mardi 1 juillet 2025

Si Nathan avait su (39)

 


L’hiver s’installera officiellement dans quelques jours, autour du 21 décembre. Pourtant, déjà, les champs débordent de neige, les branches des arbres, sans plier, en auront reçu plein la gueule hier et, un peu pour se faire pardonner, le vent fait une pause ce matin, laissant  au soleil le bonheur de recevoir tous les commentaires flatteurs.

L’employé municipal, levé tôt pour vérifier si son travail de la veille nécessitait une retouche, remarqua qu’un véhicule avait patiné à l’entrée du village, en provenance du rang menant chez Daniel et Jésabelle. Redoutant qu'une perte de contrôle en fut la cause, il examine tout autour, ne remarque rien de particulier, seulement un léger affaissement d’un congère qui dut certainement servir de rempart au malheureux conducteur. Comme il avait passé une bonne partie de sa journée à déblayer la rue Principale, l’employé, en direction de la résidence de Monsieur le maire, s’attend à ce qu’il reçoive son congé afin de reprendre les heures supplémentaires travaillées, sachant fort bien que le magistrat préfère le payer en remise de temps plutôt qu’en argent. « Tu vérifies si tout est correct à l’église, puis on se revoit demain» lui dit le maire un peu surpris par les propos de son employé qui racontait la glissade d’un véhicule probablement survenue après le souper, pas trop tard dans la soirée, mais après ses heures de travail, c'est certain. « Je me doute que…» continue Nicéphore Cloutier, l’oncle de Daniel «… ça serait la camionnette bleue.» Monsieur le maire le réprimande sévèrement précisant qu’on ne peut accuser quelqu’un sans preuve justificative. «Ouain… en tout cas, c’est ce que je pense...» ajouta-t-il avant de quitter les lieux pour se rendre à l’église, ne comprenant pas tout à fait la raison de poursuivre son travail à cet endroit du moment que la paroisse venait d’être informée qu’aucune activité n’y était prévue d’ici la nomination du prochain curé, quelque part vers la fin du mois de janvier.
 
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Pour une rare fois, Jésabelle surveillait par la fenêtre de la cuisine l’arrivée du bus scolaire devant conduire Benjamin à l’école. Le jour, plus lumineux que jamais, s’annonce important pour son fils qui monte fièrement dans le grand véhicule jaune, salue poliment le chauffeur qui semble un peu embarrassé d'avoir manqué à sa responsabilité, laissant à eux-mêmes deux enfants dans la cour d’école. «Vous êtes bien revenus à la maison, hier ?   Ce à quoi Benjamin dans un sourire aussi radieux que le jour répondit « Mademoiselle Abigaelle est venue nous reconduire. Elle est même restée à souper à la maison.» Cela sembla soulager la conscience de Monsieur Clotaire laissant flotter devant lui une traînée blanche que la fumée de sa pipe dégageait.
 
Les pistes tracées par les pneus des véhicules de Daniel et Abigaelle ne se sont pas élargies, mais elles permettent tout de même au bus de se déplacer dans les deux rangs que depuis toujours Monsieur Clotaire déteste au plus haut point. Certains disent qu’il aurait menacé de démissionner si on ne trouvait pas un autre moyen pour transporter ces deux enfants - dire que c’est seulement depuis quatre mois que ce trajet lui est imposé - mais comme plusieurs hommes à la retraite se sont dits prêts à prendre la relève, il se soumet à cette réalité.
 
Benjamin, assis sur le bout de son siège, appréhende la route craignant que le chauffeur refuse d’emprunter le rang menant à la maison de Chelle. C’est lent, très lent, mais on s’approche. Au loin, il voit à l’entrée de son abri le parka bleu de son amie. Il ne peut retenir un soupir de soulagement qu’interpète Monsieur Clotaire comme un reproche lui étant adressé. « Elle est là ta petite amie. »
 
Chelle monte, se dirige vers le même siège qu’elle et Benjamin partagent tous les jours, s’assoit et déclare de manière presque solennelle « Je préfère la mini-van de Mademoiselle Abigaelle que ce bus qui sent le tabac à pipe. Au moins mon père, quand il roule ses cigarettes, il le fait dehors, même en hiver.»
 
