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Sofa ou Canapé |
La conversation entre le grand jeune homme et l’éducatrice, sans nécessairement s’être achevée en queue de poisson, n’avait tout de même pas permis d’éclaircir les éléments essentiels pouvant les relier. Herman Delage, ayant reconnu la jeune fille qu'il avait croisée à l’université, lui apparaissant subitement à la porte du supermarché de ses parents une fin de semaine d’octobre, la laissait partir, un arrière-goût dans la bouche. Convaincu que Abigaelle ne s’était pas spontanément évaporée à l’automne 1970 alors que toute la province vivait sous la loi des mesures de guerre que le gouvernement fédéral canadien avait proclamée pour résoudre sans trop de dégâts la situation délicate dans laquelle le FLQ les plaçait. Un diplomate britannique enlevé par une certaine cellule alors qu’une autre, semble-t-il plus agressive, retenait en otage un ministre du gouvernement québécois.
Ils s'étaient laissés, lui déçu, elle perplexe, sans promesse de se revoir, sans échange de numéro de téléphone, sans avoir vidé complètement la question que Herman avait déposée entre eux. » Je reviens ici les fins de semaines, nous pourrions, si tu le veux bien, reprendre nos échanges. Sur quoi Abigaelle, écrasant du pied son mégot de cigarette, laissa flotter la proposition sans qu’il puisse en déduire quoi que ce soit.
La bruine n'avait toujours pas cessé lorsque l’éducatrice demanda à Herman s’il pouvait lui fournir un peu de haschisch. Nullement surpris, il répondit qu’elle pouvait très bien s’approvisionner ici même dans le village des Saints-Innocents, mais plutôt dans un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte, non pas chez les autochtones mais auprès de la famille qu’encore on qualifiait de hippie, celle dont le père cultivait différents produits céréaliers. Ce furent leurs derniers mots.
Elle traversa la rue pour rejoindre la Westfalia stationnée devant le bureau de poste quand une camionnette bleue filant à toute allure, ne ralentissant pas devant une flaque d’eau formée depuis le matin, l’éclaboussa. Se repliant, le réflexe d'Abigaelle fut de se tourner vers le jeune homme qui entrait dans le supermarché affichant un sourire bizarre.
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Le plus clair de son temps, lorsque Abigaelle demeurait à la maison, elle le passait à l’étage, là où son bureau de travail était installé, pièce qui, en trois secondes, l’avait amenée à louer la maison que lui proposait monsieur Champigny sur recommandation du président de la commission scolaire. Cette pièce dont plafond, murs et plancher, tout en bois, lui était devenue comme un cocon. Elle s’y sentait à l’aise, confortable pour organiser sa classe de pré-scolaire et travailler à sa thèse de doctorat. L’endroit n’avait aucunement besoin de décoration, d’ailleurs c’est là le moindre de ses soucis. Pas même de rideaux aux grandes fenêtres se faisant face, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, qu’une enceinte pour platine vinyle, placée dans un coin, un cadeau de son père à la fin de sa maîtrise ; elle l'utilisait pour syntoniser le seul poste de radio ayant de l’intérêt pour elle, Radio-Canada.
Son geste, un réflexe peut-être ranimé par certains éléments de la conversation tenue avec Herman Delage, fut de retrouver parmi son importante collection de vinyles le disque du groupe Crosby/Nash/Stills and Young, retrouver la chanson Ohio, pièce qui lui rappelait les terribles événements survenus à l’Université Kent en mai 1970 au cours desquels quatre étudiants furent assassinés par les soldats de la Garde nationale de l’État. Ils avaient osé manifester contre la présence américaine au Vietnam exigeant le retour au pays des soldats, seule avenue possible pour assurer une paix véritable en Indochine. Absorbée par la musique, le goût du tabac encore présent en bouche, elle laissa la nostalgie l'envelopper. Lui revenait à la mémoire tous ces étudiants américains qu'elle et son comité avaient accueillis dans leur fuite des USA pour ne pas être enrôlés dans l’armée. Leur objectif premier était de rendre leur séjour pacifique. Toutefois, aucun ne provenait de cet état du Midwest malgré que plusieurs eurent gagné à la loterie du Vietnam de 1969. Elle ne recevait d'eux, et encore maintenant, que des nouvelles des manifestations, des arrestations.
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La secrétaire de l’école primaire des Saints-Innocents, Henriette, lui avait offert dès son arrivée en août dernier un immense sofa afin, lui dit-elle, de pouvoir un peu meubler cette maison qui est si grande. » On ne l’utilise plus depuis que notre grande fille a quitté le village pour s’installer en Ontario avec son fiancé. C’est certain que cela nous a un peu secoués d’apprendre qu’elle vivrait avec son fiancé sans que la date du mariage soit connue. Que voulez-vous Abigaelle, un signe des temps et nous les parents... eh bien il ne nous reste qu'à s’adapter, mais c’est difficile !
Accompagnée de son mari, un homme costaud et silencieux, Henriette avait accepté l’invitation à souper de l’éducatrice souhaitant ainsi les remercier du transport du meuble que Gérard, son époux, aurait très bien pu monter seul à l’étage, mais la longueur du sofa obligea les deux femmes à lui donner un coup de main.
