus que notre manière de vivre rebutait pas mal la population. La famille de Daniel d’abord. De sorte que tout ce qui nous construisions ici, eh bien c’était comme façonner l’avenir sans nous soucier des villageois, l’adapter à nos besoins actuels et futurs en redonnant vie à un environnement exceptionnel.
- C’est un peu ce qu’on appelle un «work in progress», répondit l’éducatrice qui n’avait pas encore remarqué la présence d’un chien, confortablement installé derrière le poêle à bois. S’en approchant pour lui tendre une main à renifler, elle dit « Il est sublime.»
- On te présente Walden, annonça Daniel remarquant l’interrogation dans le visage de Abigaelle.  Oui, oui, en référence à Thoreau.
- Un naturaliste qui, sans le savoir peut-être, pourrait être associé au mode de vie hippie autant qu’à celui de ceux qui retournent vivre dans les bois. C’est vrai que cela vous ressemble tous les deux.
 
À l’extérieur le vent faiblissait, ne s’écrasait plus la neige aux fenêtres de la maison des parents de Benjamin. Jésabelle invita tout le monde à table, son potage aux légumes fumait dans la soupière bleu et blanche, cadrant magnifiquement bien avec l’ensemble et l’odeur de patchouli.
 
- C’est la première fois que nous recevons à souper, dit Benjamin qui venait de s’asseoir sur un livre, ce que remarqua l'éducatrice.
- Certainement pas la dernière, ajouta Jésabelle.
- Faudra inviter Chelle un jour.                Dans les yeux du garçonnet une lueur passa comme un éclair de bonheur.  
- Ils sont de merveilleux complices tous les deux. L’un et l’autre c’est beaucoup comme deux arbustes poussant ensemble, dans un environnement idéal.   Abigaelle fit une pause, déposa sa cuillère près du bol puis acheva son idée.   J’en suis à ma première année d’enseignement dans une classe du pré-scolaire, mais je continue mes études à l’Université Laval de Québec : un doctorat en éducation dont le thème est justement l’enseignement au pré-scolaire. Seulement travailler à modifier le terme «maternelle» par «pré-scolaire» n’est pas une sinécure, alors imaginez si on s’échine à vouloir en transformer les objectifs, le cadre et surtout les habitudes qui y sont incrustées, ce n’est pas demain la veille qu’on verra poindre des changements. Mais je suis patiente… à l’occasion je manifeste de l’impatience... surtout envers ma directrice… disons que nous ne partageons pas le même vocabulaire et ne nous entendons pas sur l’aspect pédagogique de ce service essentiel pour nos enfants.
- Je sais, Madame Saint-Gelais est… pour le moins, disons… intransigeante, ajouta Daniel. Ceux qui l’ont connue auparavant, je veux dire avant son terrible accident, et qui la voient maintenant… ce n’est pas tout à fait la même personne. Certains au village disent «quand tu frappes un arbre de face, tu crains toujours qu’un autre te rende la pareille.»
 
Il y eut un moment de silence, quelques ébrouements de Walden l’agitèrent, puis Benjamin relança la conversation.
 
-  Chelle m’a parlé ce matin de son père et devait continuer son récit dans le bus après la classe, mais la tempête a tout changé. Je n’ai reçu qu’une partie seulement de l'histoire. Peut-être que demain… crois-tu Jésa que nous aurons de l’école demain ?   Sa mère répondit que ça serait la décision de la commission scolaire, mais qu’il devra se préparer comme à l’habitude.   J’ai hâte de connaître la suite, finit-il.
- Est-ce que c’est comme un secret ?
- Non Jésa, je lui ai dit que dans ma famille il n’y a pas de secret.
- D’accord, et elle t’a raconté cette histoire après que tu lui aies dit cela ?
- Oui, et elle veut que je vous en parle. Mademoiselle Abigaelle, tu es comme nos parents à Chelle et à moi, alors tu peux aussi l’entendre.
 
Le garçon se leva, prit le livre sur lequel il était assis et, d’un air sérieux, raconta dans ses propres mots ce qu’il avait retenu du récit de la confession de Don à sa fille.








samedi 21 juin 2025

Si Nathan avait su (36)




La route menant chez la famille ojibwée, Abigaelle la connaît, mais aujourd’hui alors que les bourrasques de vent créent des congères de manière inégale mais continue, cela l’oblige parfois à foncer dedans pour qu’ils éclatent, puis ralentir, à la limite arrêter la Westfalia car un nouveau s’étant formé lui apparaît plus costaud encore. La distance entre l’école primaire des Saints-Innocents et le bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte se franchit habituellement entre quinze et vingt minutes, mais dans cette tempête qui déverse une neige barrant la vue à la conductrice, il faudra en ajouter autant. Et ce ne sera qu’un premier arrêt, elle devra faire demi-tour, rentrer au village pour s’aventurer par la suite dans le deuxième rang qu’elle redoute tout autant.

