dimanche 2 novembre 2025

Moby Dick et la sirène







                                         à la Moby Dick
 
au  loin sur l'océan, coulait le sang
l’ivresse de l’inconscient l’étouffait
 
le long de cet océan, le sang coagulait
impassible sous un soleil païen
 
sans scrupules s’avançaient les années meurtrières
sans remords s’envolaient sous des nuages silencieux
la nostalgie jusqu’au bout de sa débâcle
 
sourd aux réalités -ces dominos de l’ennui
il regardait, immuable, les choses maritimes
s'ensevelirent dans une obscure torpeur
rongée par l’infinie couleur blême du ciel
 
les mêmes perfidies toujours il répétait  
comme de vieilles reliques ensevelies
que le nitrate d’argent des songes 
s'abrutit inutilement à raviver
 
la mort, cet indéfectible face à face,
son regard, inexorablement, l'épousait
mais les militaires du temps,
succubes échevelés, cherchaient à la lui cacher
 
en aval et en amont 
coulait le sang
l'océan, catafalque liquide, 
inonde de mots abstraits
sa sauvage immuabilité  
 
l’équipage du Péquod l’escortait

1er mars 2015




                                                             sirène

 
la sirène emmêle ses bruits à l'écho
 
Elle
                    - on se retourne à son passage -
ne le veut pas assis devant Elle,
Elle, mains gantées,
                    - obliquement on la regarde -
écoute le bruit des bruits
 
Il ne saisit pas encore les élans de l’âme
 
Elle, un foulard rouge au cou
                    - on guette sa voix –
l’aimait, lui, la dévisageait
regards différents, brumeux, englués
dans de vieilles et pugnaces habitudes
comment aimer quand l’amour est occulte
 
dans l’écho, la sirène  noie ses bruits
 
près d’un étang ombragé sur l’horizontale rizière
deux hérons en uniforme blanc s’éloignent du jour
 
Elle, gants enroulés jusqu'à l'épaule
                    - on dévisage sa main -
Elle sait la force des yeux
lui, la fragilité du regard
 
dans une salle parfumée aux paroles sèches
on repousse les couleurs noctambules
vers de sourdes présences nocturnes
comment écouter quand il fait nuit
et que la noirceur tait les mots
 
sans écho, les bruits amortis de la sirène se perdront
 
Et lui, 
dans le joug de ses chaînes, caméléon albinos,
Elle, ombre diaphane
                    - on fouille son odeur -
rappelle l’oiseau de Junon

un courant d’air soulève l’ao daï garance
leurs yeux appontent au même endroit
un carillon assourdit les rides de la table
où leurs mains tracent des estafilades
comment parler quand les élytres du silence 
vous enveloppent
 
Elle, douce naïade
                    - imprimée dans nos yeux -
Lui, marqué d’empreintes ocelées
dans l’écho s’emmêlent,
se taisent,
s’étouffent ,
se noient
puis se perdent
 
9 mars 2015

vendredi 31 octobre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 18

                          


Il ne fallut pas un dessin subtil pour faire comprendre à Abigaelle que la maman de Benjamin avait ou était sur le point d’accoucher lorsque Chelle lui annonça que son ami n’avait pas pris le bus scolaire ce matin.
 
- Tout s’est bien passé pour toi qui a l’habitude de voyager avec Benjamin ?
- Il faut que j’apprenne à me débrouiller sans lui, mais j’aime mieux quand il est avec moi. Monsieur Clotaire a été gentil, il m’a proposé de m’asseoir à côté de lui dans le bus et il a caché sa pipe dans sa poche, répondit la fillette ambivalente entre la situation exceptionnelle d’aujourd’hui et la routine habituelle.
- Bravo Chelle, ensemble nous allons annoncer la belle nouvelle aux amis sans oublier de rappeler qu’ils devront faire un peu plus attention à toi aujourd’hui.
 
 
Ce matin du 16 avril 1976 surpasse en ensoleillement tout ce qui est advenu depuis la fonte des neiges. Déjà la cour de récréation de l’école primaire des Saints-Innocents a perdu ses attraits d’hiver depuis la corvée collective organisée conjointement par Monsieur le maire - dont les rumeurs, de plus en plus persistantes, qu’il soit intéressé à poser sa candidature lors des élections provinciales prévues pour novembre prochain - et le président de la Commission scolaire pour qui cette école est un objet de fierté, son bijou répète-t-il souvent.
 
Alors que les bourgeons des érables se tortillent sur eux-mêmes, les vastes terres de Daniel, situées à l’arrière de l’école, se départissent graduellement de leurs dernières flaques de neige fondante. Le père de Benjamin prévoit entreprendre ses travaux préparatoires aux semences d’ici quelques semaines, le temps de s’assurer que les nuits n’apporteront plus des températures favorisant le gel.
 
De son côté, Don considérait la dernière saison des sucres comme ayant été «bonne» alors que d’autres acériculteurs de la région la classaient parmi les «moyennes». Faut dire que chez les travailleurs agricoles de tout acabit le blâme est facile, n’hésitant pas à critiquer la météo, trop ou pas assez d’eau, trop ou pas assez de soleil, trop ou pas assez de rendement, bref tout n’est jamais entièrement comme ils le souhaiteraient. Était-ce là une raison pour laquelle Monsieur Champigny, propriétaire de la maison louée par Abigaelle, située tout juste en face de l’école, cède par amodiation l’ensemble de ses champs ?
 
Le printemps arriva le 20 mars 1976 n’hésitant pas à étendre son oeuvre de renaissance autant le jour que la nuit sur tout le territoire environnant le village des Saints-Innocents. Tout comme en mars 1970, année de naissance de Benjamin et de Chelle, 1976 a accueilli Gabrielle, le 10 avril, et aujourd’hui, 16 avril, naîtra Nathanaël.

