lundi 15 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

 


La rencontre aura lieu dans un endroit totalement inconnu d'Abigaelle. Henriette, le plus discrètement du monde, lui avait remis une enveloppe dans laquelle étaient précisés la date, le lieu et l’heure du rendez-vous fixé par Monsieur Granger, le président de la commission scolaire, précisant que tout devait se faire dans la plus complète discrétion.
 
Le lundi 31 mai, un plan tracé à la main, une route longeant la rivière Croche, Abigaelle arrive devant un chalet parfaitement dissimulé derrière une haie de buissons touffus, de sorte qu’il eut fallu véritablement savoir qu’une habitation y était construite pour y accéder. Il était 16 heures. 30 minutes avant l’heure prévue.
 
Le président de la commission scolaire, debout sur un balcon encombré de pots de grès dans lesquels diverses sortes de plantes respiraient paisiblement l’air de fin d’après-midi, l’attendait. Elle eut beau chercher, elle ne réussissait pas à toutes les identifier.
 
- Mademoiselle Thompson, merci de répondre à mon invitation.
- Monsieur Granger, vous m’invitez dans un coin de la région dont j’ignorais complètement l’existence.
- Vous n’êtes pas la seule. Allons, venez vous asseoir sur la terrasse derrière.
 
Abigaelle fut éblouie par la beauté du paysage qui s’offrait à elle. La galerie donnait sur la rivière qui lui apparût si large, si longue, rien à voir avec les endroits où elle allait taquiner le poisson. Une rivière ressemblant à un lac.

                                            
 
- Je vous offre quelque chose à boire ?
- Ce que vous prenez m’ira bien.
- Ça sera une bière.
 
Monsieur Granger entra à l’intérieur de ce chalet rendu irréel du fait de son éloignement du village. Il revint, deux bouteilles, deux verres qu’il déposa sur la table couverte d’une nappe de dentelle.
 
- Vous vous demandez sans doute quel sujet vaut cette singulière invitation et la raison pour laquelle je ne vous ai pas convoquée au bureau-chef de la commission scolaire.
- En effet je me pose la question, présumant qu’il s’agit de l’organisation scolaire pour l’an prochain.
- C’est une partie de ce que je considère comme l’ordre du jour.
- Alors c’est une rencontre officielle ?
- Oui et non.
 
Les deux trinquèrent sans porter de toast. Déposant son verre, le président de la commission scolaire y alla d’une question.
 
- Comment analysez-vous cette première année dans le monde de l’enseignement, qu'en retenez-vous ? J'ajouterais une sous-question, qu'en est-il de votre adaptation dans un patelin qui n'a rien à voir avec la grande ville ?
- Je croyais que le bilan devait se faire auprès de la directrice de l’école.
- Elle vous convoquera pour un exercice similaire, si elle le juge nécessaire.
- Je dois vous dire tout de go qu’un bilan avec vous sera fort différent de celui que j’aurais à établir devant Mademoiselle Saint-Gelais.
- Je n’en doute absolument pas.
 
Dans le silence qui enveloppa les derniers mots de Monsieur Granger, un superbe cri d’oiseau le brisa. Un geai bleu, probablement. Un cri pouvant rappeler la symbolique de cet oiseau, l’intrépidité et la protection. Abigaelle ne connaissait pas cet oiseau bleu. On lui avait dit qu’ici dans la province de Québec, c’est un oiseau rare et qu’il fallait interpréter sa présence comme une bonne augure. S’accrocha à ce sens, elle ressentit un sentiment profond, celui de pouvoir s’exprimer sans crainte.
 
- Ce n’est pas un beau cri que celui de cet oiseau. Son éclatement bref semble dire ou indiquer qu'il faille se protéger ou que, déjà, la protection nous enveloppe, dit-elle, déposant son verre sur la table.
- Ce geai bleu, étrangement, règne sur cet espace qui, lorsque j’en suis devenu propriétaire ne recelait que des grives, des hirondelles bleues et la nuit, une chouette au hululement énigmatique.
- Vous êtes amateur d’oiseaux ?
- Ne déviez pas la conversation, l’ornithologie ne fait pas partie de l’ordre du jour.
- Je reviens alors à votre question. Cette première année d’enseignement aura été remplie de consolation auprès de mes huit élèves pour qui je me suis dépensée sans compter. Ils ont progressé comme êtres humains ainsi qu'acquis des habiletés qui feront d'eux d'excellents élèves du primaire.
- On m’a souvent rappelé que vous les définissiez comme des élèves du pré-scolaire et que le mot «maternelle» vous répugnait.
- Vous savez, tout comme moi, que ces classes doivent être étiquetées du vocable «pré-scolaire».
- Vous avez parfaitement raison et, sans doute, avez-vous constaté la résistance de notre milieu aux changements. N’êtes-vous pas, d’ailleurs, de l’école Montesorri ?
- Je me classe plutôt parmi les éclectiques. J’apprécie beaucoup la théorie des talents que propage la pédagogie ouverte, mais c’est encore à l’état embryonnaire. Actuellement je me réfère principalement à Jean Piaget, le constructiviste.
- J’imagine que le personnel en poste à l’école se situe à des lieux de vos préoccupations.
- Modifier des comportements, des attitudes ou des croyances, cela exige du temps.
- Également la volonté intrinsèque de changer.
- J’avoue que la directrice actuelle n’est pas tout à fait dans cette ligne de pensée. Nous avons eu, elle et moi, certains accrochages allant même jusqu’à des affrontements, mais je m’en suis toujours tenu à respecter mes limites, à installer clairement et franchement une ligne rouge, à savoir que jamais les enfants ne doivent être traités d’une façon qui puisse nuire à leur évolution.
 
