samedi 31 mai 2025

Si Nathan avait su (33)

 

Félix LECLERC


- Jésa… Jésa…
- Oui Benjamin, que se passe-t-il ? Tu me sembles pas mal excité ? 

Ayant couru du bus scolaire jusqu’à la maison, non pas seulement pour se prémunir contre la pluie devenue plus sévère, mais afin de partager un événement qui l’a particulièrement emballé aujourd’hui, tellement qu’il en a oublié de récupérer son livre dans l’abri que le voici dans la cuisine où sa mère achève de cuire le repas du soir.

- Est-ce-que tu connais le chanteur Félix Leclerc ?L'exaltation animait le fiston à un point tel que le chocolat chaud posé sur la table ne retint pas son attention.

- Bien sûr que je le connais, il n’est pas seulement chanteur, Félix est un grand, très grand poète. Il écrit des romans et des pièces de théâtre aussi.
- C’est quoi le théâtre ?

Jésabelle ne cessera jamais d’admirer la curiosité de son fils, son goût pour les belles choses, un petit bonhomme avide d'en savoir toujours davantage, même si cela tourne presque exclusivement autour de la poésie. Une nouvelle forme d’expression venait de lui être proposée à l’école et Benjamin exigeait qu’on lui en dise plus encore.

- Comment l’as-tu connu ? D’abord je réponds à ta question. Le théâtre, c’est un art, comme la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, la danse sauf qu’il se pratique devant un public qui reçoit des histoires que les acteurs et les actrices leur présentent. Félix en a écrit plusieurs des pièces de théâtre.
-  On n’en a pas du théâtre ici dans le village.
- Non, tu as raison, mais dans la grande ville, il y a plusieurs salles où on présente de tels spectacles. Mais tu l’as connu comment Félix Leclerc ?
- À l’école, mademoiselle Abigaelle nous a fait écouter deux chansons de lui.
- Tu as aimé ?
- Tellement une belle voix. Quelle bonne idée de mettre de la musique sur les mots d’un poème !
- Pourquoi ton éducatrice a-t-elle pensé vous faire entendre ces chansons ? Lesquelles, t’en souviens-tu ?
- Oh! Oui, je suis incapable de les oublier, parce que nous aussi on vient d’avoir une histoire d’ours.
- Tu parles de l’ours blessé ?
- Patrick n’a pas été gentil avec Chelle dans la cour de récréation. Il a dit qu’elle et son père étaient des tueurs d’ours. Des tueurs pas bons parce qu’ils l’avaient seulement blessé et que ça a rendu l’ours plus méchant.
 
Jésabelle n’insiste pas sur l’événement, Daniel lui ayant rapporté que le village au complet accusait Don, le garde-forestier, d’être mêlé à cette affaire à cause de la fameuse flèche qui serait à l’origine de la blessure puis de la mort de l’animal, flèche toujours pas retrouvée.

Benjamin reprit la parole :
- Mademoiselle Abigaelle a dit «je vais vous faire écouter deux belles chansons avec des ours pour personnages. Comme c’est pas mal le sujet de conversation actuellement dans le village, je suis certaine que cela pourra vous intéresser et regarder tout cela d’une autre manière.»

Benjamin semblait tellement pris par ces deux chansons que sa mère insista pour qu’il lui raconte ce qu’il avait retenu non pas de l’affaire de l’ours blessé, mais des mélodies de Félix Leclerc.

- Une c’est l’histoire d’un petit ours qui ne voulait pas dormir l’hiver, il voulait voir Noël chez les humains. Il a gelé, un monsieur l’a trouvé, amené dans sa maison. Quand il a été complètement dégelé on l’a empaillé pour en faire un jouet à ses enfants, comme cadeau de Noël.
- L’histoire est vraiment triste.
- Oui, mais l’autre est plus triste encore. C’est la mort d’un ours pris au piège et d’un loup accompagné de son petit qui viennent le saluer dans la forêt. Ils reviennent en pleurant. J’ai appris que l’ours c’est comme le roi de la forêt.

Jésabelle constatait que Benjamin avait été marqué par cette expérience musicale qu’elle trouva tellement intéressante, non pas seulement pour dédramatiser l'histoire qui bousculait tout le monde, mais, d’une certaine manière, amener ses élèves dans une autre dimension leur permettant d’apprécier la circonstance sous un angle différent. De jour en jour, l’éducatrice plaisait à cette femme dont la grossesse arrivait au début de son cinquième mois.

Ses pensées quittèrent l’espace d’un instant l’échange avec son fils pour se porter vers la famille de Don qui devait vivre tout cela assez péniblement. Don, certainement, mais aussi sa femme qui tout comme elle arrivait dans les mêmes temps de gestation. Il lui paraissait important qu’avant les grands froids et les neiges d’hiver, elle puisse leur rendre visite. Elle se dit   » Je laisse passer la tempête actuelle, puis nous irons.

 - Maman, penses-tu qu’on pourrait avoir le disque des chansons de Félix Leclerc ?

Plongée dans ses pensées, Jésabelle fut ramenée à la réalité » Bien sûr Benjamin. Nous demanderons à Daniel de nous en procurer un lorsqu’il ira dans la grande ville. Bonne idée.

 

*****

 
Don faisait les cent pas. Ne cessait de faire les cent pas. Le balcon, puis la cuisine, deux circuits, l’un après l’autre. Chelle lui avait parlé de ce qu’elle avait vécu à l’école durant la récréation du matin. Son père avait écouté. Sa mère aussi. Pour ce qui est de l’ancêtre elle fut confinée dans sa chambre, celle du rez-de-chaussée, qui après avoir entendu les propos de la petite fille déclara » Ça ne changera jamais !   Don l’obligea à quitter la cuisine d’un ton qui n’invitait pas à la réplique.
 
La fameuse flèche manquante, essentielle pour clore le dossier de l'ours, tout le village la lui imputait ; on l'avait déjà condamné, sans aucune preuve, mais condamné tout de même. N’ayant pu identifier un quelconque chasseur à l’arc, les soupçons tombaient davantage sur son dos et paraissaient être cautionnés par Monsieur le maire en raison des propos de son fils à l'école qu'il avait sans doute entendus à la maison.
 