                                                        *****
 
- Bon matin Jésabelle, tout se déroulera parfaitement bien, dit Angelle, la sage-femme. Le jour est rayonnant, Daniel et Benjamin sont avec nous. Tu sais bien respirer, te reposer entre deux contractions et à l'image de l’accouchement de la deuxième fille de Aanzhanie, tout se fera sans violence et dans la plus grande quiétude.
- J’ai confiance en toi, mon amie.
- Benjamin, je vais avoir besoin de toi, alors j’aimerais que tu te places à ma gauche. Ton père s’occupe de ta mère, il est habile à le faire.
- Et Walden, demanda Benjamin.
- Tu vois, il a un œil sur nous à partir de son endroit habituel. Il fait partie de la famille, alors il doit y être.
 
L’ambiance installée, la température, idéale, le soleil qui trace un rectangle de lumière au centre de la grande pièce, en sourdine, la musique préférée de Jésabelle, Mendelsshon bien entendu, l'accoucheuse débute, chuchotant d'une voix  soyeuse à l’enfant à naître :
- Nathanaël, nous sommes tous présents pour t’accueillir. Tu es le bienvenu. Tes parents, ton frère et Walden ton chien t’attendent calmement. Ils te font dire de prendre le temps qu’il faut pour laisser ton nid où tu es confortablement installé. Le jour est encore jeune. De ce côté-ci, nous sommes prêts à te rendre la vie agréable.
 
Angelle massait très doucement, aussi délicatement que cela lui est possible, l’enveloppe extérieur du nid de Nathanaël avec une huile d'amande douce qu'elle a tièdie au préalable. Elle invite Benjamin à l’imiter et dire à son frère les mots que son coeur lui dicte.
 
- Bonjour mon frère. Est-ce que je parle trop fort ? Angelle lui répond par un sourire l’invitant à poursuivre.          Le ventre de notre maman est tellement doux. Tu pourras le constater quand tu seras ici, tu verras que je te dis la vérité. Papa est devant moi, il caresse le visage de Jésa et lui flatte les cheveux. Jésa, c'est le nom de maman que je vais partager avec toi. Viens-t-en, il fait si beau dehors et on a tellement de choses à se raconter. Tu sais, je sais lire et pour toi je vais trouver un poème que je t’apprendrai, si tu le veux.
 
Plus les minutes avançaient, plus l’atmosphère se modifiait. De nouvelles odeurs s’installaient. Celle située quelque part entre sang et encens oscillait telle une fée dans l'espace.
 
Le souffle irrégulier de Jésabelle, les affectueux murmures de Daniel, l’assurance que les mains de la sage-femme dégageait, tout cela emplissait Benjamin d’une sorte de béatitude. Il ressentait consciemment que quelque chose au-delà du naturel se déroulait sous ses yeux, au point qu’il devait souvent les étancher pour éviter que ses larmes n'interviennent dans le travail des deux femmes. 

Il comprenait, ici et maintenant, ce que rappelait souvent Abigaelle, à savoir qu’agir tout seul est une chose, mais à deux puis à plusieurs cela permet à autre chose de se produire, autre chose perçue différemment par chacun. Lui, il ressentait. Ce mot que Jésabelle lui avait enseigné, le reliant à ce qui nous arrive lorsqu'un poème surpasse nos cinq sens. Oui, il ressentait. Et ce qu’il ressentait si ardemment, c’était l’amour avec lequel tout ce qui se déroule devant se produit ; l’amour comme moteur alimentant plus grand que soi ; l’amour se présentant dans une enveloppe de chair, celle de son frère, dont une partie du moins demeurera à l'intérieur de sa mère, un peu comme une relique reposant sans aucun doute à côté de l'artefact de sa propre enveloppe laissé quelques années auparavant, dans le nid que Jésabelle avait construit pendant des lunes.
 
- Voilà Jésa, il est avec nous. Je vais le déposer sur ton ventre. Il a tellement hâte de chercher tes yeux.
 
Dans un geste d’une grâce infinie, la sage-femme remit Nathanaël à celle qui depuis des lunes avait noué un contact intime avec lui jour et nuit. 

Ce premier échange entre mère et enfant, d’une tendresse indéfinissable, appuyé par le père qui ne pouvait retenir ses larmes, ce premier échange dont Benjamin était témoin restera gravé dans son imaginaire. Angelle se plaça derrière lui, l’entourant de ses bras chaleureux elle susurra à son oreille : « Tu assistes à la réplique exacte de ta naissance.»
 
S’approchant comme pour compléter le tableau familial, Benjamin dit : «Je nous aime.»

Sans pleurs, sans cris et sans aucune urgence, le nouveau-né zieutait l'environnement avant que son père le sépare de sa mère en rompant le cordon qui l'y reliait.





dimanche 26 octobre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 17



Abigaelle prépara le thé alors que Henriette plaçait un appel téléphonique chez elle afin de demander à Gérard, son mari, de venir la prendre non pas à l’école, mais juste en face dans la maison au mystère quasi insoluble. 

Les mauvaises odeurs, le brave cultivateur les avait signalées à la locataire dès le mois d’août alors qu’elle emménageait ; croyant que la fosse sceptique en était la cause, une fois l’hiver bien installé, tout disparaîtrait. Maintenant que le printemps règne en maître absolu, il n’était pas surpris que le problème décrit par Abigaelle comme de plus en plus ennuyeux à la limite du tolérable réapparaisse. Monsieur Champigny, propriétaire de la maison, sera de retour de son hiver passé en Floride d’ici quelques semaines, mais il fallait absolument faire quelque chose d'ici là, pas seulement laisser les fenêtres ouvertes et faire brûler de l’encens à odeur d’eucalyptus.
 