Monsieur Granger se frottait le menton, un peu comme s’il souhaitait enchaîner sur les propos de Abigaelle. Il se retenait toutefois afin de laisser tout l’espace de parole à l’enseignante afin qu'elle puisse avancer dans l’élaboration de son bilan.
 
- Intéressant ce que vous me dites. Intelligente, vous percevez bien que plusieurs, sinon tous les échanges entre vous deux ont rebondi à mes oreilles.
- Ce qui, en rien, n’aurait modifié mon argumentation.
- Je m’en suis rendu compte assez rapidement. D’ailleurs, lorsque le ministre de l’Éducation m’a parlé de vous, me suggérant de vous embaucher, il m’avait prévenu que votre caractère pouvait, disait-il... s'avérer audacieux, hardi même.
- La relation avec Monsieur le ministre est vraiment un autre sujet, mais lorsqu’il m’a proposé un poste dans une commission scolaire dirigée par un président ouvert aux nouveaux courants pédagogiques, s’alignant sur la modernité dans la gestion administrative des écoles, je me suis laissé tenter malgré le fait que les Saints-Innocents soit éloigné de l’université Laval où j’ai entrepris mon doctorat.
- Je vous considère comme un atout important dans notre organisation. Il y a une sous-question à la principale, que retenez-vous de votre intégration au village ?
 
Abigaelle scrutait le visage de cet homme dans la soixantaine ; pouvait-elle demeurer à l’aise avec ce qu’elle souhaitait lui raconter tout en cherchant à en apprendre sur son influence dans le village des Saints-Innocents.

Elle reprit la parole.

vendredi 12 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 25

                           



Non. Difficile à dénombrer les fois que Abigaelle se le répétait à la suite du départ de Monsieur Champigny qui, c’est du moins l’idée qui restait collée dans sa tête, qui lui avait raconté de bien belles histoires auxquelles elle ne croyait tout simplement pas.
 
Humidité ! Aucun problème, un déshumidificateur allait tout régler ! Allons donc ! Passons tout droit pour la pensée magique ! 

Cette situation est-elle nouvelle ? Récente ? Monsieur Saint-Gelais, en charge de l’entretien de la maison, n'a-t-il pas été conscient, au moins une fois, de la présence de ces odeurs ?
 
Il faut croire qu’une interrogation soit une pente glissante : on y accumule de la vitesse si on ne parvient pas à  freiner. Ce propriétaire vit-il en Floride seulement l’hiver ? Le fait d’avoir exigé qu’elle dépose les paiements de son loyer directement à la poste, aux mains de Angelina qui, avait-il dit « allait assurer le suivi » serait-ce un indice que cet éloignement puisse s’étirer sur plusieurs mois ? Ne lui avait-il pas signifié qu’elle pouvait communiquer avec lui en cas d’urgence à partir d’un numéro de téléphone avec fonction 1-800, c’est-à-dire un appel sans frais. Ce qu’elle fit au début du printemps ; la réponse fut qu’il verrait à s’occuper de cette fâcheuse situation à son retour, devancé en raison du décès de Monsieur Delage. Devancé ? 
 
De quelle nature cette relation avec l’ancien propriétaire du Steinberg ? Y aurait-il eu collusion entre Champigny, Saint-Gelais et Delage ? Si oui, de quel genre ? À quel moment donné ? Depuis quand ?
 
Trop d’éléments échappaient à sa compréhension pour le moment. Il lui fallait davantage de faits vérifiables afin d’éclaircir tout cela.  Pour y arriver Abigaelle devra creuser dans l’histoire de ce village afin de démêler les écheveaux, découvrir le fil d’alliage. Elle envisage en parler à la personne en qui sa confiance demeure inébranlable, la postière.
 
Elle partagea le reste de ce dimanche entre l’écriture de sa thèse doctorale et le peaufinement d’une stratégie visant à désentortiller l'affaire de la maison qu’elle louait et connaître les diverses ramifications passées et présentes tissant l’histoire du village qui, de jour en jour, la captivait davantage.
 
Elle crut prudent de ne pas partager ses intentions avec Herman Delage, n’étant pas absolument certaine que son père, d’une manière ou d’une autre, ne fut mêlé ou associé au duo Champigny-Saint-Gelais. 

La présence de l’épouse Champigny aux funérailles de la veille, alors qu’elle a pour habitude de revenir aux Saints-Innocents qu'au début de l’été et pour quelques semaines seulement, l’intriguait tout autant. 

Sans être adepte des romans policiers, elle leur avait tout de même consacré plusieurs heures de lecture durant son adolescence. Sa mère lui offrait régulièrement les œuvres de Agatha Christie malgré le fait qu'elle soit davantage friande de John Le Carré, auteur britannique de romans d’espionnage. Lors de son court séjour à Londres, elle avait pu assister au lancement de la réédition du livre dont elle conserve un vibrant souvenir, L’espion venu du nord.
 
Concentrée sur son travail universitaire, Abigaelle ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ces foutues odeurs, moins agaçantes à l’étage où est installé son aire de travail. Son bulbe rachidien dont la mission est d’analyser et interpréter les odeurs lui jouait-il des tours ? Monsieur Champigny avait bien décelé des «odeurs insoutenables» en remontant de la cave, mais ne s’en était pas plaint lorsqu’il raconta ses histoires du village, installé dans la cuisine. Il l'avait interrogée strictement sur leur possible présence à l’étage. Pas plus.