Un autre incident s’était produit qu'il tenait secret. Quelques jours avant la mort de Monsieur le curé, la découverte de l’ours, de la venue du vétérinaire puis des techniciens, revenant à la maison au bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte, son épouse l’attendait sur le balcon. Chelle n’était toujours pas revenue de l’école. Ojibwée, comme à son habitude, courut vers le camion de Don.
 
- Un problème, femme ?
- Va voir près du bouleau blanc, dit-elle, effrayée, tremblante, assise sur le balcon une veste sur ses épaules.

Lorsque Don, revenu du petit bois, de l'endroit qu’il appelait le «tombeau», sa figure marquait, au-delà du questionnement, de l’incompréhension, de l’inquiétude, quelque chose pouvant ressembler à de l’angoisse, un sentiment profond auquel jamais auparavant dans sa vie il avait été confronté. Muet, les yeux scrutant les nuages porteurs d’une première neige, il se roula une cigarette. Lentement. Son silence emplissait tout l’espace qui le ceinturait.
 
- Tu veux que je te serve une bière ? demanda sa femme dont le ventre gonflé l’empêchait de se lever aussi facilement qu’elle l’aurait souhaité.





jeudi 29 mai 2025

Si Nathan avait su (32)

 




Monsieur le maire en compagnie de Don, le garde-forestier, discutent avec le vétérinaire à l’endroit où le camion devrait arriver d’une minute à l’autre pour récupérer la carcasse étendue sur les bords de la rivière Croche, celle de l’ours blessé par une flèche. Il serait mort au bout de son sang, d’après le spécialiste des grands animaux et animaux sauvages. On pratiquera une autopsie dans les laboratoires de l’école de médecine vétérinaire, à Saint-Hyacinthe.
 
- Vous me disiez qu’on l’a vu pour la première fois il y a maintenant près d’une semaine, ça m’apparaît assez plausible que de jour en jour il se soit affaibli. Comme il se préparait pour hiberner je serais porté à croire que cet animal avait entrepris le processus d’hibernation en se nourrissant beaucoup, question que ses graisses lui permettent d’entrer dans cet état de torpeur qui dure quand même un bon moment, alors cette blessure a sans doute entravé sa démarche. Manifestement il aurait été dérangé avant ou après sa blessure. Vous me rappeliez, Don, que la région ne recèle pas beaucoup d’ours noirs. En avez-vous dénombrés quelques-uns?
- Personnellement, c’est le premier que je vois par ici, répondit le garde-forestier.
- Les chasseurs parlent davantage de coyotes, ajouta le maire soulagé de voir enfin le problème réglé. Avons-nous maintenant à remplir des documents, aviser quelque ministère ou quoi que ce soit d’autre ?
- Vous avez très bien agi, la fin de semaine a quand même beaucoup ralenti notre action, mais on peut dire que tout est bien qui finit bien… sauf évidemment pour votre curé.
- Malheureusement oui, mais ce que je ne comprends pas, continua le maire, c’est que l’ours se soit dirigé dans le cimetière, un endroit où il n’y a rien à manger.
- Le comportement des animaux sauvages est parfois imprévisible. Tiens voici l’ambulance… c’est ainsi qu’on appelle notre camion croque-mort si on peut dire.
 
Deux hommes en descendent, se dirigent vers le vétérinaire qui leur indique l’endroit où ils pourront récupérer le cadavre, précisant de ne pas oublier de prendre quelques photos.
 
L’opération dura à peine quelques minutes. Une fois l’animal installé dans le camion, l’un des techniciens lança une question vers les trois hommes qui quittaient lentement les lieux. » Vous avez parlé d’un ours noir blessé par une flèche, mais on n’a pas de flèche.
- Vous avez bien fait le tour des lieux, demanda le vétérinaire.
- On peut retourner vérifier.
 
Le mystère demeurait complet. On avait l’animal, mais pas la flèche ayant servi à l’abattre ; on avait un homme, Monsieur le curé, étendu dans le cimetière sans que l’on sache exactement quand la crise cardiaque, cause du décès selon les premiers répondants, l’avait frappé et qui précisément l’avait retrouvé. On se retrouvait en présence de circonstances graves sans que personne puisse orienter les recherches. Comme l’ours avait été retrouvé plus tard après la découverte du curé et tout de même assez loin du cimetière, peut-être avait-on présagé un scénario sans que nécessairement les deux événements soient concomitants.
 
Monsieur le maire considérait avoir rempli ses responsabilités conformément à sa charge, rassuré par le vétérinaire que tout avait fait selon les règles de l’art, il ferma le dossier qui, à sa grande surprise, sera rouvert dès la fin de la journée.  » Beau début du mois de décembre, se dit-il saluant tout le monde rassemblé autour du camion.
 
*****
 
Dès le lendemain les agents de la Police provinciale furent reçus à la salle municipale par l’ensemble du conseil apprenant qu’une mort suspecte nécessite toujours une investigation et doit être rapportée à un coroner. De cette réunion à la fois brève et formelle, dirigée par un enquêteur-général venu de Montréal, trois éléments manquaient afin d’éclaircir l’événement : qui avait vu Monsieur le curé avant ou après qu’on ne le trouve mort dans le cimetière ? ; qui avait vu l’ours blessé avant qu’il ne soit localisé près de la rivière ? ; si la flèche n’était pas dans la cuisse de l’ours, où était-elle ? Chacun des participants à la réunion remarquèrent que le mot «témoin» n’avait pas été utilisé par l’enquêteur-général, sans doute que l’on gardait ce terme pour un possible procès. Déjà les hypothèses les plus farfelues se mirent à circuler un peu partout, une habitude dans des endroits où de manière rarissime des faits spectaculaires viennent bouleverser la tranquillité des lieux.
 
Rapidement ces trois éléments furent ébruités dans la municipalité et les environs, invitant les gens ayant des informations aussi quelconques qu’elles puissent leur paraître à venir les partager auprès des policiers qui s’installèrent dans la salle municipale... pour un petit bout de temps, croyait-on. Ce qui ne fut pas le cas, car dès le lendemain le livreur du supermarché jura avoir vu Monsieur le curé se promenant dans le cimetière, même que ce dernier ayant reconnu le camion de livraison salua de la main son chauffeur. Selon ce dernier, tout semblait normal. Une marche de santé puisque la température le permettait. À son retour vers le supermarché, plus de Monsieur le curé. Il lui sembla apercevoir entre deux stèles quelque chose d'anormal. Il s'y est rendu, constata l'état de prêtre et rapidement en informa monsieur Delage, le propriétaire, qui appela les secours.