- Gérard arrive dans quelques minutes, annonça Henriette.     Je ne pense pas que nous soyons plus avancés qu’avant cet hiver.
- Ce que je trouve curieux, enchaîna Abigaelle, c’est que ça augmente de manière régulière. À Pâques je suis allée à Québec, y suis restée quatre jours et je t’avoue Henriette qu’à mon retour, ouvrant la porte d’entrée j’ai eu comme l’impression qu’un corps en décomposition avait profité de mon absence pour étendre son odeur dans toute la cuisine. De mon bureau, en haut, c’est presque, je dis bien presque, correct.
- Mon Dieu ! Abigaelle tu me donnes la chair de poule.
- C’est une impression pas un fait que je constate avec mon nez. Parfois je souhaiterais vivre avec une sinusite.
- Tiens, j’entends le vieux camion de Gérard qui arrive.
 

Abigaelle hésitait, allait-elle raconter à Henriette ses deux rendez-vous chez le médecin, le premier quelques jours avant Noël ? Celui-ci, en réponse à ses inquiétudes quant aux odeurs qui se manifestaient dans sa maison depuis son arrivée et le fait qu’elles se soient dissipées une fois les neiges venues, avança l’hypothèse de la parosmie, un trouble olfactif caractérisé par une distorsion sensorielle. Les odeurs et parfois les goûts sont perçus de manière erronée, généralement désagréable. Cela peut survenir soudainement. Des senteurs familières comme celles du café ou du chocolat évoqueront des odeurs de brûlé ou d’essence. L’eau peut rappeler l’oeuf pourri. Même un pain fraîchement cuit peut être ressenti comme écrasant et nauséabond. Il lui suggéra de prendre un second rendez-vous au printemps, afin de vérifier l'évolution des symptômes. Un examen médical complet pourrait être de mise à la même occasion.
  
                            
 
Il avait eu lieu un soir de cette semaine. Le médecin reçoit ses patients seulement en soirée puisque les journées sont consacrées à sa clinique située dans un village voisin. Abigaelle avait demandé à la secrétaire médicale de lui céduler le dernier rendez-vous, ne souhaitant pas être vue et reconnue par d’autres patients qui, possiblement, la connaissent. De plus en plus familiarisée aux habitudes villageoises qui s’appuient souvent sur les racontars, les rumeurs, elle voulait absolument éviter que cette rencontre devienne un sujet public.
 
- Alors, ces odeurs ? Le médecin feuilletait son dossier s’arrêtant sur les antécédents de sa nouvelle patiente.
- Comme je vous le disais lors de notre première rencontre, cet hiver elles ont disparues à 80%.
- Donc, elles sont toujours présentes.
- Maintenant, elles atteignent les 100%.
- Je vois à votre dossier que vous enseignez à l’école primaire des Saints-Innocents. Sur votre lieu de travail, elles vous assaillent ?
- Absolument pas.
- Vous m’avez dit que le propriétaire verrait à examiner plus en détails cette affaire.
- Lorsqu’il sera de retour de son hiver en Floride. Lorsque j’ai pu lui parler au téléphone, il ne semblait pas comprendre la situation et n’a pas répondu clairement à ma proposition de faire venir un spécialiste.
- Puisque la problématique est situationnelle, je vous invite à attendre les résultats des investigations faites sur la maison, avant de considérer autre chose. Évidemment, il y a une fosse sceptique ?
- Oui, il s’agit d’une maison ancestrale.
-D'accord. Si vous voulez prendre place sur la table d’examen, je vais procéder à une consultation gynécologique.
 
Abigaelle revint chez elle ce soir-là quelque peu bousculée par les paroles du médecin. Rapidement et sans en expliquer la source, il s’aperçut que sa patiente avait subi un avortement. Il voulut en savoir davantage puisque le nom de famille Thompson  lui rappelait quelqu'un. Il osa lui demander s’il y avait un lien de parenté entre le célèbre gynécologue australien Thompson, un associé très proche du docteur Morgentaler et si ce médecin avait pratiqué l’arrêt de grossesse. Ce à quoi elle répondit qu’il s’agissait bien de son père, mais qu’il n’était pas au courant de cette situation, Morgentaler non plus.
 
Le médecin lui rappela que la loi interdisait cette pratique, alors que depuis 1975, en France, Simone Veil avait fait adopter la loi sur l’IVG. Abigaelle vit dans les yeux de l’omnipraticien que nous étions bougrement en retard dans ce domaine.
 
Il précisa que son examen, bien que sommaire, lui laissait croire que l’avortement avait été pratiqué dans des conditions minimalistes et qu’un risque d’infertilité pourrait en résulter. Si elle souhaitait consulter un gynécologue pour en avoir le cœur net, il pourrait la recommander à un confrère, à moins qu’elle veuille en parler avec son père. Sa réponse fut immédiate. Non aux deux propositions.
 

 
Gérard remonte de la cave, essoufflé et surtout complètement dépassé par ce cas devenu une intrigue.

- Ça dépasse mes connaissances. J’ai pensé au début, vous vous en souvenez Abigaelle je vous le disais le jour qu’on est venu déposer le sofa, c’est de l’eau qui s’infiltre quelque part sans pouvoir s'évacuer, alors ça pourrit le bois, mais la charpente ne semble pas attaquée et je ne vois aucune trace de flaques d’eau ou de moisissure sur les murs qui se formeraient en entrant je ne sais pas trop où. Un mystère. Aux neiges… en tout cas, j’ai beau m’arracher les cheveux, ceux qui me restent, il me semble que la petite odeur de l’été avait un peu diminué. Mais tu constates que depuis les journées printanières, eh bien elles reviennent. Champigny, il dit quoi ? Sais-tu quand il revient ?
- Il n’a pas été précis sur ces deux questions, mais assurément au printemps. Les semences devraient le ramener au village.
- Les semences dis-tu, ça fait des années qu’il loue ses terres à une grosse compagnie de la grande ville.
- D’ailleurs, ajouta Henriette, ça fait pas mal jaser au village. Lui et les Saint-Gelais... des beaux spécimens. Un regard complice entre elle et Gérard intrigua la locataire de la maison ancestrale.