Du côté de Monsieur Gérard, quand il lui avait révélé que ces odeurs étaient perceptibles dans la cave, sans doute liées à un problème d'écoulement d'eau, il ne glissa aucun mot de ce qui pouvait en être au rez-de-chaussée où, avec Henriette son épouse, il avait dîné l'automne dernier et encore moins à l’étage, l’espace où il avait grimpé le fameux sofa. Le problème ne se situait aucunement dans ses fosses nasales parfaitement intactes selon le médecin qu’elle avait consulté.
 
Un mauvais tour de son imagination ? Ces odeurs relèvent-t-elles d’événements survenus alors qu’elle vivait en Australie, à proximité des eucalyptus ? De Londres, alors ? Ou des universités montréalaise et québécoise ? Tout cela bouillonnait dans son esprit, la distrayait, l’éloignant de la tâche qu’elle souhaitait voir progresser.
 
À cela s’ajoutait le fait que le président de la commission scolaire lui avait fait savoir, par Henriette la secrétaire de l’école, qu’il souhaitait la rencontrer le plus rapidement possible quelque part avant le début du mois de juin. Abigaelle se doutait que l’organisation scolaire de la prochaine année pouvait en être le sujet. Quelque chose d’autre, peut-être ?
 
Finalement, elle quitta son bureau, déposa un disque sur la console, s’installa sur le grand sofa, se disant qu’un moment de détente ne pouvait lui être qu'utile.

*****

                     


- Saint-Gelais, va falloir que tu retiennes ton garnement de fils, ses gaffes deviennent de plus en plus énervantes.
- Qu’est-ce qu’il a encore commis comme niaiserie, questionna le vieil homme après s’être assuré que personne dans la maison puisse l’entendre.
- Des menaces à ma locataire.
- Lui comme moi on n’aime pas tellement les étrangers dans le village, surtout qu’en plus tu lui loues la maison.
- J’ai été quasiment obligé.
- Obligé ? Par qui ?
 
Monsieur Champigny, mal à l’aise, un peu comme s’il devait dévoiler un secret qu’il aurait préféré taire, se râcla la gorge avant de reprendre la parole.
 
- Le gars de la commission scolaire. 
- Granger ?
- Ouais ! Le supposé propriétaire des terrains avant la vente officielle par la municipalité : celui sur lequel l’école primaire est construite et celui sur lequel repose ma maison.
- Ça fait quand même plusieurs années cette histoire.
- Exactement. Tu te souviens du départ…
- … de l’espèce d’énergumène qui avait construit deux maisons pareilles…
- … oui, lui. À l'époque, Granger avait déposé une offre de rachat, mais comme la municipalité n’avait toujours pas reçu de réponse à la suite de l’avis l'invitant à payer les arriérés de taxes, il est devenu, par je ne sais trop quelle entourloupette, légataire, en attendant que tout débloque. C’est à ce moment-là qu’une erreur de notre innocent de notaire est survenue.
- Erreur ?
- Lorsqu’il a reçu le mandat de procéder à la vente des deux maisons, celle du rang sans nom qui a été achetée par la famille Cloutier et la mienne, l’homme de loi, incompétent comme c’est pas possible, a rédigé les deux actes de vente dans lesquels il avait inscrit sur chacun que le terrain n'en faisait pas partie.
- Autrement dit le gars de la commission scolaire ramasse deux terrains sans avoir eu à verser une cenne.
- Il y a mieux. Les deux terrains, dans les faits, n’étaient qu’un seul.
- C’est vrai qu’à ce moment-là, la rue Principale ne débouchait pas sur la route nationale.
- Ce qui fait que j’ai acheté une maison sans terrain. Lui, le gars de la commission scolaire, avait exigé plusieurs mois avant que de légataire il soit considéré comme propriétaire. Pour éviter sans doute les ragots, faciliter l'affaire et répondre à un besoin de la population, il promit que le terrain en face de ma maison serait vendu pas cher à la commission scolaire pour qu’on y construise une école. Il a fait inscrire dans l'acte d'achat qu'il accordait un droit acquis seulement pour la maison, celle que j'ai finalement achetée sans tout lire, surtout les petits caractères en bas des pages. Il aurait dit que c'était une façon d'éviter qu’on la démolisse pour laisser le terrain vacant. Il recevait la deuxième, celle du rang qui n'avait à peu près pas de terrain et que les Cloutier ont achetée, il la récupérait en raison d'une clause hypothécaire un peu embrouillée. Tout cela a été l'oeuvre du notaire peu concentré ou très astucieux.
- Quelle affaire !
- Je me retrouve donc avec une maison construite sur le terrain qui appartient à un autre. Même affaire pour Cloutier, mais j'ai entendu dire qu'une entente aurait été conclue entre le fils Cloutier et Granger. C'est à voir.
 
Les deux hommes, face à face, semblaient s'interroger. Pourquoi le type de la commission scolaire, le président Granger, avait-il «obligé» Monsieur Champigny d’accepter de louer la maison à cette nouvelle enseignante ? Quel est le contenu de l'entente liant Daniel Cloutier et le propriétaire des terrains ?
 