Abigaelle comprend mieux ce que peut vivre une famille séparée par quelques kilomètres des autres citoyens, isolée, loin des regards qu’on évite de diriger dans leur direction, cette indifférence parfois hostile, tous ces non-dits qui blessent autant par leur dureté, leur insistance que leur persistance. Elle jette un coup d’oeil à ces deux enfants, ses élèves depuis quelques mois seulement, Chelle installée entre la conductrice et Benjamin qui, lorsqu’un soubresaut secoue la mini-van, tend la main comme pour la rassurer, lui éviter si possible de partager sa propre crainte.

- Mon papa est parti pour la grande ville, ce matin. Crois-tu mademoiselle Abigaelle que les routes sont aussi mauvaises qu’ici ?
- Il n’aura aucun problème parce que celles qu’il empruntera seront nettoyées ce qui n’est pas le cas ici.
- Mon papa conduit bien sa camionnette, toi aussi tu conduis bien.
- Lorsqu’on est prudent, les risques diminuent. Mais j’avoue que la municipalité devrait faire un effort pour voir à ce que ce rang soit mieux entretenu.
- Tu verras, ça sera la même chose dans le rang qui mène chez nous.
- Soyez sans crainte, notre aventure se terminera bien. De toute manière on fait équipe, si quelque chose de malheureux nous arrivait, en équipe on s’en sortira.
- Moi je n’ai pas peur, dit Chelle. Avec toi il y a toujours du soleil au bout du chemin.
- Et pas mal de neige, aujourd’hui, acheva l’éducatrice un sourire éclatant dans la figure.

Depuis quelques minutes, la noirceur enveloppait la Westfalia dont les phares poussés au maximum tentaient de strier une neige de plus en plus furibonde. Il y avait comme une atmosphère difficile à décrire, mais dans la chaleur de l’habitacle régnait un profond sentiment de quiétude surtout depuis que la conductrice, à la surprise des deux enfants, avait placé dans son lecteur de cassettes, celle de Félix Leclerc. La superbe voix du chanteur dans un contexte aussi particulier permit à Chelle et Benjamin d’affronter ce qui restait de route comblés de bonheur. 

La Westfalia entra dans la cour de la famille ojibwée que Don déblayait du mieux qu’il pouvait, le vent remblayant derrière lui tout le travail déjà fait, ce qui s’avérait une tâche inutile.  Il s’arrête et se dirige vers la mini-van. Les trois occupants descendent joyeux comme larrons en foire.

- Je vois que le transport scolaire vous a remis entre les mains la responsabilité de ramener notre fille, dit Don. Si la compagnie de téléphone acceptait d’étirer la ligne du village jusqu’ici, l’école aurait pu appeler et je serais descendu la chercher.
- Vous êtes pas mal isolés, en effet, continua l’éducatrice qui refusa d’entrer prendre une tasse de thé prétextant l’autre trajet à faire.
- Si vous le souhaitez je peux reconduire Benjamin chez lui en traversant le petit bois en face. Il mène directement chez ses parents. La neige n’est certainement pas abondante, les arbres la bloquant. On y serait dans moins de vingt minutes.
- Merci Don, je vais remplir ma mission jusqu’au bout. D’ailleurs ça me donnera des arguments à présenter au conseil municipal afin qu’on bouge un peu sur l’entretien de votre rang et sans doute que c’est la même chose pour celui de Benjamin.
- Vous avez raison, mais je crois que c’est peine perdue. Lorsque des positions sont bien ancrées chez les gens, c’est difficile, peut-être même impossible de les modifier. C’est ce à quoi nous devons nous adapter, deux familles recluses  chacune au fond de son rang, au bord de la forêt. La seule chose qui me permet de ne plus entendre ce qui se dit, tout ce qui se dit en sourdine et devient diktat, c’est qu’un jour ma fille et la deuxième qui arrivera en avril prochain, mes deux filles auront cueilli dans le patrimoine ojibwé et dans celui qu’encore je nomme les «blancs» des fleurs pour en faire un bouquet.
- J’aime bien vos paroles, elles sont sages et pleines d’espérance. Je dois vous quitter pour reconduire Benjamin, ses parents s’inquiètent sans doute.
- À bientôt, et merci pour tout ce que vous offrez à ma fille que je trouve particulièrement nourrissant.