 
Abigaelle salue le couple avec lequel elle partage souvent ses temps libres, répondant qu’elle accepte l’invitation à souper pour le vendredi suivant, 16 avril, sans savoir que Nathanaël viendra au monde ce jour-là.  





jeudi 23 octobre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 16

 

L’anniversaire de naissance de Benjamin et la date prévue pour l’arrivée de Nathanaël sont distantes d’un mois : 16 mars, 16 avril. On s’en approche sensiblement.
 
Celui de Chelle et l’arrivée de Gabrielle, un mois également : 10 mars, 10 avril. Dans ce cas, c’est maintenant chose faite.
 
Comme pour le premier accouchement, Don et Aanzhanie quittèrent l’hôpital dès le lendemain, revenaient à la maison après un court arrêt chez les parents de Benjamin afin de leur présenter le nouveau-née, récupérant Chelle par la même occasion. Ce moment fut rempli d’émotion, même Walden participa à l’explosion des sentiments qui animaient tout le monde.
 
- Elle s’appelle Gabrielle, dit Don qui la gardait précieusement dans ses bras, après que sa femme se soit assise.  
- Trop beau comme nom, enchaîna Jésabelle dont les yeux roulaient de la maman à Chelle, scrutant la réaction de chacune.     Tu as choisi un nom dont la finale en «elle» rejoint sa sœur.
 
La naissance d’un enfant survenant après qu’un autre soit déjà arrivé bouscule les événements de la vie quotidienne, amenant principalement celui ou celle à qui on attribue maintenant le titre d’aîné, l’amener à revoir sa place dans la famille, à mesurer le temps qu’on lui accorde par rapport au nouveau-né, à se poser mille et une questions ; chez certains on note certaines régressions un peu comme une croyance qu’en revenant à un stade antérieur on allait davantage s’occuper de lui ou tout simplement rappeler qu’il est toujours là.
 
Jésabelle avait prévu, et cela dès le jour où elle fut certaine que son corps se mettait à l’oeuvre pour faire un nouvel enfant, d’y impliquer Benjamin le plus possible et, comme le lui avait signalé Angelle - la sage-femme - préparer Daniel au rôle qui viendra plus tard, une fois l’enfant mis au monde.
 
Elle ne s’inquiétait donc pas des répercussions sur son premier fils, mais l’était davantage pour Chelle sachant que Aanzhanie vivait une grossesse difficile voire pénible. Les deux femmes en gésine vécurent leur temps de gestation de manière fort différente : dans le calme pour Jésabelle, dans le trouble pour Aanzhanie. Aucun doute dans l’esprit de la mère de Benjamin, les situations s’opposaient, raison pour laquelle elle suggéra de tracer un couloir jouxtant les deux maisons dans ce boisé adjacent. Ceci permettrait à la femme de Don d’apprendre à mieux se débrouiller dans la langue de son nouvel environnement, tout en s’éloignant quelques heures de Taïma qui ne cessait de la fustiger sans relâche avec des propos inadéquats.
 
Aanzhanie devint rapidement une élève remarquable ; évitant d'alimenter des conflits elle s’adressait à son mari et à sa fille dans la langue qui prévalait toujours à la maison, situation qui se modifia à la suite du départ définitif de Taïma, ce qui favorisa l’apprentissage de la langue française chez la mère et sa fille.
 
Les moments passés dans le boisé avec Jésabelle alimentèrent la hargne de sa belle-mère qui l’accusait de mal se préparer à l’accouchement. Il fallut l’intervention catégorique de Don, rappelant que la décision était immuable, la naissance se fera à l’hôpital des Blancs.
 
Dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, parfois difficile à y établir des liens avec celle qui nous est naturelle, le meilleur chemin à emprunter s’avère, un peu comme les parents le font avec leurs enfants, d'installer des expressions applicables au quotidien, éviter de se lancer dans l’inutile étude de la grammaire ou encore la mémorisation de mots sans rapport avec la réalité. La base demeure toujours la communication. Avec Aanzhanie, Jésabelle ne franchissait pas pour le moment le niveau supérieur du langage, celui qui atteint les sentiments, aborde les émotions. Cela viendra plus tard.
 
Pour le moment, au lendemain de la naissance de Gabrielle, alors que les deux élèves de la classe pré-scolaire, revenus de l’école, attendaient l’arrivée des parents de Chelle, tout sera centré, c’était la volonté de Jésabelle, sur les enfants, les trois enfants. De son œil observateur, elle ne cessait de dévisager son invitée de la veille, cherchant à y découvrir ce qui pouvait bien se passer dans son cerveau.
 
Un détail attira son attention. Les yeux du nouveau-née lui semblaient fixes et … bridés.
 
                                                        *****
 
Abigaelle accompagnée par Henriette, la secrétaire de école, salua le concierge qui lui rendit la pareille avec un sourire épanoui. Il faut dire qu’ayant croisé le président de la commission scolaire au bureau de poste, celui-ci le félicita pour la propreté de l’école primaire, une situation dont il était particulièrement fier.
 