Problèmes à élucider...

mardi 9 décembre 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (35)

 


sapin
 
il vivait seul, ce sapin,
au cœur d’une plaine plus étendue encore 
que l’horizon qu’il coupait en son centre,
ombrageant le sol de sa forme 
imparfaitement triangulaire
il piquait le ciel en étendant ses longs doigts d’épines
 
il se voyait à travers son regard résineux
gigantesque pin, baobab colossal
abandonnant, enfouis à ses pieds,
mille éperons aiguisés que charriait le vent rougissant
 
parmi le silence alentour, seul, ses bras écartés, crucifiés,
porteurs de nids d’oiseaux de proie,
le sapin au tronc enceint de ravins sauvages
fixait en permanence les destinés coriaces
 
arbre aux ramures solides, fluides, 
des vagues sur l’écorce du temps
il redoute la solitude, 
celle des attentes rabâchées,
des mots ensevelis dans les trous du vent, 
ce briseur d’immobilité, 
celle qui cravache, qui éteint les espoirs 
funèbres d’un sapin
rêvant du baobab qu’il aurait pu être
du pin qu’il ne sera jamais, peut-être... 
 
28 juin 2015







traînée d’oiseaux migrateurs
 
 
une traînée d’oiseaux migrateurs
longue flèche de cris stridents
fend la rivière de nuages fonçant vers ailleurs
 
-          ce qu’ils voient…
 
des égratignures de glaciers
stigmates à leurs griffes
refroidissent le ciel, éclaircissent vents et pluies
 
-          ce qu’ils voient ne semble pas…
 
une traînée d’oiseaux migrateurs
éternelle signature du temps au-dessus de nous
charrie parcelles par parcelles du soleil vers le soleil
 
-          ce qu’ils voient ne semble pas les arrêter…
 
leurs ventres blanchis pareils aux ours de nos polarités
glissent plus loin encore que l’horizon de nos yeux
autant de points scintillants nord sud au-dessus de nous
 
-          ce qu’ils voient ne semble pas les arrêter 
             malgré tout…
 
une traînée d’oiseaux migrateurs
nomades connus retrouvant les sillons de la lune
signes du passage des odeurs automnales, de printemps
 
-        ce qu’ils voient ne semble pas les arrêter                                    malgré tous les murs…
 
leurs yeux fixes comme des convois en fuite
tracent des chemins, noircissent le bleu du ciel
abattent les frontières
 
       ce qu’ils voient ne semble pas les arrêter
            malgré tous les murs que nous dressons…
 
 
7 octobre 2015
470

lundi 8 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 24 -



Le propriétaire de la maison louée par Abigaelle, située juste en face de l’école primaire des Saints-Innocents, à l’extrémité sud du village, dernière habitation sise sur la rue Principale, à quelques centaines de mètres de la route nationale, celle qui mène vers la grande ville, Monsieur Champigny s’y présenta comme il l’avait signifié à sa locataire dans les minutes qui suivirent l’appel téléphonique de celle-ci, un appel bref et courtois mais qui mettait clairement sur la table le problème - ou les problèmes - que celle-ci rencontrait en-dehors de la saison froide et que Monsieur Gérard n’arrivait pas à résoudre.
 
Il faisait beau en ce dimanche après-midi de mai ; s'avérerait-il gage d'une solution aux désagréments olfactifs submergeant la maison ? 

L’incident survenu avec le conducteur de la camionnette bleue avait ravivé le malaise que lui avaient inoculé Daniel et Don lors du déjeuner, au lendemain des funérailles du père de Herman Delage. Des questions mijotaient dans son esprit. 

Quel lien unit Benoît Saint-Gelais à son propriétaire ? Pourquoi l’a-t-il menacée si elle continuait à répandre 
« toutes sortes d’affaires au sujet de cette maison » ? 
Comment expliquer la provenance de ces odeurs fétides disparaissant à la fin de l’automne pour réapparaître sitôt la chaleur venue ? 
Pour quelle raison tout le monde qu’elle connaît dans le village désigne son propriétaire qu'à partir de son nom de famille, jamais Monsieur Champigny ? 
Pourquoi cette maison est-elle demeurée si longtemps inhabitée puis, subitement, en septembre dernier, la lui louer avec ce sourire aux lèvres dont elle a encore mémoire, un sourire sardonique ?
 
À ces questions s’ajoutaient quelques faits précis qu'inconsciemment elle avait glissés sous le tapis : 
« Les informations que vous me donnez, je peux les vérifier auprès de la personne que vous me référez ? » 
« C’est le président de la commission scolaire qui vous recommande à moi. » 
« Attendez mon retour et je verrai ce qu’il faudra faire avec cette situation. »
 
Pour sûr, dans le village des Saints-Innocents, les nouvelles voyagent rapidement, se transforment ou s’étirent devenant de merveilleux sujets à rumeurs. La location de cette maison fut d'abord reçue comme une formidable surprise. La louer à une inconnue provenant de la grande ville, une jeune femme, seule, propriétaire d’une Westfalia orange, symbole mythique chez les hippies du temps, enseignante, chasseuse, pêcheuse, étudiante à l'université Laval de Québec et qui semble ne pas du tout s'entendre avec Mademoiselle Saint-Gelais, la directrice de l'école.
 
À un certain moment l’entretien de l’extérieur avait été confié à Benoît Saint-Gelais, le fils de celui que tous considèrent comme l’associé de Monsieur Champigny, une tâche qu’il négligera assez rapidement et que le père dut ajouter aux autres.