Peu de temps après, dans la même journée, un citadin assura les enquêteurs avoir vu l’ours blessé - il devait être autour de midi - près de la rivière sans pouvoir dire si la fameuse flèche était toujours collée à sa cuisse.    » J’ai eu tellement peur, j'ai pensé qu'à m’en aller, sans courir comme on nous l’avait dit à la réunion, et rentrer chez nous. Ne restait donc plus que cette fameuse flèche à éclaircir : les techniciens de l’école de médecine vétérinaire avaient été formels, un ours noir mort, la cuisse ensanglantée, coagulée, mais aucune trace de  flèche. Même résultat lorsqu’ils retournèrent à la demande du vétérinaire passer le périmètre au peigne fin. Les photographies prises à ce moment-là devaient être postées à l’enquêteur-général dans les plus brefs délais.
 
*****

La réunion commandée par Monsieur le maire, le samedi 30 novembre - jour d’anniversaire de Abigaelle - revenait régulièrement à son esprit lorsque l’appel de madame Saint-Gelais, deux jours après le pic des événements, lui parvint.
 
- Monsieur le maire, vous devez certainement vouloir tourner la page sur cette histoire d’ours blessé avec tout ce que cela vous a apporté comme surplus de travail ?
- Madame la directrice, je ne fais que mon boulot. C’est plutôt calme d’habitude, mais cette fois-ci… je dirais que c’est la pire chose que j’ai eu à m'occuper.
- Vous avez toute mon admiration. Je m’accroche beaucoup au principe d’utilité, je veux dire par ceci qu’il nous faut viser au bonheur, éviter le malheur. Parfois l’un prend le dessus sur l’autre, il faut alors gérer tout ça avec justice.
- Je vous comprends. Quelque chose de précis me vaut cet appel?
- L’affaire de l’ours blessé a fait des vagues dans ma cour d’école.
- J’en suis parfaitement conscient.
- Patrick, votre fils, aurait fustigé la jeune indienne dont le père est votre garde-forestier.
- Il n’a pas été violent j’espère ?
- Je me doutais qu’à la maison il a dû entendre parler de toute cette histoire et que sa compréhension des faits en aurait peut-être été chamboulée. Toutefois, ce qu’il a dit à la petite sauvageonne, à mon avis, reflète parfaitement bien ce qui circule dans la municipalité. C’est pour cette raison que l’ayant reçu dans mon bureau je ne lui ai pas donné de conséquence, même pas lui annoncer que j’allais vous appeler.
- Souhaitez-vous que j’intervienne auprès de lui ?
- Je ne crois pas que cela soit nécessaire, le fait d’avoir été retiré de la récréation m’apparaît suffisant.
- Merci madame Saint-Gelais pour ces renseignements et sachez que vous avez toute ma collaboration si  nécessaire.
 
Une fois l’appareil téléphonique déposé, les oreilles de la directrice furent attirées par une voix connue, mais qui n’a rien à voir avec son école.



                                        

dimanche 25 mai 2025

Si Nathan avait su (31)

 




La météo sévissant à l'automne 1975 s'avère particulièrement variable, inconstante. La saison de chasse, si on ne tient pas compte de l’histoire de l’ours blessé, aura été à toute fin pratique fructueuse. Chacun ayant trouvé son profit, principalement le boucher du supermarché Steinberg qui s’affaire depuis des lunes au dépeçage et, pour certains, à la congélation des viandes.
 
Pour revenir à cette histoire d’ours blessé, ce qui circula dans le village à la suite de la rencontre organisée par le maire et tenue à l’église paroissiale tournait autour de deux éventualités : le vétérinaire trouverait un moyen pour le neutraliser ; les policiers, s’ils se présentaient d’abord, tireraient à boulets rouges sur lui, au nom de la protection civile. Faut dire que nous vivons encore sous un parapluie de sécurité installé par le gouvernement afin que des événements semblables à ceux de la Crise d’octobre - 1970 - ne se reproduisent pas. Autour des hypothèses officielles, en sous-entendu, il fallait s’y attendre, rumeurs et ragots alimentaient les discussions dans les chaumières. Toutes visaient directement ou indirectement Don, le garde-forestier. Lui seul pouvait connaître, s’il existait réellement, le chasseur à l’arc responsable de cette mésaventure. Chacun avait rapidement annoncer qu’il chassait armé d’une carabine, qu’il ne connaissait personne utilisant cet instrument de «sauvage ou d’indien ».  
 
La discussion s’étendit jusque dans la cour de l’école primaire des Saints-Innocents. Patrick, le garçon frondeur, fils de Monsieur le maire, n’allait pas manquer de s’en prendre à Chelle, la qualifiant de tueuse d’ours tout comme son père.  » On ne devrait pas avoir des sauvages comme vous autres dans notre village. Vous êtes dangereux, même pas capables de tuer un ours, seulement le blesser pour le rendre tellement en colère qu’il peut attaquer n’importe qui. Allez-vous-en chez vous, c’est pas votre place ici.
 
La petite fille, très calme, fixait l’imposant garnement dans les yeux, cherchant à se rapprocher de Benjamin. Absent. Pourtant, jamais il ne la quittait d’un pouce.
  
- Qu’est-ce que je viens d’entendre, Patrick ?  Abigaelle, alertée par Benjamin, venait d’intervenir.   Tu te rends tout de suite au bureau de madame Saint-Gelais lui raconter ce qui vient de se dérouler. Ne t’avise pas de changer la vérité parce que je m’y rendrai aussi une fois la récréation terminée. Allez, ouste! Vous autres, les grands, je suis contente de voir que vous vous mélangez aux plus petits, tout doit continuer à se passer dans un climat de camaraderie, comme des amis.
 