Monsieur le concierge, depuis des lunes, tout le monde le surnommait ainsi au point que son patronyme s’était comme évaporé, précisa les raisons de ce surplus de netteté des locaux sans que cela n’eut augmenté sa charge de travail, précisant que l’idée provenait de la nouvelle enseignante.
 
- Un véritable don du ciel pour nous, commenta le président de la commission scolaire.
- Vous avez parfaitement raison, elle aime tellement son travail et cela rejaillit sur ses élèves. Je ne peux en dire autant pour notre directrice. Excusez-moi de médire, mais elle m’a apostrophé lorsque les enfants ont commencé à nettoyer leur bureau, leur classe, leur casier, me rappelant que ce n’était pas l’affaire des enfants de récurer l’école, mais ma tâche.
- Vous vous rappelez sans aucun doute les conflits entre l’ancienne directrice et Mademoiselle Saint-Gelais. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle souhaite gérer l’école comme une caporale de l’armée.
- Vous dites l’école, mais pour elle c’est son école.
- En effet. Je vois que vous avez retrouvé le sourire et le goût de travailler, alors continuez ainsi, vous avez mon appui complet.

 


Les deux femmes sortaient de l’école au moment où la camionnette bleue, celle de Benoît, le frère de la directrice, prenait place devant l’entrée. Le chauffeur rejoignait Mademoiselle Saint-Gelais pour la ramener chez elle. Le jeune homme aux yeux gris métallique les toisa sans les saluer.
 
- Quel être arrogant, avança Henriette.
- Tu le connais depuis longtemps ?
- Depuis toujours…Tout le village a eu maille à partir avec lui à un moment ou un autre. Moi, comme secrétaire de l’école, je ne peux te dire combien de fois ses institutrices l’ont envoyé à mon bureau parce qu’il était insupportable en classe. La seule chose que je pouvais faire, c’était d’aviser sa sœur. Mademoiselle Germaine enseignait la septième année à ce moment-là. Il tremblait de peur devant elle. Si douce, si gentille, si belle, lorsqu’elle entrait dans mon bureau, le gamin se calmait immédiatement, baissait la tête sans ajouter un mot. Je ne te dis pas les mots de… sacristie qui s’imprimaient sur ses lèvres qu’il mordait rageusement.
- Lui a-t-on offert des services pour l’accompagner ?
- Pas du tout. Il aura fallu l’affaire Delage pour que la justice s’en mêle et le condamne à quelques mois en centre. Ça s’appelait à l’époque «maison de réforme», un peu comme une prison pour les jeunes délinquants. Une chose quand même étrange s’est alors produite. Monsieur le curé de la paroisse s’occupait de Benoît depuis toujours l'ayant adopté comme enfant de chœur pour toutes les messes qu’il célébrait. On dit que le prêtre aurait fait des représentations pour que le frère de Mademoiselle Germaine soit libéré, un peu comme s’il acceptait de le prendre en charge. Mais je n’en sais pas plus.
- Le gouvernement du Québec étudie présentement la possibilité d’adopter une loi qui protégerait les jeunes de moins de 18 ans. Dans mes cours à l’université Laval à Québec, certains enseignants croient que cela pourrait même être déposée l’an prochain, en 1977. D’ici là, on engage de plus en plus de spécialistes, recrutés afin de mieux comprendre les troubles du comportement et faire des recommandations au ministre. Bientôt ça sera la même chose pour le pré-scolaire. Du moins je le souhaite.
- Et tu travailles si fort pour que les choses changent.
 
Elles se turent lorsque le duo émergea de l’école, le jeune homme soutenant sa soeur qui montait péniblement dans la camionnette bleue, adaptée pour favoriser le transport d’une personne handicapée.
 
Benoît fixa Abigaelle de ses yeux perçants, vers Henriette, il renifla des mots inintelligibles.

dimanche 19 octobre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 15

Docteur Frédérick LEBOYER

                                              

Les infirmières dirigèrent la parturiente vers la salle d’accouchement. Aanzhanie reconnaissait le plafond du corridor qui y mène, les murs fraîchement repeints et le clic-clic de la civière que poussait Don, les yeux rivés à ceux de son épouse. Elle devenait de plus en plus calme, un sourire enjolivait sa figure ovale sur laquelle perlait quelques gouttes de sueur.
 
- Madame, nous ne trouvons pas votre dossier, pourriez-vous nous indiquer votre nom, votre prénom ? Comment souhaitez-vous que nous nous adressions à vous ?
- Aanzhanie, répondit Don. Ma femme ne parle pas encore votre langue.
- Quel joli nom ! Nous nous adresserons à vous monsieur pour la traduction, cela facilitera la tâche.
- Sans souci, merci pour votre gentillesse.
- Comme elle n’a pas de médecin traitant, celui qui est de garde en gynécologie s’occupera d’elle. Vous verrez qu’il est efficace. Il sort à peine de l’université. Il vous expliquera en détail les étapes. Vous pouvez lui faire confiance.
- Il s’agit de notre deuxième accouchement à cet hôpital. Notre première fille, Chelle, est née ici il y a cinq ans. Un détail important, dans notre tradition ojie-crie la maman choisit son nom à la suite d'une deuxième naissance. Alors le dossier...
- Je comprends. Votre nom, celui de votre fille et l’année tout ça suffira pour le retracer.
 
Ils entrèrent dans la salle enveloppée d’une reposante tiédeur. Les lumières tamisées propageaient une ambiance de quiétude. Deux infirmières les reçurent s’adressant à mi-voix. Puis l’accoucheur entra, se dirigea immédiatement vers Aanzhanie, lui serra la main avant de s’adresser doucement à Don.               