*****

Alors que Monsieur Champigny jetait un coup d’oeil rapide à l’aménagement intérieur de sa locatrice pour ensuite se diriger dans la chambre à coucher, là où à l’intérieur de la garde-robe se trouve l’ouverture menant à la cave, Abigaelle, dans sa cuisine, attendait, perplexe, que celui-ci remonte pour qu’enfin elle sache ce qui en était de ces odeurs fortement présentes dans la maison malgré les fenêtres ouvertes.
 
Le propriétaire revint :
- En effet, c’est plutôt insoutenable. Est-ce aussi présent à l’étage ?
- Plus dilué je pourrais dire.
- Bon. Est-ce que vous utilisez la cave pour entreposer quelque chose ?
- Je n’y suis jamais descendue. Le dernier qui a osé affronter ce barrage d’odeurs, c’est Monsieur Gérard…
- … le mari de Henriette, la secrétaire de l’école…
- … exactement et il a donné sa langue au chat.
- Bon. Il m’apparaît important de vous informer sur certains détails qui ne résoudront sans doute pas le problème, mais qui pourraient nous être utiles. 
- Je vous écoute Monsieur Champigny. Assoyez-vous.
 
Il ne fut pas long à se lancer dans des explications remontant à la date de construction de la maison, son abandon ex abrupto - le terme qu'utilisa le notaire à l'époque - par le premier propriétaire, celui qui en avait tracé les plans et l'a bâtie, la vente en 1960, date à laquelle il l'avait achetée. 

La municipalité des Saints-Innocents avaient mis en demeure le constructeur de cette maison ainsi que celle au bout du rang sans nom - les deux immeubles lui étant attitrés - de payer les arriérés des taxes sinon de se voir contraint de les laisser à la discrétion de la municipalité pour qu'elle voit à les revendre au plus offrant.  Il y eut une coquille dans l'acte de reprise, le notaire avait oublié d'y ajouter les terrains sur lesquels elles étaient érigées, ce qui posa un sérieux problème pour celle du village puisque celle du rang n'était pas inscrite au cadastre de la municipalité. N’ayant jamais donné suite à cet avis, la maison du rang sans nom fut vendue aux parents de Daniel alors que Monsieur Champigny s’accaparait de celle-ci. « Une question d’impôts. » insista-t-il. D’année en année il la faisait rénover et entretenir par Monsieur Saint-Gelais, un habile artisan avec qui il faisait des affaires. Ces affaires - officiellement - se résumaient à louer leurs terres à de grosses compagnies agricoles qui les exploitent - des plantations de maïs. 
 
- J’ai bien tenté d’incorporer ces derniers temps le fils Saint-Gelais, mais comme la plupart de ses tentatives à travailler, mon invitation ajoutée à celle de son père n’a rien produit de positif. C’est un sacré garnement ce bonhomme-là.
- Puisque vous soulevez son nom, seriez-vous en mesure d’expliquer l’intervention… disons... pour le moins agressante à mon égard cet après-midi ?
- Agression ?
 
Abigaelle lui raconta l’incident sans mentionner l’intervention indirecte de Don.
 
- La seule chose que je peux vous dire est de vous tenir loin de cet énergumène. Je crois que tout à chacun du village, à un moment donné, a cru qu'en l’aidant cela pourrait lui permettre de se prendre en mains. Même notre ancien curé a fait des efforts, c'est certainement lui qui aura été le plus constant. Dieu ait son âme !

Abigaelle recevait ces paroles avec circonspection, les enregistrant quand même dans sa mémoire. Toutefois, rien encore semblait se diriger vers une solution, à tout le moins une explication de son problème. Elle le lui mentionna.
 
- C’est certain que cette maison, malgré que j’aie toujours pris soin de la maintenir en bonne condition, a souffert de l’humidité. Vous savez que je passe la majeure partie de l’hiver en Floride avec ma femme. D’ailleurs, j’ai moi-même été agréablement surpris qu’elle soit venue assister aux funérailles de Monsieur Delage, alors qu’elle a l’habitude d'être ici quelques semaines seulement, en juillet de chaque année. Donc, ce qui m’apparaît comme une évidence dans le problème de cette maison, c’est un surcroît d’humidité accumulée avec les années. Je vais consulter un spécialiste qui me suggérera sans doute d’installer un déshumidificateur dans la cave. Vous ne voyez pas d’objection à ce qu’un fil électrique se promène dans votre chambre à coucher et qu’en conséquence la facture d’électricité soit un peu majorée.
- Pas du tout, ce qui m’importe c’est que ces odeurs s’estompent le plus rapidement possible.
- Bon. Je m’en occupe. Je vais vérifier auprès de Saint-Gelais au sujet de la fosse sceptique. Il a parfois des trous de mémoire. Permettez-moi un petit conseil avant de vous quitter.
- J’écoute.
- Ce village peut apparaître tranquille à première vue, mais il possède sa face cachée, ses secrets, certains datent d'il y a longtemps.
- Votre conseil ?
- Évitez de trop parler. On dit souvent que les murs ont des oreilles, mais ici les oreilles sont partout, souvent même là où on ne s’y attend pas. Au revoir Mademoiselle Abigaelle.
- Merci pour votre intervention.
- Bon. J’oubliais. Comme vous aurez probablement une augmentation de votre facture d’électricité en raison d’une surconsommation imprévue, le coût du loyer sera le même pour l’an prochain, si vous demeurez ici, bien entendu.
- Je n’ai pas l’intention de quitter. Vos propos ont aiguisé ma curiosité.
 