L’éducatrice ne ratait jamais une occasion de passer son message de bonne entente, d’échanges courtois entre tous les élèves de l’école, grands comme petits. Elle partageait son temps de surveillance avec une autre enseignante qui, toutes agissaient ainsi, s’installait à la porte d’entrée de l’école à l’abri du vent ou du froid, alors que Abigaelle organisait des jeux qui se voulaient éducatifs, modifiant à l’occasion les mots qu’à l’habitude on utilisait, qu’ils soient en anglais ou menant à la chicane : elle ne disait plus «tu es mort» mais «tu es hors jeu», modifiant le terme «ennemis» pour «adversaires», proposant de muter les joueurs des équipes afin d’équilibrer les forces. Ça ne faisait pas toujours l’affaire des plus grands, habitués à des règles favorisant les plus forts, écrasant les perdants. On peut dire qu’en cette fin du mois de novembre plusieurs habitudes avaient déjà été corrigées.
 
La récréation de l’après-midi s’achevait lorsque tous entendirent le bruit des sirènes provenant du centre du village. Madame Saint-Gelais exigea du concierge qu’il aille aux nouvelles. Il revint quelques minutes plus tard alors que tout le monde était en classe.   » Monsieur le curé... criait-il, peinant à reprendre son souffle.
- Quoi, Monsieur le curé ? Qu’est-ce qui se passe ?
- L’ambulance vient de partir avec lui dedans, le concierge ne sachant trop comment achever ses explications tellement la directrice le bousculait à les exposer.
- A-t-il été attaqué par l’ours blessé?
- On l’a retrouvé dans le cimetière. Monsieur le maire est là. La police doit arriver dans pas long.
- Avez-vous plus de détails ? L’ours l’a attaqué alors que Monsieur le curé se promenait dans le cimetière, c’est bien ça?
- Je ne le sais pas, seulement qu’on a fait venir Don de toute urgence.
 
La situation trop peu claire à son goût madame Saint-Gelais, roide dans son fauteuil roulant, décrocha le téléphone. Au presbytère, au local municipal, pas de réponse. Elle rejoint finalement Angela au bureau de poste qui n’en savait guère plus. Ne lui restait qu’à rejoindre son frère Benoît qui se présenta à l’école après s’être rapidement informé sur les faits auprès des premiers répondants. Il stationna sa camionnette bleue devant la porte d’entrée, rejoignit sa sœur au regard impavide, seule dans son bureau.
 
- En sais-tu plus que ce que j’ai appris du concierge ?
 
Benoît Saint-Gelais, manifestement plus jeune que la directrice de l’école, raconta ce qu’il savait, tout cela dans des mots hachurés sortant d'une bouche dans laquelle ses dents jaunes, couleur nicotine, bloquaient difficilement les postillons qui lui tombaient sur le menton. Ce sont principalement les yeux de ce type qui attirent l’attention : gris métallique, ces yeux projettent sur ce qu’il regarde, en raison de leur fixité, des messages hostiles.
 
- Une crise cardiaque. Se promenait dans le cimetière. A vu l’ours blessé. Pris peur. Est tombé raide mort.
- Monsieur le curé était seul dans le cimetière, à part l’ours bien sûr ?
- Sais pas.
- As-tu parlé à quelqu’un ? Au maire ? Aux premiers secours ?
- J’ai juste écouté ce qui se disait.
- Et on disait quoi?
 
Benoît esquissa un rictus que sa sœur ne sut interpréter correctement. Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, une autre question le retint.
 
- Pourquoi a-t-on appelé Don ?
- Le maire et lui jasaient ensemble quand je suis parti.
- Imbécile ! Je t’ai envoyé aux nouvelles et lorsqu’il est possible d’en apprendre un peu plus, tu quittes les lieux. Vraiment... Tout un imbécile...
 
Le frère de la directrice, tournant les talons, s’apprêtait à se diriger vers la sortie de l’école lorsque Abigaelle arriva au bureau de madame Saint-Gelais. Celui-ci s’arrêta, la fixa des yeux, esquissa ce qui pouvait être perçu comme un début de sourire, puis sortit. La camionnette bleue démarra en trombe, un départ impromptu qui laissa tout de même assez de temps à l’éducatrice pour reconnaître celle qui à deux occasions avait failli la renverser. Volontairement ou involontairement ?
 
Sans frapper à la porte du bureau, Abigaelle demanda à la directrice si elle était intervenue auprès de Patrick à la suite de son comportement lors de la récréation de l’avant-midi. La réponse fut aussi sèche que l’âme de celle qui la prononça  » Je ne vois aucun mal à s’inquiéter d’une situation qui trouble toute la municipalité, surtout que cet enfant devait être au beau milieu du centre décisionnel. D’ailleurs, il ne fait que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
 
L’éducatrice ne voulut pas s’élancer dans un débat, mais cela confirmait son opinion au sujet de la femme en fauteuil roulant.




vendredi 23 mai 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (21)

 


l’enfant


quelques miettes de pain oubliées sur la table desservie
les yeux ouverts plus grands encore que ceux d’un oiseau
l’enfant à qui l’on a menti et n’en retenant que la promesse
regarde   imagine que ces trésors lui appartiennent

l’enfant allonge la main sur la nappe salie
recueille dans un cérémonial ludique
les ailes raidies d’un papillon
chrysalide encore

combien de tables ornées de candélabres éteints
d’un bout à l’autre des grands villages devenus villes
présentent un buffet  puis un banquet  puis une noce
à l’enfant jouant à qui-perd-gagne avec l’espoir

l’enfant se perd dans un vaste champ d’avoine
ne cesse de courir derrière le vent tiède
qui amène ce témoin volage
vers d’autres conscrits

et les grands   ceux qui sont plus grands que les petits
qui savent savoir sans que les autres ne sachent
dans leurs mains plus fortes que les pluies d’été
se moquent des ankylosés de certitudes acquises 

 

l’enfant abruptement coupé de sa fuite horizontale
cherche derrière son âme blessée
des mots qui rassurent
n’y trouve que néant

l’enfant ne se nourrit pas de miettes de pain
encore moins de fausses promesses puisées
au recto-verso de la vérité

l’enfant ne marche pas dans les pas des grands
ceux qui avant lui ont battu les champs d’avoine
à grands coups de silences convenus   de mensonges répétés
  
l’enfant à saute-mouton sur la vie fuit
noces       banquets  et buffets
maisons  villages      et villes

 

il retrouvera son âme blessée aux portes du néant

 

3 novembre 2011
423

 

 

 

 


 

cet homme qui ne connaît pas...