Les deux enfants se regardent comme s'ils revenaient d'un voyage interminable. Dans la figure de Chelle une pointe de jalousie se dessine lorsque son ami lui annonce que leur éducatrice est demeurée à la maison pour souper. « Chanceux ! Est-ce que tu leur as raconté mon histoire ? »   Benjamin, petit sourire narquois aux lèvres, lui dit qu’il n’a pu raconter que la partie qu’il connaissait. «Comme ça Mademoiselle Abigaelle est au courant. »
 
Avec toute la candeur d’une enfant de cinq ans, Chelle poursuit le récit de ce qu’on pourrait appeler «la confession de Don».
 
- Ce qui embarrassait mon père c’était cette flèche plantée à la cuisse de l’ours puis sur celle du coyote. Il se posait une question : pourquoi a-t-elle disparue puis réapparue ? J’ai compris que pour lui il n’y avait pas deux mais une seule flèche, la même ayant blessé et fait mourir l’ours puis le coyote. Les deux blessures mortelles portées à la cuisse. Lorsqu’il est allé dans notre petit bois après que maman lui ait annoncé ce que nous avions découvert à cause de l’énervement de Ojibwée, il m’a dit avoir enterré le coyote tout juste à côté de mon grand-père l’ancêtre et être revenu avec la flèche dans sa main. Maman l’attendait à la porte de la maison, grand-maman demeurait toujours dans sa chambre. Je me souviens qu'une odeur d’encens passait à travers la porte. Pas très agréable à sentir. Papa est rentré, a déposé la flèche maudite sur la table de cuisine et a demandé à ma mère si elle la reconnaissait. Moi, à ce moment-là, j’étais dans ma chambre à l’étage. On m’avait demandé de ne pas bouger, d’attendre l’heure du souper pour descendre. J’ai mal entendu maman parler, mais papa me l’a dit quand nous étions assis sur les marches de l’escalier et qu’il mettait fin à son pesant silence. Elle a dit que la flèche est ojibwée. Sa famille qui demeure en Ontario en a beaucoup des pareilles. Papa a répondu que pour le moment, cette affaire de coyote ne devait pas être ébruitée, que maman devait m’informer de ce qu’il a appelé un «ordre». Donc, la flèche est à la maison, cachée je ne sais pas où et qu’on ne doit jamais dire un mot à son sujet. Je ne sais pas si mon papa a aussi prévenu grand-mère, mais chose certaine, je ne la vois presque plus, mais je sens encore son encens qui pue.
 
Alors que le bus ralentit pour entrer dans la cour d’école, que déjà tous les élèves sont en rang devant leurs professeurs et qu’un silence règne partout, Chelle et Benjamin descendent, remerciant Monsieur Clotaire qui ne sait trop si cela est une boutade ou une politesse. « Soyez sans crainte je serai là en fin d’après-midi.»
 
Madame Saint-Gelais, immobile dans l’encadrement de la porte d’entrée de l’école, une cloche en main, examine son troupeau, cherchant à y découvrir des absents, lorsqu’elle aperçoit, enfin, les deux retardataires. Elle annonce de manière pompeuse et combien autoritaire : « Avec la neige qui est maintenant arrivée dans la cour, je vous rappelle l’interdiction formelle de lancer des balles. Souvenez-vous, il y a trois ans, lorsqu’un élève ayant caché un caillou à l’intérieur d’une balle de neige l’avait lancée vers un groupe qui ne s’y attendait pas et atteint la petite Josiane. Elle doit porter depuis ce temps-là un cache-oeil. Il n’est pas question qu’une telle situation se produise à nouveau. On va entrer maintenant.»
 
Par ordre de grandeur... par la qualité du silence dans les rangs... par la distance tenue entre chacun des élèves... par une série de critères dont seule disposait la directrice de l’école, Madame Saint-Gelais nommait un groupe puis un autre les autorisant ainsi à entrer, tête baissée comme s'ils saluaient un général des armées de terre, de l'air et de mer. 

La classe maternelle… en dernier lieu, bien entendu.


Si Nathan avait su (39)

  L’hiver s’installera officiellement dans quelques jours, autour du 21 décembre. Pourtant, déjà, les champs débordent de neige, les branche...