Il sembla à Abigaelle que les odeurs s’étaient légèrement masquées.



vendredi 5 décembre 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (34)

 


                                 En vrac, mais alors là vraiment en vrac…


Je ne sais pas pour vous, mais personnellement je suis un adepte fini des marchés qui offrent des produits - de tout acabit - en vrac.

Sans être emballé, conditionné ou arrimé... Non bottelé... non trié... non traité... Sans ordre, pêle-mêle... Transporté anonymement... 

Un défi à la logique...
Tout à fait moi. 

Le vrac, c'est la liberté à l'état pur... la liberté pour puriste fini... tout à fait moi.

Jamais je ne saurai précisément d'où mes clous de girofle montèrent à bord d'un vraquier en provenance et en destination de... nul besoin de le savoir ! 

Le vrac, comme un pied de nez au cul de tellement d'intermédiaires  que c'en devient jouissif.

Je vous offre quelques citations... en vrac, avec tout ce que cela peut vouloir dire à vos sens en éveil...


_______________________________________


Alain Claude Sulzer  - Auteur suisse
On ne peut pas avoir peur de gens qui n’ont plus de pouvoir.
 
Fabrice Humbert - Auteur français
Rien de plus difficile pour un homme que l’espoir déçu.
 
Philippe Labro - Auteur français
Seuls les imbéciles se contentent de ce qui va bien.

Montherlant - Auteur français
Ce sont les mots qu’ils n’ont pas dits qui font les morts si lourds dans leur cercueil.

Tonino Benacquista - Auteur français
Tout ce que je dis est vrai mais je ne dis pas tout


Jon Kalman Stefanson - Auteur islandais
Le meilleur moyen de s’assurer une vie aussi paisible qu’engourdie est de ne pas mettre en doute ce qui nous entoure – seul vit celui qui doute.

John Le Carré - Auteur  britannique
L’empathie et l’expérience délimitent deux mondes impénétrables l’un à l’autre, entre lesquels il ne nous est pas donné de choisir.  

Léon Tolstoï - Auteur russe
C'est en tournant la meule qu'on fait la farine.

Boualem Sassal - Auteur  algérien
Pour comprendre l’ennemi, il faut vivre avec lui, comme lui.

Albert Camus - Auteur  algérien
... il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir.

Roland Barthes - Auteur français
L'écriture accomplit un travail dont l'origine est indiscernable.

R.J. Ellory - Auteur anglais
Si tu ne t’aventures pas aux limites du danger tu occupes une place indue

Boa Ninh - Auteur vietnamien
Tout le monde est cruel quand l’occasion se présente.

lundi 1 décembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) -23-


À mi-chemin entre chez Daniel et le village des Saints-Innocents, Abigaelle cherchait à mettre de l’ordre dans les observations amassées à la suite de ce déjeuner du dimanche en compagnie des deux familles vivant en périphérie du village, lorsque, subitement, une camionnette frôla la Westfalia orange, s’arrêta et fit demi-tour pour se braquer derrière elle.

Un déclic se fit en elle reliant l'incidence aux mots qu’on lui avait lancés comme un avertissement à la prudence, paroles adressées simultanément par Daniel et Don, qui d’une bribe à l’autre s'appuyait sur la crainte qu’ils partageaient tous deux au sujet des intentions sournoises de Benoît Saint-Gelais à son égard.

La camionnette bleue roulant derrière elle en devenait la mise en scène. N’hésitant pas, Abigaelle bloqua les freins, descendit de la mini-van et se dirigea d’un pas assuré vers l’importun qui alluma les phares de la camionnette bleue.

 - Tu me veux quoi, cria-t-elle d’une voix expédiente.

La porte côté chauffeur ne s’ouvrit pas, la fenêtre, de quelques centimètres.

- Que tu te mêles de tes affaires. Arrête de hurler partout toutes sortes d’affaires au sujet de la maison que tu loues à Champigny.

Le regard de l’enseignante fut attiré sur sa droite ; un véhicule s’approchait qu’elle  reconnut comme étant celui de Don. Ce bref instant d'inattention permit au chauffeur de la camionnette bleue de déguerpir faisant tourner ses pneus qui projetèrent de la poussière dans l’espace ; quelques cailloux effleurèrent Abigaelle qui rejoint Don. 

- Il t’a agressée ?
- Non. Menacée. Il m’a dit de cesser de répandre de mauvais mots au sujet de la maison où je vis.
- Faut en parler à Daniel. Je m’en occupe et te fais savoir ce qu’il en pense.
- Merci Don.
- Tu as eu peur ?
- Pas du tout, ce genre de personne c’est un peu comme les chiens qui jappent mais ne mordent pas.
- Faut quand même faire attention.
- Tu as raison, mais on finira bien par lui passer une laisse au cou, un jour

Don s'éloigna retrouvant Chelle assise au milieu du siège avant du véhicule qui envoyait de grands saluts de la main à son éducatrice alors qu’Aazhanie, son poupon dans les bras, souriait.

Adossée à la mini-van, Abigaelle reprit son souffle regrettant de ne pouvoir fumer une cigarette au tabac noir de Herman. Songeuse, le regard voyageait sur les champs de chaque côté de la route de terre, puis revenait sans n'avoir vu autre chose que des grands champs de chaque côté de la route.

Elle avait bien remarqué le visage de la petite Gabrielle présentant les traits de la trisomie 21. Également, celui d’Aazhanie ne cessant de voyager entre Jésabelle et les deux inséparables que sont Benjamin et Chelle. Et ce moment de béatitude lorsque Benjamin, debout devant les deux mamans, demanda l’attention car il souhaitait offrir un poème. Sans aucun doute il ne savait pas que DEVANT DEUX PORTRAITS DE MA MÈRE du poète Émile Nelligan allait rejoindre autant son enseignante. 