 

                                … la liberté
il vit dans un pays libre de toute liberté
où, contre la noirceur, on érige des maisons blanches
et au bout d’un champ, se creuse un trou démesuré

                                … ne connaît que le mensonge…

cet homme ne connaît pas les mains sans réserves
il vit dans une prison morose aux murs menottés
où chacun cherche dans les recoins biscornus de son espace
les empreintes encore fraîches laissées par le bourreau


                                … la parole sans drapeau
on le flagelle à bout de bras   de paroles   d'oripeaux
au centre de leurs coutures roses une femme aux seins nus
langoureusement l’invite à fertiliser le désert de ses solitudes

                                … ne connaît que le mensonge…

cet homme ne connaît pas les pieds déliés
crache de la salive rouillée sur ses entraves endolories
transporte de la salle des pas perdus à celle des supplices
toutes les saletés quotidiennes que ses espoirs alimentèrent

                                … la justice
en déséquilibre précaire entre deux plateaux de balance
dans son approximative mesure des empires à la dérive
elle rend licite l’illicite combat des océans contre les terres

                                … ne connaît que le mensonge…

cet homme ne connaît pas les yeux ouverts
on les lui a crevés à la naissance avec le tison de la foi
ses cicatrices oculaires sont de chétives fibroses
que les oiseaux recousent aux nuages obscurs

                                … l’amour
on l'a enseveli sous des tonnes de roc
des avalanches sordides emprisonnent sa passion
l’arthrose de la sécheresse grince entre ses dents


                                … ne connaît que le mensonge…


cet homme ne connaît pas les chemins de la peur
que de la sueur fétide ruissellant sur son âme
transportant des frissons dans une brouette de vent
pour les repiquer sur les aiguilles du temps

                                … la mort
une ombre invisiblement plus vaste que lui le suivait
le suit  le suivra jusqu’au bout de ses torpides noirceurs
seules éternités que la vie éclaire d’une profonde rancœur

                                … ne connaît que le mensonge…


cet homme ne connaît pas son corps
endolori à coups de fadaises   endormi à coups de somnifères
et la nuit   toujours   il marche   par lui-même affaibli
vers ce trou profond au bout d’un champ de névrose

                                … la haine
elle circule dans son sang à pas de coyotes
ceux qui rongent les roses sous les barbelés
elle copie dans de grands cahiers inutiles
que cet homme est un homme qui ne connaît
que le mensonge aux espoirs velléitaires

27 décembre 2011
427












mercredi 21 mai 2025

Si Nathan avait su (30)


                          


Un 30 novembre, à 30 ans, Abigaelle ne se doutait pas que cette journée d’anniversaire s’avérerait pour le moins mouvementée. Oui, elle avait bien reçu la veille un courrier de son père. De sa mère, rien. Silence complet chez la famille Thompson résidant toujours en Australie. Il faut dire que la nouvelle trentenaire est plutôt négligente à donner de ses nouvelles. Lorsqu’elle annonça à tous ceux qui devaient l’apprendre qu’elle s’inscrivait à l’université Laval de Québec afin d’y entreprendre son doctorat, une fois la surprise passée, très peu, en fait plus personne de son entourage n’a conservé de liens avec celle qui, sans être à la tête de l’association étudiante de l’université de Montréal, avait représenté la faculté de l’éducation au sein de son conseil d’administration au cours des deux dernières années. Dès son élection, elle s’était fait des ennemis en raison de positions qualifiées d’extrémistes, particulièrement lorsqu’elle proposa d’engager des fonds pour subvenir aux besoins d’un comité souhaitant faciliter la venue d’étudiants américains fuyant leur pays, prétextant refuser de s’engager dans l’armée qui allait par la suite les envoyer combattre au Vietnam.  Dans un discours qui surprit l’ensemble des étudiants réunis en assemblée générale pour adopter le budget annuel de l’association, Abigaelle fit une sortie en règle contre son président et l’exécutif qu’elle associait, ce sont ses termes exacts, « aux anglais de McGill » qui venaient tout juste de déclarer leur neutralité dans le conflit indochinois. Elle fut également accusée, et cela sérieusement, d’être la porte-parole étudiante du FLQ au début de l’année 1970, ce qui lui valut d’être fichée auprès de la GRC. Son père l’encourageait, sa mère la fustigeait. Cette divergence d’opinions provoqua le divorce de ses parents. Séparation fracassante en raison de l’implication de son père dans un dossier fort sensible ; étant lui-même gynécologue, il devint un farouche défenseur du Docteur Morgantaler alors que sa mère militait activement pour la criminalisation de l’avortement.
 
*****
 
L’éducatrice n’avait pas eu l’occasion de profiter de son permis de chasse, très occupée par les obligations liées à son doctorat. À plusieurs reprises elle dut se rendre à Québec afin de faire valider la démarche dans laquelle elle souhaitait orienter ses travaux. Sans que ce ne fût des reproches, madame Lapointe qui supervisait sa thèse l’invitait à moins critiquer ce qui était en place actuellement pour davantage explorer de nouvelles pistes et les approfondir. Après réflexion, Abigaelle s’aperçut que son conflit, de  plus en plus ouvert avec madame Saint-Gelais, teintait son travail à tout le moins le style lapidaire employé.

Le 30 novembre, donc, bouleversement complet dans la municipalité des Saints-Innocents, d’abord annoncé quelques jours auparavant par Monsieur le maire, l’homme qui s’était donné pour mandat de rafraîchir les infra-structures existantes, dans un message écrit puis remis à la maîtresse de poste afin qu’elle le distribue dans tous les casiers postaux et, aujourd’hui, fait rare et occasionnel, le tocsin rappelant à la population qu’elle était convoquée pour 10 heures de l’avant-midi dans la nef de l’église, le local municipal ne pouvant pas recevoir autant de gens.
 
Branle-bas de combat. 9 heures 30, les cloches retentissent, les gens arrivent par petits groupes. Facile de lire dans le visage de tout ce monde que la réunion revêt un caractère particulier. On ne parle que de cela depuis près d’une semaine. Tous ceux et toutes celles ayant une quelconque responsabilité dans la municipalité se firent un point d’honneur de passer le message : «Devant une situation urgente, tous doivent être informés.»
 
Madame Saint-Gelais obligea Henriette, la secrétaire, à remettre à tous les enfants un mémo adressé aux parents de l’école, mémo dont les termes étaient sans équivoque. Elle avait même appelé son collègue directeur de l’école secondaire afin qu’il puisse de son côté faire la même chose auprès des élèves résidant dans la municipalité des Saints-Innocents.
 