 

Et la Westfalia repartit. Dans la noirceur de cette fin d’après-midi que la neige ensevelissait de sa grande pèlerine, la mini-van, prudemment, reprenait la route vers le village pour s’engouffrer dans l’autre rang sans nom, sans numéro et sans asphalte… maintenant sans entretien.     

L’employé municipal, dans d'incessants allers-retours, s’était sans aucun doute donné pour mission de repousser la neige sur les côtés de la rue Principale afin que l’avenue du village ressemble à celle qu’on connaît en été. Monsieur le Maire avait reçu l’approbation du conseil municipal alors qu’il proposa de n’entretenir que cette artère, exigeant des concitoyens qu’ils nettoient devant leur résidence. Toujours dans un souci - presque maniaque - de ramener les dépenses municipales à la hauteur des revenus, il avait utilisé un slogan tiré de la sagesse asiatique : «Si chacun balaie son devant de perron, toute la rue sera propre.» On lui pardonnait bien des choses à ce maire que les langues indiscrètes répandaient la rumeur qu’il fût intéressé à se lancer en politique au niveau provincial. Mais on avance tant de choses dans un village comme celui des Saints-Innocents.

La Westfalia traversa le village, s’engouffra dans le rang sans nom, sans numéro, sans asphalte et sans entretien menant chez les parents de Benjamin. La route lui fut facilitée puisque des traces de pneus étaient déjà imprimées sur la neige qui paraissait arriver à bout de son souffle. Abigaelle se rappela que le père de Benjamin devait se rendre dans la grande ville et que ces ornières avaient sans aucun doute été l’oeuvre des pneus de sa camionnette.

- Mademoiselle Abigaelle, est-ce que je peux te dire quelque chose que tu vas garder juste pour toi.      Benjamin et Chelle sont les deux seuls élèves de sa classe qui se permettent d’utiliser le «tu» lorsqu’ils s’adressent à elle, alors que selon le règlement de l’école tout élève doit scrupuleusement respecter la règle du «vous». Madame Saint-Gelais est formelle sur ce point et ne cesse de le rappeler aux fautifs qui n’en tiennent absolument pas compte.
- Est-ce que tes parents sont au courant ?
- Oui.
- Alors je t’écoute Benjamin.
- Je sais lire
- Bravo jeune homme, c’est une excellente nouvelle que tu me partages. Tu peux être fier de toi, autant que tes parents le sont certainement.
- C’est Jésa qui m’a appris. Jésa c’est maman. Tu sais, je ne comprends pas tout tout ce que je lis, mais j’arrive quand même à tout déchiffrer. Je lis surtout de la poésie.
- Pure merveille, Benjamin. As-tu des poètes préférés ?
- Maman Jésa aime bien Rina Lasnier. Quand j’ai commencé à apprendre à lire c’est avec cette poète que je me suis habitué. Maman lisait avec sa bouche et son doigt. J’écoutais les mots qu’elle me pointait. Mais moi, c’est Alain Grandbois mon préféré, bien que maintenant je connais Émile Nelligan et aussi Saint-Denys-Garneau.
- Tout à fait génial. Il faudra que tu m’en lises quelques-uns, ceux que tu préfères.
- Avant de commencer l’école, je lisais des poèmes à la lune. Ma lune, ma perle fabuleuse avec qui je dormais tous les soirs dans le solarium que Daniel mon père a rajouté à l’arrière de la maison. C’est drôle, lorsque j’en ai parlé à Chelle, du solarium, elle a demandé d’en avoir un elle aussi. Mais son père a répondu qu’un teepee dans la cour ça suffisait. Il a quand même construit un abri près de la route pour qu’elle, tout comme moi, s’y installe pour attendre le bus.
- Vous êtes vraiment deux bons complices.

 

La Westfalia entra dans la cour, stationna derrière la camionnette de Daniel.



Si Nathan avait su (41) TIRÉ À PART

  T iré à part Lorsqu’à partir d’un texte qui répondait au défi que nous nous étions donné mon frère Pierre et ma belle-sœur Claire, à savoi...