Abigaelle recevait chez elle pour la première fois depuis son installation ; ne sachant trop quoi préparer qui puisse s’avérer correct, elle opta pour un classique de la cuisine australienne, le poulet parmigiana accompagné d’un dessert très québécois, une tarte au sucre qu’elle avait achetée au supermarché. Gérard, en bon agriculteur énergique, dévora sa portion sans manifester quoi que ce soit, engloutit le morceau de tarte puis disparut à l’extérieur pour allumer sa pipe. Les deux femmes demeurèrent à table jasant de tout et de rien jusqu’au moment où Henriette ouvrit la porte sur un sujet qui, à première vue, pouvait sembler délicat pour Abigaelle.
- Vous ne semblez pas bien vous entendre avec madame Saint-Gelais ? L’hôtesse prit la balle au bond se disant que si la secrétaire de l’école abordait la question c’était certainement parce qu’elle avait noté des choses et cela en très peu de temps. Les classes avaient repris deux semaines auparavant tout au plus.
- Henriette, croyez-vous que ça serait impoli si nous laissions tomber les «vous» pour passer aux «tu» ?
Un sourire décontracté emplit le visage de cette femme à qui il était difficile de donner un âge.
- Pas du tout Abigaelle, surtout que tout le monde se tutoie à l’école sauf toi qui emploie le «vous».
-Tu as noté que je l’utilise quand je m’adresse à toi et à la directrice, maintenant il lui sera strictement réservé.
Alors que la conversation devenait un peu plus personnelle, Gérard entra et lança » Est-ce que je peux voir comment la cave se remet des dégâts du printemps dernier ? Je ne sais pas exactement comment on y parvient, répondit Abigaelle, surprise par la question. Tu as fait ta chambre à coucher ici en bas ? Oui, vous avez raison. Eh bien la trappe pour descendre est à l’intérieur du grand garde-robe. Sans problème, allez-y.

- Tu vois juste Henriette, la directrice et moi semblons ne pas avoir d’atomes crochus. Le caporalisme n’est pas tellement dans mes cordes.
- Elle a beaucoup changé à la suite de son accident.
- Difficile pour moi d’évaluer, je la connais depuis si peu de temps, mais nos rencontres sont plutôt... froides. De plus, elle ne manifeste pas beaucoup d’intérêt pour la pédagogie et l’enseignement spécifique aux classes du pré-scolaire.
- Je sais qu'elle et toi n’utilisez pas le même vocabulaire, et n'avez pas le même avis sur les activités à offrir aux enfants.
Abigaelle, ne sachant trop si elle devait ouvrir davantage ou garder une certaine réserve, résolut de se placer en mode écoute laissant la secrétaire aller plus loin dans son discours.
- Pour ce qui de ta classe, je n’ai rien à penser ou à dire, c’est toi la spécialiste, mais affronter madame Saint-Gelais peut devenir… disons, dangereux. Elle n'aime pas beaucoup les frictions, encore moins qu'on s'oppose à elle.
- Que veux-tu dire exactement ?
- L’accident l’a beaucoup affectée, enfin je dirais que depuis cela… ce n’est plus la même personne. Lorsqu’elle enseignait, toujours la septième année, la classe des plus vieux élèves de l’école, ceux en partance pour le secondaire, tout le monde, les parents comme ses consœurs, notre école n’a jamais eu de professeur masculin, les dirigeants de la commission scolaire et même monsieur le curé, tous étaient unanimes à dire que c’était la meilleure. J’ajoute aussi que sa beauté qui n’a plus rien à voir avec maintenant, sa beauté faisait tourner les têtes des jeunes hommes du village. Puis, vers la fin de l’été, c’était en 1967, elle revenait d’une journée à l’Expo’67 de Montréal, cet accident, un accident bête, à quelques milles du village. Madame Saint-Gelais passait pour être une jeune fille moderne, d'ailleurs elle seule possédait une voiture dans le canton. Je reviens à l'accident qui s’est passé la nuit, eh bien on ne l’a retrouvée que le lendemain, en piteux état. Son frère a fait la macabre découverte. Sa voiture complètement démolie et madame Saint-Gelais, ensanglantée, défigurée, inerte, reposant dans le fossé, l’arbre qu’elle avait frappé de front à demi écrasé sur le capot de la voiture.
- Quelle horreur !
- La nouvelle s’est rapidement répandue dans le village une fois les secours arrivés avec leur bruit de sirène, celle des policiers puis celle de l’ambulance. Le médecin a réussi, certains ont dit que c’est presque un miracle, à la maintenir en vie. On l’a transportée à Montréal, dans un hôpital où elle est demeurée plusieurs mois.
- Tu me fais penser, Henriette, je ne connais pas son prénom.
- Germaine. Germaine Saint-Gelais. Lorsqu’elle est revenue au village, puis à l’école, tous nous l’appelions maintenant madame Saint-Gelais, peut-être parce que beaucoup vieillie et qu'elle se déplaçait en fauteuil roulant. Vraiment on ne la reconnaissait plus. À son retour à l'école, la directrice de l'époque l'a affectée à la bibliothèque et c'est à ce moment-là que la guerre a commencé...
Abigaelle crut bon ne pas insister. C’est monsieur Gérard qui cassa le silence, revenant de son inspection dans la cave de la maison. » Tout me semble parfait, mais je ne réussis pas à chasser l'odeur bizarre qui est toujours là. Sans doute l’eau qui stagne depuis des années. En tout cas, mademoiselle l’institutrice, si vous n’y voyez pas d’objection, je reviendrai avant les neiges. On y va Henriette ?
- Merci pour le souper Abigaelle. On se revoit à l’école.
- C’est moi qui vous remercie, le sofa… enfin le canapé, va devenir mon meuble préféré, j’en suis certaine.