- Nous pratiquons la naissance sans violence qu’a développée le docteur Leboyer. C’est tout nouveau et combien respectueux des parents ainsi que de l’enfant à naître. Cet accouchement sera mon deuxième, mais soyez sans crainte, tout se fera merveilleusement bien. Je vous demande d’être tout près de votre épouse, lui soutenir la tête ce qui l’aidera à suivre mes indications. Une fois le bébé arrivé de ce côté-ci du monde, je le déposerai délicatement sur le ventre de sa maman, sans le déplier, sans claque sur les fesses, puis dans une quinzaine de minutes, vous couperez son cordon. On le baignera dans le bassin derrière vous ; la température de l’eau est exactement la même que celle qu’il a connue dans le nid construit par sa maman depuis sa conception. C’est vous qui le masserai, lui souhaiterai la bienvenue parmi nous. Si jamais une complication se présentait, mais les infirmières m’ont assuré que tout se passe normalement pour l’instant, alors on vous demandera de nous laisser agir selon les règles de l’art. Tout va pour vous ? Je vous laisse le temps d’expliquer à votre épouse la suite des choses, puis nous nous mettrons en situation d’accueil. 



Depuis le moment charnière de sa vie, celui qu'a choisi son père Gordon, à savoir de tout faire, dès maintenant, pour établir des ponts entre sa famille et les villageois des Saints-Innocents, cette volonté paternelle l’amena à apprendre la langue, s’inscrire à l’école des adultes, se spécialiser afin de devenir garde-forestier. Don accumulait des expériences qu’il n’aurait pu imaginer possibles. Gordon avait toutefois insisté sur le fait de ne jamais renier ses origines, sa langue et sa culture, que toujours lui et ses descendants seront des ojis-cris, mais la réalité de leur situation devra diriger ses actions. De minoritaire dans le village que son paternel avait choisi, il devint minoritaire dans sa famille. Il le ressentit rapidement par l’attitude de Taïma, sa mère, qui, sans le répudier totalement, avait décidé de semer son intégrisme ojibwé dans l'âme du deuxième fils, Gord.
 
Le premier accouchement, celui qui allait donner naissance à Chelle, fut un drame que sa mère avait orchestré en réponse au fait qu’il aurait lieu à l’hôpital des Blancs, une haute trahison à ses yeux. Elle refusa systématiquement de venir en aide à sa bru et ne jeta un œil sur sa petite-fille que plusieurs mois plus tard.
 
Jamais Don n’informa qui que ce soit de la réception qu’ils reçurent, eux les primipares autochtones et étrangers, à cet hôpital qui aurait souhaité ne jamais avoir à leur ouvrir ses portes. L’attitude qu’il manifesta, teintée d’une dignité sans soumission, la facilité avec laquelle sa femme accoucha sans jamais se plaindre, n’exigeant aucun surplus d’attention de la part du personnel soignant, et le fait que dès le lendemain de la naissance de Chelle, ils quittèrent les lieux remerciant tout le monde pour leurs bons services, cette contenance provoqua une vague de sympathie à leur égard ainsi qu'une sérieuse réflexion chez les administrateurs de l’institution.
 
Les derniers mots qu’Aanzhanie prononça avant que ne débute ce qui serait une cérémonie furent :    « Gabrielle, je veux que nous l’appelions Gabrielle. »
 
                                                        *****
 
Ce jour d’avril déclinait. Les soirées demeuraient toutefois légèrement fraîches permettant quand même à la famille de Benjamin et leur invitée de s’installer dans le solarium qui avait été, au cours des cinq dernières années, le gîte sacré de l’amoureux de la lune, sa perle fabuleuse.
 
- Jésa, quand mon petit frère arrivera, l’installeras-tu ici comme tu l’as fait pour moi ?
- Benjamin, quand tu es né, c’était la pleine lune. Celle d’avril, la lune rose. Tout de suite nous nous doutions que cet astre allait être présent dans ta vie. Il n’y a qu’une lune même si elle change souvent de nom, même si elle ne se fait pas voir en entier tout le temps, qu’elle joue à cache-cache avec les nuages pour nous envoyer des clins d'oeil, c’est exactement la même chose pour les enfants. Ton frère, tout comme toi, Chelle et sa petite sœur, vous êtes uniques. Une seule copie dans tout le monde entier. Il se peut que Nathanaël…
                                                       
- C’est le nom de mon frère ?
- Oui, ça sera son nom. Il se peut que le solarium ne réponde pas à ses besoins tout comme il y a de fortes chances que plus vieux on taille une partie de son prénom et qu’il ne lui reste que Nathan.                   
- J’aime les deux.
- Nous t’expliquerons un jour ce choix que l’on a fait. Nommer son enfant est un privilège qui appartient aux parents, mais ça ne doit pas seulement être lié à la mode, mais plutôt à ce qu’il représente pour eux maintenant et plus tard pour lui.
- Et moi, pourquoi Benjamin ? 









- Lorsque je me suis aperçu que j’étais enceinte, ton père était certain que ça serait un bébé garçon. Nous nous sommes alors mis à la recherche d’un prénom qui nous parlait. Sachant qu’on allait le répéter souvent et que bébé allait vivre toute sa vie en sa compagnie, nous avons pris cet exercice très au sérieux. Le premier qui nous est venu à l’esprit, tu te doutes pourquoi, fut Henry-David. Nous l'avons oublié parce qu’il était important que tu détiennes le nom de famille Proulx-Cloutier. Alors, pour ne pas t'obliger à traîner quatre appellations, Benjamin est apparu. Nous le trouvions calme et réfléchi, pas du tout à la mode, nous avons pris le temps d’observer avant d’agir, laissant Benjamin s’imposer. Un prénom passionné, exactement à l'image de son papa et de sa maman dans tout ce qu'ils entreprennent. Voilà.
 