La stratégie a bien fonctionné, l’église déborde. Personne ne sachant trop s’il est permis de parler à l’intérieur de la nef observe un silence religieux. Au micro installé devant la balustrade Monsieur le curé ouvre l’assemblée en donnant la parole à Monsieur le maire qui s’approcha l’air solennel, un texte en main.

                              

 
- Chers concitoyens, vous êtes tous au courant qu’un ours blessé rôde autour de la municipalité depuis quelques jours. Je vous fais un résumé des détails que nous possédons à l’heure actuelle avant de vous informer sur ce qu’il ne faut pas faire si vous vous trouvez en sa présence ; ces conseils nous ont été fournis par un spécialiste des grands animaux et animaux sauvages de la Faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe qui devrait se présenter ici dans les 48 prochaines heures. Il s’agirait d’un mâle âgé entre deux ou trois ans. Ceux qui l’ont vu, je tiens à les remercier d’avoir immédiatement avisé le responsable des permis de chasse et pêche, nous disent que la blessure qui saigne beaucoup serait le résultat d’une ou plusieurs flèches tirées peut-être dans sa direction, peut-être par accident ou par mégarde, l’ayant atteint. Il boite, une flèche toujours plantée dans la cuisse. Le vétérinaire nous indique que malgré cette blessure, il serait tout de même en mesure de se déplacer rapidement si le besoin s'en faisait sentir. On aurait noté qu’il bave beaucoup en présence d’un humain. Nous vous conseillons donc de ne pas l’approcher et cela pour aucune raison, encore moins de lui donner de la nourriture. Peut-être qu'il est menaçant, alors il ne faut pas lui tourner pas le dos ni fuir en courant. Retenez votre chien si celui-ci vous accompagne. Vous avez des questions ?
 
Abigaelle, s’est installée à l’arrière de l’église, elle qui ne fréquente plus les endroits religieux depuis des années. Le court exposé du maire lui sembla clair et apte à rejoindre la population. Toutefois, elle avait remarqué un léger remous lorsque fut annoncé que cet ours noir d’une certaine taille en raison de son âge, avait peut-être été blessé par au moins une flèche l’ayant atteint à la cuisse, frisson accompagné de regards accusateurs vers Don, le garde-forestier. Une ou plusieurs flèches, un autochtone, le lien paraissait facile à établir. Celui-ci ne réagit pas. Chelle, sa fille qui entrant dans l’église avait salué son éducatrice d’un grand sourire, regardait son père avec l’allure d’une enfant qui ne saisit pas complètement ce qui se passe.
 
Autre chose avait aussi attiré son attention : l’absence de madame Saint-Gelais. Étonnant que la directrice ne soit pas à la rencontre car rien ne peut présager que cette menace, réelle, ne puisse pas éclater dans la cour de son école. Elle avait sans doute avisé le maire, mais ça n’enlevait rien à l’aspect bizarre de la situation. Peut-être devait-elle s’activer à la préparation de sa rencontre de parents prévue pour la semaine précédente, mais remise en raison de cette urgence !
 
Cette occasion permettait à l’éducatrice, pour une première fois, de voir réunis une bonne partie de la population de la municipalité, Don et sa fille sans les deux femmes qu’elle avait croisées, sommairement, au bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte. Elle remarqua aussi Benjamin qui ne cessait de jeter des coups d’oeil du côté de Chelle, assis entre ce qui devait être ses parents, famille de l’autre rang, parallèle à celui des autochtones. Le père, un bonhomme droit comme un chêne, soucieux de bien comprendre tous les éléments de l’affaire apparaissait indifférent aux gens qui emplissaient les lieux et n’avaient de regards que pour son épouse, enceinte à un point tel que ça se remarquait. Elle fit rapidement le lien entre le fiston, Herman Delage et ces deux personnes qui deviendraient, du moins elle le souhaitait, ses possibles fournisseurs de haschisch. Un sourire qu’elle ne put contenir disait « deux de mes élèves, un autochtone et un couple original, tous en marge du village, chacun dans un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte… nous devrions bien nous entendre.»
 
La rencontre terminée, chacun quittait l’église prenant bien soin de porter son regard sur la gauche, sur la droite pour éviter une surprise désagréable ; seul le vieux curé, l’air songeur, demeura assis à côté du micro.



dimanche 18 mai 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (20)


                                          

Combien


de voix perdues
contre un seul cri inlassablement étouffé
celui qui remonte le cours du temps
qui impétueusement se lance
dans l’espace des mots nomades


    de pas égarés
contre un seul sentier qui péniblement se tord
tous ces pas menant au pied des potences
suppliciées   crevassées   fermées
sous un bouleau centenaire à l’orée des forêts


        de mains tendues
contre un seul adieu détaché au bout de soi
dans le perpétuel recommencement des siècles
qui frileusement puiseront encore
à la chiromancie des plantes vertes

            de cœurs ouverts
contre la haine qui transfigure les hommes du Yémen
de Lybie    de Syrie    d’Algérie    de Tunisie
ils déambulent sur des chemins ensanglantés
en quête d’une impossible liberté

                de regards fermés
contre un seul espoir annonçant au-delà des saisons passagères
le début d’un renouveau au cœur des icebergs
qui se vengeront à coup d’ours polaires des traîtres
gauchement engoncés dans leurs principes surannés

             
                      de temps faudra-t-il
à ce siècle sourd pour qu’armés des pinceaux de l’urgence
il grafigne les socles   griffe les piédestaux  tague aux murs  
les couleurs de l’irrémédiable cri éraillé des mouettes
hurlant aux océans leur cruelle mélancolie 

 

19 septembre 2011 
Saut 417





orchestre matinal


le violoncelle - à l’aurore - joue un prélude de Bach
les oiseaux dansent
barbouillant les nuages d’icônes multicolores

un peu en retard une voix enrouée l’accompagne
la rosée chante
sur laquelle s’octavient huit gouttes de nuit