De sa voix de six ans, il déclama :

Ma mère, que je l’aime en ce portait ancien,
Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien !

Ma mère que voici n’est plus du tout la même ;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;
Elle a perdu l’éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.
 
Aujourd’hui je compare, et j’en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d’or, brouillard dense au couchant des années.

Mais, mystère de coeur qui ne peut s’éclairer !
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ?
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ?

 

                      


L’enfant de six ans, droit devant sa mère, droit devant la mère de Chelle, savait-il, déjà, que Jésabelle n’allait pas bien depuis l’arrivée de Nathanaël, que la soeur de sa meilleure amie exigerait des soins particuliers sur une longue période de sa vie, que les nouveaux venus, sans le savoir, sans l’avoir prémédité, modifiaient en profondeur la vie de leur famille ?
 
Abigaelle s’interrogeait sur le développement de ses deux élèves, à l’école, oui, certainement, mais aussi dans leur milieu familial et par répercussion sur leur vie sociale. 

Pouvait-elle se douter qu’un jour, dans moins de quinze ans en fait, elle assisterait à la tragédie qui emportera Benjamin qu’elle considérait presque comme un fils ? Tragédie suivie, peu de temps après, du drame qui engloutira Chelle dont elle reconnaissait plusieurs éléments  semblables à son propre caractère.

Abigaelle questionnait les transformations qu'apportent  la naissance de la vie dont il est si difficile d'en prévoir l’étendue. Maintenant, aujourd’hui même, autour d’une table en compagnie de gens particulièrement unis dans leurs différences, solidaires dans leur exclusion de la part d'une société marquée par un patriarcat omniprésent et un matriarcat subjacent, elle, l'étrangère, réalisait combien rapidement elle avait saisi l’urgence pour son peuple d'adoption de marcher vers son émancipation sociale, mais politique d’abord. 

L'idée de révolution inscrite dans son coeur sert d'oxygène à son cerveau, l’incite à s'inscrire dans toutes les luttes justes, à participer aux actions qui en découlent.
 
Ses parents lui donnèrent l’exemple parfait de la pénible coexistence entre la fixation au passé, le refus même de l'idée du changement et un avenir difficile à installer. Le centre est trop souvent l’empreinte de l’immobilisme, du compromis qui n’est que stérile neutralité. 

Dès son arrivée au pays, elle sut que ce nouveau terrain allait la pousser à réagir, à agir tout de go par et dans l’action. Herman Delage, à une certaine distance, en aura été un témoin important. Abigaelle ne pouvait plus chercher à enterrer ce passé si proche alors qu’un nouvel ennemi venait de dévoiler son visage. La battante, la guerrière allait-elle remonter au front ?

 

                                                    *****


Une note manuscrite avait été laissée sur la porte d’entrée de sa maison. Abigaelle, l'ayant lue, ouvrit et se dirigea vers le téléphone pour y composer le numéro de son messager, monsieur Champigny. Son propriétaire répondit dès le premier coup de sonnerie.

- Je suis là dans quelques minutes. Merci, je ne bois pas de café.



dimanche 23 novembre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 22 -




- Je crois que tu n’as plus à te cacher maintenant.
- Que veux-tu dire Herman ?
 
La famille Delage n’a effectivement pas prévu organiser un buffet ouvert à tous après l’enterrement, ayant plutôt choisi de demeurer au cimetière pour y recevoir les condoléances de ceux et celles qui n’avaient pu encore le faire. Après l’ultime bénédiction de Monsieur le nouveau curé, son départ précipité, la courte parade des gens laissant tomber une poignée de terre sur le cercueil - les commères du village le décrivirent comme étant de la pire qualité - des employés du supermarché s’approchèrent de Herman l’avisant que leurs invités triés sur le volet commençaient à se diriger vers l’appartement au-dessus du Steinberg, fermé pour l’occasion.
 
Abigaelle fut rejointe par Benjamin et Chelle lui annonçant qu’on leur avait demandé de se rendre avec leurs parents à l’appartement de la famille Delage et qu’elle aussi devait y être. Le sourire complice de l’enseignante rejoignit celui de Jésabelle qui, un mois après la naissance de son second fils, paraissait tendue, à tout le moins fatiguée. Elle tenait la main d'une Aazhanie plus sûre d’elle, nerveuse tout de même à l’idée de vivre un premier bain social depuis son arrivée au village des Saints-Innocents. 

Daniel et Don marchaient côte à côte, une certaine gêne teintant leur allure. Tous les deux ont des contacts plus ou moins réguliers avec Herman, mais pas au point, croient-ils, de se retrouver parmi la liste des privilégiés admis au goûter d’après la manifestation religieuse.
 
À l’intérieur de l’immense appartement, fort bien encadrée par les employés du Steinberg, Madame Delage s'occupe de l'accueil. Avec l’amabilité qui la caractérise, elle présente à chacun des conviés les caissières, le boucher, le livreur, les trois jeunes filles qui se partagent les quarts de travail, tous membres de «notre grande famille» ajoute-t-elle. Herman assigne à tout à chacun un siège dans le grand salon où sont installées des tables placées en cercle. Une douce musique, Mendelsshon, ravive subitement le teint pâle de Jésabelle.
 