Chelle écoutait la discussion avec beaucoup d'intérêt. Par la lueur de ses yeux, il apparut clairement à l’esprit de Jésabelle que ce type de conversation n’était pas courant dans sa famille.
 
- Je ne sais pas pourquoi je m’appelle Chelle et ne connais pas le nom de ma sœur.      
                                                                               
- Ta maman s’améliore  dans l’apprentissage de la langue française. Beaucoup même. Elle m’a dit vouloir de plus en plus s’adresser à toi et à ta sœur dans la langue qui fait maintenant partie de votre environnement. Bientôt tu auras toutes les réponses à ces questions.


     








jeudi 16 octobre 2025

Si Nathan avait su... (Partie 2) - 14

 




Don se sent davantage en confiance à l’arrivée de ce deuxième accouchement dans l’hôpital des Blancs. Il y a cinq ans, la situation était différente. La maison au bout du rang sans entretien en toute saison comptait plus de résidents. Depuis, son père est décédé, sa mère Taïma, retournée en Ontario sur la réserve ojie-crie qui recevait, trois ans auparavant, son frère aîné Gord et son épouse Mae. 

Aujourd’hui, il revenait de chez ses amis Daniel et Jésabelle après leur avoir demandé d'accueillir Chelle à son retour de l’école car il partait pour l’hôpital, Aanzheni étant prête à accoucher.

L’assurance-maladie du Québec avait conclu une entente avec les autorités canadiennes responsables de la loi sur les Indiens, ce qui permit à la famille de Don de bénéficier des services de santé pour toute sa famille, entente à laquelle Taïma refusa d’adhérer interdisant qu’on y ajoute le nom de son mari.

En route vers la grande ville, au milieu de l’après-midi, il s’arrêta à l’école afin d’aviser Abigaelle du changement dans l’horaire du transport, ce qui lui valut un regard torve de la part de la directrice trop lente pour intercepter le papa de Chelle qui repartit rejoindre son épouse confortablement installée dans la camionnette, sans jamais manifester sa présence auprès de Madame Saint-Gelais.

Avril est beau, la route resplendissante de soleil, la future maman, tenant son ventre à deux mains, prend de longues inspirations à la manière des mères ojies-cries de sa réserve. Moins d’une heure plus tard elle sera reçue à l’étage d’obstétrique.

                                                *****

Tous les bus ayant quitté la cour d’école, Abigaelle, après avoir avisé le chauffeur transportant Chelle et Benjamin, rangeait ses effets personnels jetant à l’occasion un coup d’oeil vers sa maison de l’autre côté de la rue Principale. Sans que cela ne l’inquièta outre mesure, elle ne pouvait s’enlever de l’esprit que certaines choses l’indisposaient, faisant référence à des odeurs parfois nauséabondes provenant de la cave, odeurs que Monsieur Gérard n’arrivait pas encore à en déceler l’origine, incapable d’émettre quelque qu’hypothèse que ce soit pour en établir la ou les causes. Le propriétaire, Monsieur Champigny, semblait éviter de répondre aux doléances de sa locataire, remettant continuellement à plus tard le moment pour s'en occuper.

Sa rencontre avec la directrice la ramena à la réalité. Elle frappa à la porte du bureau devant l’entrée principale de l’école.

- Entrez Abigaelle, marmonna une Madame Saint-Gelais surprise dans son action la retenant penchée devant un tiroir de son bureau.
- Je vous prends quelques minutes seulement.
- Je vous écoute, dit-elle sans lui proposer un siège.
- La problématique ne se présente pas pour le moment, mais on la soulèvera bientôt quand viendra le temps d'organiser la composition des groupes d’élèves pour la prochaine année scolaire.
- Soyez plus précise mademoiselle.
- Le pré-scolaire devient de plus en plus une préoccupation majeure au ministère de l’Éducation. Le ministre Cloutier lui-même surveille personnellement l'évolution de ce dossier. Notre école pourrait représenter une situation unique dans la province. Les huit enfants avec lesquels nous travaillons actuellement passeront en première année à la prochaine rentrée scolaire. Sans savoir à combien s’établira la clientèle pour l’an prochain, je me questionne sur les services à mettre en place afin de répondre au nombre peu élevé d’élèves.
- Vous avez raison, nous discutons actuellement avec les responsables de l’organisation scolaire. Ce que je détiens comme information indique que les prévisions tournent autour de dix élèves pour la classe de maternelle.
- Cette classe du préscolaire, je parle de la présente, pourrait donc fournir un nombre d'élèves en-dessous de ce qui est exigé pour ouvrir un groupe de première année. N’est-ce pas ?
- Vous comprenez que huit élèves, eh bien ce n’est pas suffisant. À moins qu'il s'en ajoute d'ici l'été, ce qui me surprendrait au plus haut point, il faudra alors envisager autre chose.
- Comme un déménagement d’école ?
- C’est une hypothèse.
- Une éventualité?
- Je ne saurais préciser cela pour le moment.
- Alors, dans vos réflexions, je souhaite proposer une avenue. Les huit élèves de cette année auxquels on ajouterait la probable dizaine de l’an prochain cela pourrait constituer une classe multi-âge. Nous aurions ainsi 18 élèves dans un groupe préscolaire et première année. J’accepterais de les prendre en charge. 

Madame Saint-Gelais recula son fauteuil roulant de quelques centimètres scrutant le regard de l’éducatrice qui la dévisageait sans baisser les yeux.

- C’est peu conventionnel comme solution, dit-elle.
- En effet, mais pédagogiquement acceptable. 