à l’est du soleil aux branches endormies
le vent s’entortille
les notes blanches du matin doucement s’harmonisent


le violoncelle
de l’aurore joue un prélude de Bach
les hommes marchent
redressant à peine leur tête engourdie

entre si et sol un cri désespérant
reste là immobile dans l’herbe humide
à demi enfoui sous les feuilles d’un capharnaüm

la sonate en fleur majeure improvise
un air de jazz délicatement orchestré
par les musiciens d’un orphéon disparu


le violoncelle de l’aurore joue un prélude de Bach
alors que le ciel bleu harnache le brouillard
qui enrobe le clocher de l’église

de fines pellicules de pluie pianotent finement
sur la brise matinale
puis s’évaporent tels de légers coups de cymbale

au coin de la rue longue comme un air d’opéra
une triste chanson triste
s’inscrit dans le libretto du jour

 

11 octobre 2011
Saut 420





larmes sur drapeau

les larmes coulaient
vagues perdues derrière un tsunami
torrentiel mouvement
les portant vers la rive
qu’elles n’ont pas eu le temps de rejoindre


le sang des larmes
s’arrachait tels des lambeaux desséchés
torrentiel ressac
aux mains tendues   déchirées
s’offrant lui-même


les larmes sur un drapeau poussiéreux
torrentielle course
en d’indélébiles lettres de feu
tracent le mot liberté
le désert les aura promptement coagulées

 

26 octobre 2011
Saut422

vendredi 16 mai 2025

Si Nathan avait su (29)

 

Sofa  ou  Canapé



La conversation entre le grand jeune homme et l’éducatrice, sans nécessairement s’être achevée en queue de poisson, n’avait tout de même pas permis d’éclaircir les éléments essentiels pouvant les relier. Herman Delage, ayant reconnu la jeune fille qu'il avait croisée à l’université, lui apparaissant subitement à la porte du supermarché de ses parents une fin de semaine d’octobre, la laissait partir, un arrière-goût dans la bouche. Convaincu que Abigaelle ne s’était pas  spontanément évaporée à l’automne 1970 alors que toute la province vivait sous la loi des mesures de guerre que le gouvernement fédéral canadien avait proclamée pour résoudre sans trop de dégâts la situation délicate dans laquelle le FLQ les plaçait. Un diplomate britannique enlevé par une certaine cellule alors qu’une autre, semble-t-il plus agressive, retenait en otage un ministre du gouvernement québécois.
 
Ils s'étaient laissés, lui déçu, elle perplexe, sans promesse de se revoir, sans échange de numéro de téléphone, sans avoir vidé complètement la question que Herman avait déposée entre eux. » Je reviens ici les fins de semaines, nous pourrions, si tu le veux bien, reprendre nos échanges.     Sur quoi Abigaelle, écrasant du pied son mégot de cigarette, laissa flotter la proposition sans qu’il puisse en déduire quoi que ce soit.
 
La bruine n'avait toujours pas cessé lorsque l’éducatrice demanda à Herman s’il pouvait lui fournir un peu de haschisch. Nullement surpris, il répondit qu’elle pouvait très bien s’approvisionner ici même dans le village des Saints-Innocents, mais plutôt dans un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte, non pas chez les autochtones mais auprès de la famille qu’encore on qualifiait de hippie, celle dont le père cultivait différents produits céréaliers. Ce furent leurs derniers mots.
 
Elle traversa la rue pour rejoindre la Westfalia stationnée devant le bureau de poste quand une camionnette bleue filant à toute allure, ne ralentissant pas devant une flaque d’eau formée depuis le matin, l’éclaboussa. Se repliant, le réflexe d'Abigaelle fut de se tourner vers le jeune homme qui entrait dans le supermarché affichant un sourire bizarre.

 
                                                        *****
 
 
Le plus clair de son temps, lorsque Abigaelle demeurait à la maison, elle le passait à l’étage, là où son bureau de travail était installé, pièce qui, en trois secondes, l’avait amenée à louer la maison que lui proposait monsieur Champigny sur recommandation du président de la commission scolaire. Cette pièce dont plafond, murs et plancher, tout en bois, lui était devenue comme un cocon. Elle s’y sentait à l’aise, confortable pour organiser sa classe de pré-scolaire et travailler à sa thèse de doctorat. L’endroit n’avait aucunement besoin de décoration, d’ailleurs c’est là le moindre de ses soucis. Pas même de rideaux aux grandes fenêtres se faisant face, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, qu’une enceinte pour platine vinyle, placée dans un coin, un cadeau de son père à la fin de sa maîtrise ; elle l'utilisait pour syntoniser le seul poste de radio ayant de l’intérêt pour  elle, Radio-Canada.

Son geste, un réflexe peut-être ranimé par certains éléments de la conversation tenue avec Herman Delage, fut de retrouver parmi son importante collection de vinyles le disque du groupe Crosby/Nash/Stills and Young, retrouver la chanson Ohio, pièce qui lui rappelait les terribles événements survenus à l’Université Kent en mai 1970 au cours desquels quatre étudiants furent assassinés par les soldats de la Garde nationale de l’État. Ils avaient osé manifester contre la présence américaine au Vietnam exigeant le retour au pays des soldats, seule avenue possible pour assurer une paix véritable en Indochine. Absorbée par la musique, le goût du tabac encore présent en bouche, elle laissa la nostalgie l'envelopper. Lui revenait à la mémoire tous ces étudiants américains qu'elle et son comité avaient accueillis dans leur fuite des USA pour ne pas être enrôlés dans l’armée. Leur objectif premier était de rendre leur séjour pacifique. Toutefois, aucun ne provenait de cet état du Midwest malgré que plusieurs eurent gagné à la loterie du Vietnam de 1969. Elle ne recevait d'eux, et encore maintenant, que des nouvelles des manifestations, des arrestations.  

*****
 
La secrétaire de l’école primaire des Saints-Innocents, Henriette, lui avait offert dès son arrivée en août dernier un immense sofa afin, lui dit-elle, de pouvoir un peu meubler cette maison qui est si grande. » On ne l’utilise plus depuis que notre grande fille a quitté le village pour s’installer en Ontario avec son fiancé. C’est certain que cela nous a un peu secoués d’apprendre qu’elle vivrait avec son fiancé sans que la date du mariage soit connue. Que voulez-vous Abigaelle, un signe des temps et nous les parents... eh bien il ne nous reste qu'à s’adapter, mais c’est difficile !
 