Abigaelle se voit assigner la chaise tout à côté de celle de Herman. Alors que le service se met en branle, que les tintements des couverts laissent planer des étincelles sonores qui éclipsent temporairement la musique de Mendelsshon, les conversations s’engagent à gauche et à droite.
 
- Je veux parler de ton départ précipité de l'université lors des événements d’octobre ‘70. Tu sais très bien ce à quoi je fais allusion.
- Le silence…
- … Abigaelle, le silence a été rompu depuis un bon moment, alors ne me sers pas cet argument qui ressemble plus à une excuse qu’autre chose.

L’enseignante fixe le grand étudiant d’un regard tranquille mais énergique. Tant et tant de souvenirs traversent son esprit, des questions, aussi, encore accrochées avec la ténacité de ce qui n’est pas complètement nettoyé dans le cerveau. Pour quelle raison Herman revient-il sur le sujet qu’elle avait pourtant écarté lors de leur premier entretien ? S’ouvrir à lui comporte-t-il des risques ? Que sait-il exactement de cette période houleuse de sa vie ? A-t-il en sa possession de nouvelles informations risquant de lui nuire ?
 
- Tu comprendras, Herman, que je ne souhaite pas rouvrir un livre contenant des chapitres que je préfère oublier.
- Chapitres personnels, ça je le saisis parfaitement bien, mais tu ne peux plus faire comme si cette période n’a jamais existé.
- Laisse-moi un peu de temps.
 
Le grand étudiant recula sa chaise maintenue sur deux pattes comme celle d'un écolier qui se bascule avant de poser une question qui l'intrigue ou cherche la position idéale pour tomber dans la lune. Il reprit la parole:
- Avec ma mère, je réfléchis à la suite des choses, principalement en ce qui a trait à la continuité du supermarché. Les autorités de la chaîne Steinberg nous ont fait parvenir leurs sympathies sans déléguer quelqu'un pour les représenter lors des funérailles. Je sais que Monsieur Samuel n’est pas en parfaite santé, mais on aurait pu faire un effort pour manifester une certaine reconnaissance devant l’implication de mon père pour leur compagnie.
- Des projets ?
- Je te confie l'information qui n’est pas encore une décision arrêtée. En 1972, une nouvelle chaîne de supermarchés a vu le jour. Elle nous intéresse particulièrement, ma mère et moi. Il s’agit des Marchés d’Aliments Métro Ltée. Nous avons des contacts avec eux que je considère cordiaux. L’an passé Métro a fusionné avec Richelieu, que du capital canadien-français, je devrais plutôt dire québécois parce que la majorité des actionnaires sont de la province de Québec.
- Je reconnais là tes principes nationalistes. Comment ta mère vit-elle cela ?
- Elle se fie à moi… qui aura des choix déchirants à faire.
- Universitaires ?
- Je viens d’achever mon baccalauréat, alors la question se pose... certainement la même à laquelle tu as dû répondre lorsque le temps est venu de t’engager au doctorat... je continue ou pas.
- Je te comprends.
 
Les convives furent invités à respecter une minute de silence lorsque Herman et sa mère, debout, un verre de vin à la main, le leur demandèrent. Puis, lentement, les gens quittèrent l’immense appartement après avoir remercié les Delage pour leur hospitalité.
 
Daniel et Don s’arrêtèrent un instant à la hauteur de Abigaelle qui câlinait ses deux élèves.
 
- Que dirais-tu de te joindre à nous demain, on prévoit un petit déjeuner la famille de Don et la nôtre. Tu connais déjà le chemin.
- Avec un immense plaisir.
- Ça sera une rencontre autour de nos quatre enfants. Tu n’as pas eu le temps de connaître Nathanaël et Gabrielle avec tout ce brouhaha des cérémonies, mais demain nous prendrons notre temps.
 
Les dernières notes de Mendelsshon emplirent l’immense appartement devenu vide.
 
 
*****
 
 
- Tu sais que le décès de Monsieur Delage pourrait fort bien amener le coroner à faire enquête sur les causes de sa mort, dit Mademoiselle Saint-Gelais à son frère parfaitement déconnecté de la situation qui régnait dans le village des Saints-Innocents.
 
Le fauteuil roulant de la directrice de l’école primaire avait exigé un réaménagement de la maison. Les parents Saint-Gelais, occupant depuis toujours la chambre au rez-de-chaussée durent alors grimper à l’étage ; Benoît installa ses pénates dans la seconde chambre, plus petite, celle donnant sur le salon. 

Cette maison exhale l’austérité. Rien n'est accroché aux murs, aucune photo, aucun cadre. Un crucifix au-dessus la porte d’entrée, crucifix noir distribué dans les paroisses de la province de Québec à l'occasion de la campagne promouvant la tempérance menée surtout par l’abbé Chiniquy avant qu’il renie la religion catholique pour devenir protestant.
 
- Puis après ?
- On m’a dit que le médecin n’a pas établi de lien entre l’agression et son décès, mais pour un coroner qui recherche plus en profondeur, plus en détails, cela pourrait mener à des mises en accusation.
- C’est arrivé il y a plus de deux ans.
- Je sais, je sais.
 
Benoît, haussant les épaules, ignorant les propos de sa grande sœur, sortit de la maison.
 
- Il va finir par nous causer des problèmes de plus en plus graves, déclara le père Saint-Gelais. Mais là faut parler à Champigny, il est revenu du Sud.

                                                        

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 26 -

  La rencontre aura lieu dans un endroit totalement inconnu d'Abigaelle. Henriette, le plus discrètement du monde, lui avait remis une e...