Un monstre en crée-t-il un analogue lorsqu’il, lorsqu’elle enfante ? Celui qui arpentait les voies moyenâgeuses, se perdait dans les méandres de toute renaissance pour se retrouver en pleine lumière, fait-il la démonstration qu’il s’adapte à tout environnement ou, à l'inverse, celle que l’environnement le construit ?
Ces questions - et plusieurs autres - accaparaient l’esprit de Gord, celui qui patauge depuis des semaines dans le marécage de l’histoire des pensionnats. Serait-il à établir des liens entre l’intégrisme de Taïma et les atrocités qui, progressivement, lui parviennent par l’entremise du grand chef de bande ainsi que par ses contacts avec d’autres autochtones à travers le Canada ?
Dans l’esprit de Don, toujours à la recherche de la bonne occasion pour inviter son frère qui depuis moins de vingt-quatre heures se bouleverse lui-même par toutes ces révélations, ainsi que celles qui suivront sans doute, déballant progressivement les affres de son enfance, de son adolescence l’ayant mené à quitter le village des Saints-Innocents, l'inviter à éclaircir la mort de l’ours et celle du coyote.
Il lui annonce son intention de passer quelques heures chez la famille de son épouse et propose de se revoir à midi, à l’heure du lunch. Que dirais-tu de manger à la cantine ? Un bon moment que je n’y ai pas mis les pieds. Gord acquiesça puis ils se laissent sur ces mots.
Don se dirigea vers sa camionnette pour y déposer l’aquarelle offerte par sa tante. Installé à l’intérieur du véhicule dans ce silence hivernal, il prit le temps qu'il fallait pour mettre de l’ordre dans ce qui venait de se produire en si peu de temps.
Ce frère, Gord, lui tellement passif, apathique même, qui jamais ne manifestait d’opinions, encore moins d’opposition, lui qui s’évadait lorsque la tension entre ses parents atteignait des niveaux démesurés et qu’à bout de souffle son père obligeait Taïma à s’isoler dans la chambre du rez-de-chaussée de la maison des Saints-Innocents, usant parfois de contention pour la maintenir dans un état acceptable devant ses fils, Gordon, un autre homme depuis son départ de l’Île Whiteship, accusé par son épouse des pires perfidies, lui lançant au visage des insultes à ce point outrageuses que l’unique achèvement se restreignait à partir marcher dans le boisé avec ses deux fils, l’un collaborant davantage que l’autre.
Ce frère, Gord, dans ces circonstances belliqueuses fermait la marche. Silencieux. Son père avait beau l’inviter à se rapprocher d’eux, à parler, rien n’y fit. Don, le fils pragmatique, n’ayant pas toutefois la perspicacité d’un argonaute, constatait la distance entre son père et l’aîné, entre sa mère et son frère, distances pouvant difficilement être mesurées en raison de l’embarrassante gêne qui cimente souvent les relations parents-enfants.
Dans la culture ojibwée, la mère a la charge exclusive de l’enfant naissant jusqu’à la puberté, moment propice pour l’entrée en scène du paternel. La question relative à l’éducation d’un garçon ou d’une fille n’est jamais apparue comme problématique, encore moins chez une famille composée de deux mâles. Elle s’est toutefois manifestée au départ de l’Ontario vers le Québec alors qu’il y eut éclatement des relations entre Gordon et Taïma, l’acharnement de celle-ci à n’avoir d’intérêt que pour l’aîné de ses garçons.
Une présence fusionnelle est-elle préférable à une absence fonctionnelle ? La volonté non avouée de Taïma se résumerait-elle dans le fait qu’entre déracinés un seul choix s’impose, celui de la réunification ? Savait-elle, déjà, que l’un de ses fils, le puîné, pouvait mieux que l’aîné refaire ses racines à l’extérieur de la terre natale ? Qu’investir dans la conscience de celui-ci ne pouvait être que pure perte de temps ? Qu’il se sentait davantage proche de son père que d’elle ? Que le plus vieux, un être qu’elle jugeait malléable, docile et influençable, celui-ci saurait l’écouter, devenir son alter ego ? Son double. Ou sa victime propitiatoire.
Dès lors, elle investit la majeure partie de son temps auprès de lui, d’abord en discréditant le père, présenté comme un être félon, déloyal et, pire encore, transfuge. Le seul véritable oji-cri de la famille, lui assénait-elle régulièrement, celui sur qui elle fondait tous ses espoirs de retourner sur l’île, rejoindre sa vraie famille, celle de la bande ojie-crie dont un jour il deviendrait le chef incontesté, lui qu’elle assourdissait de ce refrain continuellement rabâché «Un grand chef oji-cri ne parle pas, il agit.»
Taïma déchanta le jour où, accompagnant son frère sur l’Île Whiteship - annuellement l’épouse de Don y passe quelques semaines dans sa famille - il revint avec une promesse de fiançailles. La dulcinée, Mae, fille d’une des familles ojies-cries parmi lesquelles soufflait un vent de changement, d’intégration avec les Blancs, devint à ses yeux le portrait vivant de son combat depuis toujours. Elle n’assista pas au mariage, refusa de la saluer lorsqu’elle arriva au village des Saints-Innocents, lui adressait continuellement des propos aigres et déplacés surtout lorsqu’elle constata que la femme de son fils préféré était stérile. Les charges furent ténébreuses et giclaient par la même occasion sur l’épouse de Don.
Les deux frères entrèrent dans la cantine sous le regard sidérés des hommes qui déjà s’y trouvaient.
Le grand chef de bande, installé à une table, entouré d’une dizaine de citoyens, ne savait trop lequel des deux saluer.
- Gord, tu nous amènes de la visite rare.
- Mon frère est venu reconduire Taïma qui s’installera dans la maison paternelle à partir de maintenant.
- C’est un peu la sienne si je ne me trompe pas.
- Une maison familiale le reste toujours.
- Tu as raison. Venez vous joindre à nous. On mange ensemble. Tu verras Don comment la cuisine de mon épouse n’a pas changé, qu’elle est toujours du terroir. Allez, assoyez-vous.