Accompagnée de son mari, un homme costaud et silencieux, Henriette avait accepté l’invitation à souper de l’éducatrice souhaitant ainsi les remercier du transport du meuble que Gérard, son époux, aurait très bien pu monter seul à l’étage, mais la longueur du sofa obligea les deux femmes à lui donner un coup de main.
 
Abigaelle recevait chez elle pour la première fois depuis son installation ; ne sachant trop quoi préparer qui puisse s’avérer correct, elle opta pour un classique de la cuisine australienne, le poulet parmigiana accompagné d’un dessert très québécois, une tarte au sucre qu’elle avait achetée au supermarché. Gérard, en bon agriculteur énergique, dévora sa portion sans manifester quoi que ce soit, engloutit le morceau de tarte puis disparut à l’extérieur pour allumer sa pipe. Les deux femmes demeurèrent à table jasant de tout et de rien jusqu’au moment où Henriette ouvrit la porte sur un sujet qui, à première vue, pouvait sembler délicat pour Abigaelle. 

- Vous ne semblez pas bien vous entendre avec madame Saint-Gelais ?     L’hôtesse prit la balle au bond se disant que si la secrétaire de l’école abordait la question c’était certainement parce qu’elle avait noté des choses et cela en très peu de temps. Les classes avaient repris deux semaines auparavant tout au plus. 
- Henriette, croyez-vous que ça serait impoli si nous laissions tomber les «vous» pour passer aux «tu» ?   
Un sourire décontracté emplit le visage de cette femme à qui il était difficile de donner un âge. 
- Pas du tout Abigaelle, surtout que tout le monde se tutoie à l’école sauf toi qui emploie le «vous». 
-Tu as noté que je l’utilise quand je m’adresse à toi et à la directrice, maintenant il lui sera strictement réservé.
 
Alors que la conversation devenait un peu plus personnelle, Gérard entra et lança » Est-ce que je peux voir comment la cave se remet des dégâts du printemps dernier ?     Je ne sais pas exactement comment on y parvient, répondit Abigaelle, surprise par la question.    Tu as fait ta chambre à coucher ici en bas ?     Oui, vous avez raison.     Eh bien la trappe pour descendre est à l’intérieur du grand garde-robe.    Sans problème, allez-y.
 
                                  

- Tu vois juste Henriette, la directrice et moi semblons ne pas avoir d’atomes crochus. Le caporalisme n’est pas tellement dans mes cordes.
- Elle a beaucoup changé à la suite de son accident.
- Difficile pour moi d’évaluer, je la connais depuis si peu de temps, mais nos rencontres sont plutôt... froides. De plus, elle ne manifeste pas beaucoup d’intérêt pour la pédagogie et l’enseignement spécifique aux classes du pré-scolaire.
- Je sais qu'elle et toi n’utilisez pas le même vocabulaire, et n'avez pas le même avis sur les activités à offrir aux enfants.
 
Abigaelle, ne sachant trop si elle devait ouvrir davantage ou garder une certaine réserve, résolut de se placer en mode écoute laissant la secrétaire aller plus loin dans son discours.
 
- Pour ce qui de ta classe, je n’ai rien à penser ou à dire, c’est toi la spécialiste, mais affronter madame Saint-Gelais peut devenir… disons, dangereux. Elle n'aime pas beaucoup les frictions, encore moins qu'on s'oppose à elle.
- Que veux-tu dire exactement ?
- L’accident l’a beaucoup affectée, enfin je dirais que depuis cela… ce n’est plus la même personne. Lorsqu’elle enseignait, toujours la septième année, la classe des plus vieux élèves de l’école, ceux en partance pour le secondaire, tout le monde, les parents comme ses consœurs, notre école n’a jamais eu de professeur masculin, les dirigeants de la commission scolaire et même monsieur le curé, tous étaient unanimes à dire que c’était la meilleure. J’ajoute aussi que sa beauté qui n’a plus rien à voir avec maintenant, sa beauté faisait tourner les têtes des jeunes hommes du village. Puis, vers la fin de l’été, c’était en 1967, elle revenait d’une journée à l’Expo’67 de Montréal, cet accident, un accident bête, à quelques milles du village. Madame Saint-Gelais passait pour être une jeune fille moderne, d'ailleurs elle seule possédait une voiture dans le canton. Je reviens à l'accident qui s’est passé la nuit, eh bien on ne l’a retrouvée que le lendemain, en piteux état. Son frère a fait la macabre découverte. Sa voiture complètement démolie et madame Saint-Gelais, ensanglantée, défigurée, inerte, reposant dans le fossé, l’arbre qu’elle avait frappé de front à demi écrasé sur le capot de la voiture.
- Quelle horreur !
- La nouvelle s’est rapidement répandue dans le village une fois les secours arrivés avec leur bruit de sirène, celle des policiers puis celle de l’ambulance. Le médecin a réussi, certains ont dit que c’est presque un miracle, à la maintenir en vie. On l’a transportée à Montréal, dans un hôpital où elle est demeurée plusieurs mois.
- Tu me fais penser, Henriette, je ne connais pas son prénom.
- Germaine. Germaine Saint-Gelais. Lorsqu’elle est revenue au village, puis à l’école, tous nous l’appelions maintenant madame Saint-Gelais, peut-être parce que beaucoup vieillie et qu'elle se déplaçait en fauteuil roulant. Vraiment on ne la reconnaissait plus. À son retour à l'école, la directrice de l'époque l'a affectée à la bibliothèque et c'est à ce moment-là que la guerre a commencé... 
 
Abigaelle crut bon ne pas insister. C’est monsieur Gérard qui cassa le silence, revenant de son inspection dans la cave de la maison. » Tout me semble parfait, mais je ne réussis pas à chasser l'odeur bizarre qui est toujours là. Sans doute l’eau qui stagne depuis des années. En tout cas, mademoiselle l’institutrice, si vous n’y voyez pas d’objection, je reviendrai avant les neiges. On y va Henriette ?
 
- Merci pour le souper Abigaelle. On se revoit à l’école.
- C’est moi qui vous remercie, le sofa… enfin le canapé, va devenir mon meuble préféré, j’en suis certaine.







Si Nathan avait su (33)

  Félix LECLERC - Jésa… Jésa… - Oui Benjamin, que se passe-t-il ? Tu me sembles pas mal excité ?   Ayant couru du bus scolaire jusqu’à la ma...