Les rencontres entre ces deux femmes tournaient rapidement à l’affrontement. Leurs arguments ne reposant jamais sur les mêmes principes, voire les mêmes valeurs. Dans ces courts instants de silence passager devenant d’une lourdeur étouffante, chacune cherchait un nouveau souffle, un nouvel angle d’attaque. Rien ne peut concilier leurs points de vue. La directrice, pour une xième fois, comme si elle n'avait pas autre chose à dire, lui répète les bases sur lesquelles son principe de réalité s’appuie, ce à quoi Abigaelle, dans une riposte cinglante, lui lance que cela n’est qu’entrave à l’initiative et à l’action. Ceci mettait souvent fin à l’entretien.

- Avant que vous ne sortiez de mon bureau, j’apprécierais que vous signifiez au père de Chelle que mon école n’est pas un endroit où on entre sans vergogne. J’ai trouvé son attitude un peu sauvage cet après-midi lorsqu’il s’est dirigé vers votre local sans s’arrêter à mon bureau.

- Bonne fin de journée madame.

                                                        *****

Le bus scolaire s’arrête devant l’abri chez Benjamin. Le chauffeur, Monsieur Clotaire, pipe au bec, annonce à Chelle qu’elle doit descendre ici. Les deux enfants se regardent, surpris et heureux.

- Tu restes à souper avec nous. Bravo!

La fillette n’a guère le temps de répondre que Jésabelle, ralentie par sa démarche de canard et suivie par Walden, s’approche pour les amener à la maison.

- Ta maman est partie à l’hôpital avec papa. Il y a de fortes chances que ta petite sœur se présente le bout de nez d’ici quelques heures.

Les larmes aux yeux, Chelle serre les mains offertes par Benjamin et sa mère. 

Elle entre fièrement chez sa deuxième famille.





mardi 14 octobre 2025

Un bijou...

 


Mon ami Daniel Cyr vient de publier sur son site Facebook un texte sur la grammaire. Je le classe dans la catégorie des bijoux et tiens absolument à vous le partager.

                                           La grammaire, cette reine capricieuse


La grammaire n’est pas toujours facile à suivre. C’est une reine exigeante qui se coiffe d’accents graves quand elle est de mauvaise humeur, se parfume de circonflexes pour paraître savante et s’habille de majuscules pour impressionner la cour. Elle règne d’une main ferme sur ses sujets — voyelles et consonnes, verbes et adjectifs, noms et pronoms, participes rêveurs, subjonctifs insoumis. Elle commande avec la rigueur d’un général et l’élégance d’un poète.

Je suis formé de consonnes et de voyelles. Petits soldats rangés en bataillons, nous formons des mots. Les mots, bout à bout, deviennent des phrases. Les phrases, unies comme une armée en marche, avancent dans le grand champ de la langue. Mais attention : dans ce champ, les batailles sont plus redoutables que celles de Waterloo. Bataille de l’accord du participe, duel sanglant entre « é » et « er », siège interminable du subjonctif. On croit sourire, mais la guerre est sérieuse.
 
                                           Le charivari des temps


Puis je découvre le temps. Le présent parade en place publique : « je suis, tu es, il est », tel un coq qui chante trop fort. Le futur, ce grandiose menteur, promet toujours : « je serai »… mais souvent ne tient pas parole. Et le passé, ah le passé ! Simple ? Composé ? Plus-que-parfait ? À force de se diviser, il finit par n’être plus qu’un puzzle.

Moi, pauvre verbe, j’essaie tant bien que mal d’être parfait. On me réclame l’imparfait, on m’exige le plus-que-parfait. Mais ce vœu pieux me laisse souvent dans le brouillard. Je compose un passé de toutes sortes de mots, je navigue à contre-courant dans un fleuve d’accords et me retrouve condamné à écrire au conditionnel passé plutôt qu’au présent.

Même la nuit, quand je voudrais me reposer, on m’assaille d’interrogations indirectes : comment dormir tranquille quand le doute grammatical cogne à la porte ?
 
                                        Quand les mots s’égarent
 

La grammaire englobe tout : la morphologie, cette science qui taille les mots comme un sculpteur taille la pierre ; la syntaxe, fragile charpente qui donne ordre et équilibre ; la phonologie, musique des sons qui résonne comme un orchestre.

Mais qu’un lecteur mal intentionné s’en mêle, et tout chavire. Il suffit d’une virgule déplacée pour faire chuter la pensée, d’un mot mal accordé pour transformer la paix en querelle. On voulait une déclaration d’amour, on obtient une déclaration de guerre.
La langue est une maison. Mais certains vandales déplacent les murs, ouvrent des fenêtres où il n’y a pas de lumière, changent les clefs des portes. Alors, ce qui devait éclairer devient poison. Les accords se changent en désaccords, la phrase devient arsenal et l’idée se fait boulet. Voilà la guerre des mots.

                                        La leçon

Ô lecteurs, souvenez-vous : la grammaire est une règle, oui, mais plus qu’une règle, elle est une morale. Elle enseigne l’ordre, l’harmonie, la vérité.

Qu’on rie des caprices de l’orthographe, qu’on s’amuse du passé simple qui jalouse le passé composé, qu’on ironise sur l’accent circonflexe qui se prend pour un général en chapeau pointu — soit ! Le rire est permis. Mais qu’on ne trahisse jamais le mot pour travestir l’idée.

Car une langue déformée devient une pensée enchaînée. Une syntaxe manipulée à des fins tordues n’est plus une architecture : c’est un piège.

La grammaire, malgré ses pièges et ses fantaisies, est un chemin. Suivie honnêtement, elle mène à la clarté.

Déformée sciemment, elle précipite dans le marécage du mensonge. Et alors, ce n’est plus la faute de la grammaire… mais bien celle de l’homme.
 

 

Moby Dick et la sirène

                                                   à la Moby Dick   au  loin sur l'océan, coulait le sang l’ivresse de l’inconscient l’é...